Le 17 mars dernier, la quatrième séance du séminaire Capitalisme : vers un nouveau paradigme ? organisé par la fondation Gabriel Péri avec le concours d’Économie&Politique avait pour thème : « Capitalisme et nouvelles technologies : quelles transformations, quelles alternatives ? ». Animé par Stéphanie Gwizdak, membre du conseil d’administration de la fondation Gabriel-Péri, il a été l’occasion tout à fait privilégiée d’une rencontre entre Robert Boyer, directeur d’études à l’EHESS et l’un des principaux inspirateurs de l’« école parisienne de la régulation salariale », et Frédéric Boccara, chercheur associé au CEPN, membre du comité exécutif national du PCF, développant l’analyse marxiste fondée par P. Boccara de la « régulation systémique par le taux de profit et les crises ».
L’intégralité de la conférence peut être visualisée sur le site de la Fondation Gabriel Péri : Capitalisme et nouvelles technologies: quelles transformations, quelles alternatives? ~ Fondation Gabriel Péri (gabrielperi.fr)
Nous publions ci-dessous un résumé de leurs exposés introductifs, puis la transcription d’une sélection des échanges qui ont suivi à propos de trois des nombreux sujets soulevés par ces exposés et par les réactions du public.
Robert Boyer : pour une analyse évolutionniste du capitalisme de plates-formes
Robert Boyer a d’abord exposé les conclusions de ses travaux sur le capitalisme de plateforme en indiquant qu’il conteste le déterminisme technologique qui inspire souvent l’explication, par les historiens de l’économie, des transformations du capitalisme.
On se trompe en croyant que les systèmes technologiques arrivent tout armés. Un système technologique, c’est tout un système d’ajustements : une nouvelle géographie, de nouveaux rapports de travail, des formations, un système fiscal, des droits de propriété intellectuelle, des infrastructures… Tout cela suppose une synchronisation. Or il n’y a pas de main invisible qui ajuste tous ces éléments. Le capitalisme de plateforme tire son origine des innovations de la Silicon Valley. Mais que se passe-t-il dans le reste de la société américaine, au-delà de la Californie où sont concentrées les industries de la défense et les firmes de la haute technologie ? Le « passage du micro au macro » est un problème très difficile. Enfin, il est très contestable qu’une technologie, conçue comme venue d’ailleurs, imposerait une solution unique, en l’occurrence soit d’adopter toutes les normes de la Silicon Valley, soit d’être à l’écart du redéploiement du capital.
Robert Boyer préfère une conception différente, évolutionniste. Par exemple, Google, Facebook, Wikipedia et Apple diffèrent nettement les uns les autres par le type d’algorithme qu’ils mettent en œuvre, par leur façon d’en extraire du profit, par le type d’activité sur lequel ils ont fondé leur succès et par la nature de l’avantage compétitif qu’ils en ont tiré. C’est par une suite d’essais et d’erreurs que ces entités, engagées dans une lutte concurrentielle et non dans une coopération, ont fini par faire système. Ainsi par exemple Google, un outsider à l’origine, a-t-il supplanté Yahoo qui, dans les premières années du Web, semblait posséder tous les atouts pour y conquérir la suprématie. Une étape importante est celle où deux de ces entités différentes finissent par former un écosystème, comme cela a été le cas entre deux acteurs en apparence aussi antagonistes que Wikipedia et Google. Il a fallu toute une période de tâtonnement pour qu’ils tirent les conséquences de leur complémentarité, dans un alliance où Google apporte des financements à Wikipedia et joue un rôle dominant avec son objectif de rentabilité.
Depuis les années 1980, les différents modèle qui ont prétendu organiser le capitalisme ont échoué à généraliser un nouveau paradigme. Ce fut le sort, successivement, du modèle de « japonisation du monde » par la production de masse diversifiée, du modèle états-unien des nouvelles technologies de l’information et de la communication, puis de celui de la « nouvelle économie », du modèle anglo-saxon de l’innovation financière – très lié au capitalisme de plateforme – et enfin du modèle allemand ou japonais d’innovation et d’exportation qui exploite l’expansion du commerce international. À son tour, le capitalisme de plateforme n’a absolument pas la garantie de mieux réussir.
Robert Boyer a conclu en insistant sur la diversité du futur. Les avenirs possibles ne se laissent pas décrire par une victoire du marché sur l’État, ou par l’inverse. Il y a un troisième pôle, la société civile, en charge des communs.
Ainsi, en présence du capitalisme de plateformes, trois configurations peuvent être envisagées. La première est une marchandisation du monde sur le modèle de Facebook qui transforme les relations entre individus en une source de profits. La deuxième est le système chinois, qui utilise les technologies informationnelles pour exercer un contrôle « panoptique » de la population, mais aussi de la dynamique économique de l’accumulation, jusqu’à la récente mise au pas de l’équivalant des GAFAM dès lors qu’ils semblaient menacer le contrôle du Parti communiste chinois sur la société. Dans la troisième, que l’on peut qualifier de « République des communs », c’est l’Europe qui s’est montrée la plus avancée en déclarant que l’information générée dans le capitalisme de plateformes – comme les données relatives à la lutte contre la COVID – devait être un bien public mondial ; mais ce modèle est en train de souffrir de la faiblesse de l’Europe comme on le voit encore depuis l’invasion de l’Ukraine.
Frédéric Boccara : révolution technologique et nécessité d’une transformation profonde du système
Frédéric Boccara s’est félicité d’avoir un échange sur les technologies car c’est une dimension très profondément déterminante, longtemps négligée par l’école de la régulation salariale alors que les technologies sont au cœur de l’analyse de Marx parce qu’elles sont déterminantes pour la production. Il s’agit de les analyser en lien avec les entreprises et leurs critères de gestion, mais aussi avec les institutions, chose déjà mise en lumière dans le mouvement des sociétés par un historien du moyen-âge comme Marc Bloch dans la transition de l’esclavage au servage. Il n’y a pas, bien sûr, de prédéterminisme mécanique, ni de relation unilatérale. Oui, les choses sont ouvertes, mais relativement. Il existe « des » déterminismes qui permettent d’éclairer les conditions des recherches d’issues à la crise, voire les besoins de ces issues. Dans ce sens, il est nécessaire débattre avec nos différences, pour avancer, identifier les convergences, le travail qui reste à faire, la créativité pour une gauche à la hauteur des défis du monde nouveau qui cherche à se faire jour sous nos yeux comme des énormes risques de domination et de régression sociale. Je vois un défi de créativité institutionnelle et de créativité sur les critères d’efficacité et de gestion, au cœur de la régulation économique, avec son régulateur (le taux de profit), ses règles et ses réglages. Ces deux défis de créativité sont ouverts à la créativité des luttes en dialogue indispensable avec les idées. C’est pourquoi un dialogue sur les idées est précieux.
La révolution technologique informationnelle en cours recèle une nouveauté très profonde. À la différence de la révolution industrielle, qui remplace la main de l’homme maniant l’outil par la machine-outil, elle remplace des capacités informationnelles du cerveau par des machines. L’information peut ainsi être séparée des êtres humains et incorporée dans les machines. Elle est ainsi séparée des êtres humains d’une façon anthropologiquement nouvelle, car elle est en quelque sorte active dans les machines (pensons par exemple, comme information, à la formule chimique pour fabriquer un médicament et aux programmes informatiques qui l’incorporent). Il y a là un potentiel de remise en cause du capitalisme. En effet, l’information, par nature, se partage, contrairement aux objets matériels. En outre, le partage est efficace parce qu’il développe l’information. De plus, les dépenses pour les êtres humains (salaires, formation, emploi, services publics), sont décisives parce qu’ils sont créateurs d’informations. Cette priorité s’oppose à la priorité, héritée du capitalisme, en faveur des dépenses pour le capital financier ou matériel (les machines, les équipements). Enfin, il y a une logique de coûts profondément nouvelle, même si elle est récupérée par le capital. Il y a un coût nécessaire (recherche, développement, R&D) pour créer l’information ; mais une fois l’information créée, le coût de son usage tend vers zéro, surtout dans une multinationale où on peut le partager comme un coût fixe entre un ensemble de filiales. C’est le moteur du développement d’un nouveau type de multinationales, bien au-delà des GAFA. Dans la multinationale, ces éléments sont facteurs d’une certaine efficacité mais au prix d’une énorme enflure financière (fusions, acquisitions au prix fort) qui pèse contre les dépenses pour les êtres humains, dont la R&D ou la formation, donc contre la capacité à créer d’autres informations, contre les services publics, contre les territoires, jusqu’à des impérialismes et à des guerres.
On pourrait voir dans ces nouvelles caractéristiques la porte de sortie de la crise pour le capitalisme ; en réalité, cette crise est bien là. Car, comme on vient de l’illustrer, ces « partages monopolistes » sont au service de la rentabilité financière et de l’accumulation du capital. Cela développe des cercles vicieux comme celui qu’on vient d’esquisser entre gains d’efficacité par l’appropriation et enflure financière accrue. Ils amplifient la crise et l’allongent.
De fait, depuis le début des années 1970, la crise n’en finit pas de se prolonger comme semblent l’indiquer les évolutions du taux de profit et de l’efficacité du capital en France comme aux États-Unis. Le potentiel de la nouveauté est distordu, perverti par son pilotage au service du profit et de l’accumulation du capital.
Autre aperçu statistique, les transferts mondiaux de profits des multinationales dans l’ensemble du monde s’envolent depuis le début des années 1970. Les multinationales dont les maisons-mères sont situées dans quelques pays capitalistes développés prélèvent des richesses sur tous les autres pays, y compris sur la Chine. Cela esquisse une carte de l’impérialisme et des oligopoles mondiaux qui, au-delà des GAFAM, allient monopole sur les savoirs et domination sur les transferts financiers, les richesses et leur utilisation.
Face à cette appropriation des biens communs, des savoirs et informations jusqu’aux les matières et à l’énergie, en passant par la monnaie et le monopole du dollar il faut poser une perspective de transformation suffisamment profonde du système, pas à pas, à partir de l’existant. Pour qu’elle soit suffisamment radicale, elle doit avoir une certaine cohérence, symbolisée par le triangle objectifs sociaux – pouvoirs et institutions – moyens financiers.
En 2008-2009, et encore aujourd’hui, le système a répondu à la crise par davantage d’intervention publique, mais pour le capital et les profits. Durant la pandémie, il a en outre cherché à préserver les compétences et à épargner l’emploi, en lien avec la pression sociale et avec les exigences de la révolution informationnelle donnant un rôle de plus en plus décisif aux capacités humaines. Mais il l’a fait secondairement et de façon limitée. Le problème posé est celui de la logique de l’intervention publique : pour le capital ou pour l’emploi et les capacités humaines ?
Le potentiel de gain radical de coûts et d’efficacité se heurte à l’énorme montée des coûts du capital et à sa domination sur tous les aspects de la vie.
Pour sortir de ces cercles vicieux qui se creusent, la question d’une nouvelle sélectivité de la création monétaire est posée, pour les services publics et les biens communs, les capacités humaines et le partage. Deuxièmement, l’emploi pose un enjeu de dépassement du marché du travail. Au lieu de réduire le travailleur à une simple force de travail traitée comme une marchandise, il faut donner son plein développement à la personne humaine, non seulement pour des raisons très profondes d’éthique mais aussi pour répondre à des nécessités d’efficacité posée nouvellement. D’où la notion de sécurité d’emploi et de formation, qui n’est pas, comme la flexisécurité, une façon d’encadrer le marché du travail dans le couple État-marché, mais la recherche d’autres buts : de sécurité et de développement humain. Troisièmement, il faut d’autres règles pour la mondialisation et sur les multinationales: a) des pouvoirs des travailleurs sur les gestions des entreprises et sur les transferts financiers des multinationales, b) dépasser les règles de droits de propriété intellectuelle, pour des règles de partage de l’usage et du développement des connaissances, c) de nouveaux traités ayant pour but, non plus le maximum d’investissement international et de commerce extérieur mais le développement des biens communs (santé, environnement…) et de l’emploi avec comme moyen la maîtrise des investissements et du commerce, et les coopérations.
C’est très ambitieux mais il faut réfléchir à une cohérence alternative, pour du « pas à pas » qui arrive à transformer les choses profondément pour répondre vraiment aux besoins humains, sociaux et écologiques. En particulier, il s’agit de faire donner à la révolution informationnelle son plein potentiel d’efficacité économique et son potentiel émancipateur.
Au cours de la discussion qui a suivi, de nombreux sujets ont été abordés en réponse aux questions et observations du public : sur la politique industrielle, sur les différences entre l’approche « évolutionniste » de Robert Boyer et celle de Schumpeter, sur le cas chinois… l’intégralité de la séance peut être suivie sur Youtube à l’adresse https://www.youtube.com/watch?v=MjhmvHiE7C8 . On trouvera ci-dessous la transcription de trois moments de ces échanges.
Pouvoir économique
Robert Boyer
Quel est le lieu essentiel du pouvoir ? C’est bien l’entreprise. Avec mon ami Michel Freyssenet hélas ! disparu, nous avons développé le concept de gouvernement d’entreprise. C’est vrai que les salariés devraient avoir un droit de regard. Si on précarise le pouvoir des salariés dans l’entreprise, c’est à l’État de compenser – mais toujours imparfaitement – les dégâts du fait que les salariés n’ont pas le pouvoir dans l’entreprise. Dans les grandes entreprises allemandes, les salariés ont eu jusqu’à présent voix au chapitre ; certes, la voix du capital reste prépondérante dans la cogestion mais cela a changé pas mal de choses dans l’anticipation des révolutions technologiques. Je m’attends donc à ce que la conversion de l’industrie allemande à l’électrique se passe un peu mieux que dans le cas de la France. Ce serait déjà pas mal si nous arrivions à acclimater le modèle allemand et le modèle danois en France. L’obstacle c’est que les relations de pouvoir et les conceptions du patronat sont loin de le permettre.
Frédéric Boccara
Droit de regard des salariés oui, mais surtout droits de décision, outillés avec des moyens alternatifs aux marchés financiers. Je pense que la question des banques est une nouvelle frontière à explorer pour les économistes, en lien avec les institutions : des crédits bancaires au service des salariés et de leurs propositions alternatives.
Robert Boyer
Sur la société civile, on pourrait imaginer que l’État, c’est l’appareil d’État, et deuxièmement le gouvernement. L’État a les moyens et les capacités d’intervention, et la société civile c’est la capacité des citoyens à faire pression sur l’État ou à s’organiser. Là, je suis très frappé des travaux, certes limités, sur les communs, qui ont montré que dans la gestion d’une ressource naturelle, par exemple en concurrence entre des pêcheurs et des fermiers, la délibération des acteurs était capable de trouver une bien meilleure solution.
Sous le blocage des formes publiques d’intervention, il y a beaucoup d’innovations locales. Une floraison d’associations et d’initiatives locales, de citoyens, de producteurs qui s’associent pour changer l’organisation économique et sociale.
Frédéric Boccara
Derrière les communs, il y a les ressources à disposition, et ce qu’on en fait, les productions : la question des entreprises est une question de société majeure. Pour donner une image, sur l’écologie, le patronat a réussi à détourner la colère des jeunes contre les gouvernements et à s’exonérer sur le mode de « c’est pas nous, patrons, les responsables, ce sont les gouvernements ». Même s’il y a beaucoup à dire l’action des gouvernements sur les entreprises. Belle opération !
Il y a besoin de prendre en tenaille les entreprises, du dedans par leurs travailleurs et du dehors par la société civile. Il y en a d’autant plus besoin qu’avec les gains de productivité, les plates-formes, etc., le dedans, ce sont des gens moins nombreux mais qui sont décisifs, et la société civile plus nombreuse a une légitimité considérable.
Mais il faut un dedans et un dehors outillés, avec des informations et des « ressources », au sens sociologique. Ce n’est pas un dialogue avec l’État qui est nécessaire ; l’État pourrait appuyer les intervenants dans leur dialogue avec les entreprises, au lieu que l’État appuie les entreprises comme dans le capitalisme monopoliste d’État (ou, version progressiste, que l’Etat corrige ce que font les entreprises). Les intervenants doivent être outillés en information, avec un rôle possible considérable de l’État et des services publics, et munis de moyens financiers. Avec des institutions.
Je plaide pour des conférences permanentes pour l’emploi et la formation et la transformation productive écologique, nouvelles institutions qui réuniraient les travailleurs et leurs représentants, ceux des habitants mais aussi le patronat des entreprises, le patronat bancaire, et les services publics en appui. Il s’agit de systématiser ce qui cherche à se mettre en place par les luttes lorsqu’il y a une difficulté dans un bassin d’emploi. Dans ces conférences planificatrices et autogestionnaires, on ferait quatre choses : évaluer les besoins d’emploi, de formation et de productions nouvelles pour répondre aux besoins sociaux et écologiques, dans une forme de planification ascendante, prendre des engagements de productions et d’emplois, définir les financements à apporter, des financements qui ne chercheraient pas la rentabilité financière, avec des fonds publics en levier sur les banques avec un pôle public bancaire, un peu comme faisait autrefois le FDES ― mais, là, avec de tout autres critères ― et exercer un suivi des résultats dans le temps. Quand on est dans une relation bancaire et de crédit, ce n’est pas comme sur le marché financier où, une fois qu’une entreprise a reçu l’argent, elle en fait ce qu’elle veut sans contrôle ; avec des crédits bonifiés soumis à un engagement de création d’emploi, on peut vérifier si les emplois ont été créés et, suivant le résultat, renforcer la bonification ou bien la réduire…
Sur les communs, j’aime parler de biens qui devraient être communs et qui ne le sont pas nécessairement : c’est un enjeu de bataille et de transformation. Il faut leur donner un objectif, à ces ressources ou à ces biens. C’est toujours le triangle objectifs – moyens financiers – pouvoirs. Les matières premières, l’énergie, l’alimentation doivent être des biens communs. C’est aussi le cas de la monnaie, et la question du dollar qui approprie les autres biens communs est une grosse question, avec la question de monnaie commune mondiale alternative au dollar
Transformations du travail dans l’économie de plates-formes
Robert Boyer
Ma spécialité, c’est le rapport salarial. Je trouve que la première phase de l’économie de plates-formes a été dramatique parce qu’elle a sérialisé, atomisé et détruit les barrières temporelles du travail. Les services du travail ont été déconnectés du travail. Un travail n’est plus l’objet d’un contrat pour une certaine durée entre un salarié et un employeur, ce n’est jamais qu’une tâche. On en revient à une forme de tâcheronnage moderne, dans une atomisation totale de l’individu face au donneur d’ordres. Les luttes contre l’ubérisation montrent qu’à terme, pourvu que les individus puissent communiquer entre eux – et par chance c’est le cas des chauffeurs de taxis – alors apparaît la nécessité d’une organisation. C’est l’argument polanyien : la société civile réagit et demande la codification du travail.
Dans un vieux papier écrit avec Jean-Louis Beffa, nous avions cité les deux grandes tendances contemporaines : les hautes qualifications ont un pouvoir de monopole tel qu’ils peuvent se déplacer d’une entreprise à l’autre, et ils quittent quasiment le rapport salarial en négociant leur salaire terme à terme. Pour les autres, comme ceux qui, avec un doctorat d’économie, commencent leur carrière en étant serveurs chez McDonald, on a au contraire une flexibilisation énorme des services de travail. Donc, l’aspect spontanément inégalitaire est très fort. Seules les sociétés où la formation initiale est très démocratique et la fiscalité très forte, comme les pays scandinaves, ont pu lutter contre cette dynamique. Le rapport salarial est la grande variable d’ajustement. Aux États-Unis, les ménages faisant partie des 10 % les moins riches ont, non seulement une stagnation mais une légère régression au cours du temps, c’est un effet de segmentation.
Ces salariés sont ceux qui votent le moins, et ceux qui sont les plus exposés à la Covid. La Covid a révélé, aux États-Unis, des inégalités extraordinaires dans l’espérance de vie des minorités. L’explosion des inégalités est, heureusement, beaucoup plus limitée dans le cas de la France. Ce n’est pas parfait mais on a encore des filets de sécurité.
Dernier point, les techniciens moyens qui « remplissaient les formulaires », qui étaient en quelque sorte intermédiaires entre la haute direction et le public, les couches moyennes intermédiaires, sont complètement squeezés, et c’est ce qui contribue à expliquer la montée du populisme puisque ces catégories sont progressivement exclues de la dynamique du travail. La solution ne peut être qu’une pression pour qu’on retrouve l’application du droit du travail. Toute subordination salariale doit valoir contrat de travail, c’est le gros avantage du droit du travail européen.
Frédéric Boccara
On sent bien qu’il y a une transformation du travail voulue par le patronat et qui utilise la pandémie pour avancer. On sent qu’il y a un risque de baisse d’efficacité considérable d’un côté et de durcissement du travail de l’autre, avec des fractures considérables entre les catégories, par exemple entre ceux qui peuvent télétravailler et ceux qui ne le peuvent pas.
L’idée d’une sécurité d’emploi ou de formation comme perspective, mais qui inclut des contrats, des moyens juridiques, etc., est très importante. Le but serait, non pas le chômage ou l’emploi avec la précarité – le « plein-emploi » keynésien qui correspond à 7 % de chômage en France – mais un fonctionnement où chacun aurait droit, soit à un emploi, soit à une formation débouchant sur un meilleur emploi et avec une rémunération sécurisante. C’est une régulation non plus par le chômage mais par la formation, avec deux conséquences : on évite les destructions liées au chômage, et ça permet une efficacité nouvelle ; la formation prendrait le relais de ce qu’était l’investissement autrefois. Elle pourrait tirer la demande, demande de formateurs, demande de service public.
Pour donner une image, Michel Volle montre que dans la transformation des entreprises la hotline est conçue comme étant à la périphérie, alors qu’au contraire ces gens qui sont en relation avec les utilisateurs devraient être au cœur de la conception. De même, la nécessité de reconnaître, en termes de rémunérations et de carrières, les « contributeurs » au même titre que les « animateurs » et les chefs. Il faut raisonner autrement, et cette sécurité le permet. On peut le faire pas à pas, et cela peut donner l’impression que cela ressemble à la flexisécurité mais en réalité c’est tout le contraire.
Robert Boyer
J’ai beaucoup étudié le Danemark, je connais bien le pays. Ce n’est pas un pays de gauche, marxiste mais c’est un pays extrêmement pragmatique. Le pragmatisme se traduit par deux choses : les études sont entièrement gratuites, la crèche est gratuite, les étudiants ont droit à une année sabbatique pour parcourir le monde, et la formation débouche sur des métiers effectifs. Et je m’adresse à Frédéric : qu’ajouter de plus ? Mais les relations de travail sont tellement asymétriques en France que le patronat s’y oppose. Quand bien même nous n’aurions qu’une décalcomanie de la flexisécurité danoise, je peux vous assurer que les salariés en seraient bien heureux.
Frédéric Boccara
Au Danemark, en Allemagne, la situation a beaucoup changé et leur flexisécurité est en crise et la pauvreté y atteint des niveaux similaires aux nôtres. Mais je parlais de la flexisécurité telle que la préconise la Commission européenne, c’est-à-dire beaucoup de flexibilité et quelques miettes de sécurité. Cela peut ressembler à notre proposition mais une question qui reste souvent trop implicite est celle du volume d’emplois à créer.
Quelle perspective ?
Frédéric Boccara
Il y a un problème de conception de la révolution technologique informationnelle, dont l’intelligence artificielle est un élément. Si on la conçoit pour baisser le coût du travail, remplacer les femmes et les hommes pour les rejeter dans le chômage, on finit par avoir les folies d’une domination par les algorithmes. Si au contraire – comme des mouvements cherchent à le faire, autour des communs, chez les travailleurs de l’informationnel… – on les conçoit pour appuyer la capacité de diagnostic humaine, pour compléter les êtres humains, c’est tout autre chose.
On est en présence d’une révolution technologique, comment la prendre ? Quel sens lui donner ? Elle peut avoir des effets terribles. En langage « marxiste », on a une transformation (qui ne fait que commencer à mon avis) des forces productives, qui sont à la fois naturelles et sociales, sans avoir une transformation des rapports sociaux de production, de distribution, d’échange et de répartition. D’où un conflit terrible. C’est cette transformation qu’il nous faut faire accoucher avec le moins de souffrances possible. J’essaye de dépasser les deux discours, le discours apologétique, hyper-schumpeterien, macronien, celui d’un Philippe Aghion : « faisons, et tout ira bien sans qu’il soit besoin d’orienter la technologie ». Mais aussi le discours symétrique d’un Cédric Durand par exemple : rien n’a changé, c’est toujours l’abomination du capitalisme. Bien sûr, c’est le capitalisme, mais pousse depuis l’intérieur du radicalement nouveau. Rappelons-nous comment, par exemple, ce sont des membres de la noblesse qui ont développé les manufactures au début de la révolution informationnelle, sans voir le potentiel révolutionnaire qui y était contenu. Mais pour cela, il faut s’affronter au capital, à sa logique, à ses pouvoirs, pas seulement la limiter ou l’encadre. Et ceci, avec une logique nouvelle, des pouvoirs, moyens et institutions nouveaux.
Robert Boyer
Pour moi, le modèle du XXIe siècle, ce sera le modèle « anthropogénétique », fondé exactement sur ce que Frédéric a dit : l’éducation, la santé, la culture. Aux États-Unis, le secteur le plus moteur, n’est pas l’automobile, ni la Silicon Valley, ni l’armement, c’est le secteur culture – éducation – santé, qui représente 18 % du PIB. À l’inverse, les conditions du non-développement, telles qu’on les voit par exemple en Amérique Latine, c’est qu’on n’a pas investi dans l’éducation, que les inégalités salariales sont monumentales, que le système de santé est dans un état désastreux.
Le capitalisme de plates-formes voudrait s’emparer de ce modèle. Les GAFAM ont tellement de moyens qu’ils veulent investir aussi dans la santé. Leur velléité est de devenir hégémoniques mais je crois qu’ils n’y parviendront pas.
Ce modèle « anthropogénétique » a deux version, la version américaine où la santé est privée et où les inégalités d’espérance de vie entre les communautés sont énormes, et le modèle européen, plus égalitaire.
Les travaux du sociologue Richard Wilkinson ont montré que le principal déterminant d’une bonne santé et d’un bien-être est de vivre dans une société égalitaire. Mais comme on n’a pas conceptualisé ce modèle, on ne le voit pas venir.