Bruno Odent
La première économie de la zone euro, percutée par la flambée des prix de l’énergie mais aussi par un asséchement des débouchés de son industrie exportatrice, entre dans une forte zone de turbulence et sera confrontée à une croissance qui sera au moins légèrement négative en 2023 comme l’anticipe désormais le gouvernement allemand lui-même.
L’Allemagne sera en récession en 2023 et pourrait afficher une croissance négative dès ce dernier trimestre 2022. Les analyses de tous les grands instituts de conjoncture allemands vont dans ce sens. L’Ifo de Munich réputé le plus proche du patronat a révisé précipitamment mi-septembre à la baisse de 4 points sa prévision de croissance pour anticiper désormais une légère chute de la production de 0,3 % du PIB en 2023. Le gouvernement allemand a confirmé la tendance dans ses prévisions rendues publiques le 12 octobre 2022 en indiquant qu’il attendait une récession de 0,4 % l’an prochain. Et les anticipations du FMI vont dans le même sens.
Pour la conjoncture allemande, les mauvaises nouvelles s’accumulent sur tous les fronts à l’entrée de l’hiver. La crise énergétique ne cesse de s’amplifier. Comme dans le scénario d’un film de James Bond, un agent d’un service secret, aussi professionnel que mal intentionné, a fait voler en éclat en même temps que les gazoducs Nord Stream tout espoir de récupérer via les tuyaux baltiques le moindre mètre cube de ce gaz naturel russe dont dépendaient encore, il y a un an, 55 % des approvisionnements allemands.
La première puissance économique de la zone euro connaît une phase de décélération accélérée qui préfigure vraisemblablement un accès de faiblesse analogue pour toute l’Europe.
L’Allemagne, particulièrement vulnérable à la crise énergétique
La crise énergétique, qui touche plus particulièrement Berlin, y est naturellement pour beaucoup. Elle s’additionne néanmoins, on va le voir, à d’autres facteurs de dégradation plus préoccupants puisqu’ils ont commencé à toucher à la substance même du modèle industriel allemand.
Le gaz naturel russe bon marché faisant presque totalement défaut, il a fallu à Berlin lui trouver le plus vite possible de très coûteux substituts. L’installation à grands frais de cinq terminaux méthaniers va permettre d’importer du gaz naturel liquéfié (GNL) venu des États-Unis ou des monarchies du golfe. Pour le plus grand profit des exploitants de gaz de schiste états-uniens ou d’hydrocarbures saoudiens. À des prix de marché qui ne cessent toutefois de battre des records. Avec des conséquences terribles sur les factures des consommateurs usagers. Selon une enquête très fouillée du magazine Focus (1), il fallait s’attendre à une multiplication jusque par dix des factures de gaz aux particuliers et aux entreprises.
Cette projection d’horreur mesurait, en bonne partie, les effets de l’introduction au 1er octobre d’une « Gas-Umlage » ,un impôt indirect prélevé sur chaque facture (2,4 cent par kilowattheure) et destiné à renflouer les fournisseurs privés du précieux combustible. Intermédiaires entre les producteurs qui vendent au prix du marché et les usagers avec lesquels ils sont tenus par des contrats qui les empêchent de répercuter immédiatement les augmentations, ils étaient menacés de faillite.
Face au spectre d’une telle explosion des prix et alors que la colère populaire contre l’augmentation des coûts de la vie ne cesse d’enfler, l’inflation étant mesurée outre Rhin à plus de 8 %, le gouvernement a revu sa copie in extremis deux jours avant le lancement de cette Gas-Umlage dont le dispositif était directement inspiré d’une taxe du même type déjà prélevé sur les factures d’électricité (Strom-Umlage). Laquelle sert depuis plus de 10 ans à financer les subventions des installations renouvelables (éoliennes, solaires, biomasse) et leur branchement sur le réseau électrique ; en pleine adéquation avec le modèle ordo-libéral, le poids des financements étant supporté essentiellement par les clients « ordinaires » des fournisseurs privés d’électricité sans que l’État fédéral soit contraint au moindre endettement pour soutenir ces investissements. Elle est très impopulaire car elle a conduit à une explosion du prix de l’électricité, l’une des plus chères d’Europe (quasiment deux fois le prix du kilowattheure réglementé d’EDF.)
Face au tollé et à l’inquiétude générale que suscitait l’extension au gaz de ce type de taxe indirecte, Berlin a donc battu en retraite fin septembre à quelques heures de sa mise en place. C’est dans ces conditions de fébrilité extrême qu’a été lancé un programme de substitution : un plan à 200 milliards d’euros dévoué à un plafonnement des prix du gaz. L’équation devenait d’autant plus insoluble pour Berlin que le renflouement des acteurs privés intermédiaires, pris en étau entre les exportateurs de gaz naturel (essentiellement Gazprom) et les particuliers ou l’industrie, était devenu intenable sans une montée de l’État fédéral au capital des entreprises concernées.
Le 21 septembre 2022, le ministre Vert de l’économie et vice-chancelier, Robert Habeck, a annoncé la prise de contrôle par la puissance publique d’Uniper, la plus importante de ces compagnies privées, elle qui détient 40 % des fournitures finales de gaz. Il apparaissait clairement impossible de faire supporter aux clients le coût de l’opération (8 milliards d’euros). Sauf à peser sur une consommation déjà fortement mise à mal par un niveau d’inflation parmi les plus élevé d’Europe.
Un défi pour la religion de l’équilibre budgétaire
Dilemme : ce changement de pied allait mettre à l’épreuve les finances publiques et donc toucher au cœur de la doxa ordo-libérale. Les nouveaux emprunts nécessaires pour le financement du plan de 200 milliards d’euros mettent en effet en péril le retour à une stricte application en 2023 du frein à la dette (Schuldenbremse), cette règle d’or inscrite dans la constitution qui interdit tout dépassement du déficit budgétaire de plus de… 0,35 % du PIB. Or cette mesure est inscrite dans le contrat de gouvernement, adopté par les trois partis de la coalition au pouvoir (SPD, Verts et libéraux). Et il n’est pas question de le remettre en cause. Le ministre des Finances libéral, Christian Lindner, s’est fait impérieux sur la question.
Il a donc fallu faire suer à grosses gouttes les experts économiques de la coalition au pouvoir pour mettre au point un tour de passe-passe comptable autorisant un financement du plan tout en restant dans les clous des normes constitutionnelles austéritaires. Le plafonnement de 200 milliards est financé par un Fonds public exceptionnel de Stabilisation pour l’Économie, créée pendant la pandémie pour soutenir les entreprises. Ses lignes de crédit sont spécifiques et donc pas comptabilisées dans les dépenses budgétaires. Au moins jusqu’au moment où la nécessité de nouvelles dépenses publiques pour compenser un coût plus pesant encore de l’énergie fera irruption.
Au nom de la préservation de leur compétitivité, les entreprises s’adjugeront l’essentiel de cette manne publique prévue pour plafonner le prix du gaz. Ce qui n’a pas échappé au commissaire européen Thierry Breton qui a dénoncé des distorsions de concurrence et un « égoïsme de l’Allemagne », accusée de profiter de ses capacités à emprunter pour jouer perso. Le commissaire français en charge du marché unique et de l’industrie dira sa préférence pour un soutien européen partagé d’aides aux entreprises, comme celui adopté pour faire face à la crise déclenchée par la pandémie (2).
La remarque n’est sans doute pas sans trahir une certaine inquiétude de voir prospérer avec la crise énergétique le chacun pour soi, et donc des forces centrifuges qui minent une cohésion européenne déjà sérieusement mise à mal en raison de sa soumission aux logiques libérales.
Du côté des usagers particuliers, les mesures du plafonnement allemand devraient avoir un impact plus modeste. Une limitation supérieure du prix du gaz ne doit porter que sur 80 % de leur consommation enregistrée l’année précédente, le reste serait maintenu à leur charge au prix du marché. Soit au total une incitation à la sobriété énergétique bien sélective.
Le renforcement des mesures d’austérité, en lien avec la confirmation de l’application pleine et entière du frein à la dette en 2023 conjugué à une hausse des factures de gaz même contenue des citoyens ordinaires, va alimenter une pression toujours plus forte sur le pouvoir d’achat. En conséquence, la consommation va reculer. Elle était le dernier secteur tirant la croissance, compte tenu du sérieux coup de mou enregistré sur les exportations, point fort autrefois du modèle allemand. L’enfermement dans le respect des dogmes ordo-libéraux promet ainsi de nourrir une récession qui pourrait prendre des dimensions bien plus sévères que les – 0,4 % anticipés par le gouvernement.
Du jamais vu : la dégradation de la balance commerciale
La nette dégradation de la balance commerciale allemande, du jamais vu depuis 30 ans et les lendemains de la réunification, souligne la gravité du processus enclenché. Les débouchés de l’industrie exportatrice allemande se réduisent en effet de plus en plus sérieusement. Et cela au même rythme que s’accentuent les difficultés des pays émergents. Tous, plombés depuis au moins deux ans par des crises soudaines et très graves, réduisent leurs achats en machines sophistiquées , automobiles et autres bien d’équipements que fabriquent les industriels allemands. Sous l’effet des pressions du dollar, la croissance y est en berne et une inflation le plus souvent à deux chiffres y a fait irruption (de 12 % de hausse des prix au Brésil jusqu’à près de 80 % en Turquie). Explication : ces pays se sont le plus souvent massivement endettés en dollars, à une époque encore récente où les taux d’intérêt de la Fed étaient nuls ou presque. Ils ont vu leur endettement croître rapidement et logiquement, au même moment, la valeur de leurs propres devises s’effondrer.
La situation est d’autant plus délicate pour les firmes exportatrices allemandes que la Chine, de loin premier client du pays, est touchée elle-même par un certain ralentissement. Et une tendance à la réduction des relations commerciales entre les deux pays est enclenchée. Car Pékin est la cible du « changement d’époque » proclamé par le chancelier Scholz (3). Autrement dit : une orientation ultra-atlantiste marquée par un volontarisme politique dans le suivi des mesures de rétorsion de Washington contre la Chine.
Résultat : les difficultés s’accroissent à grande vitesse pour nombre d’entreprises allemandes, y compris ces PME du Mittelstand très performantes qui constituent la colonne vertébrale de l’économie. En août les faillites ont bondi de 25 %. Pis, les annonces de délocalisations sont de plus en plus nombreuses. Le phénomène est suffisamment important pour nourrir une multiplication de commentaires alertant sur l’enclenchement d’un processus de désindustrialisation du pays. La même détermination intransigeante de la Fed commence ainsi d’avoir des répercussions analogues sur l’Europe à celles qu’elle a sur les « émergents ». L’activité comme l’euro ne cessent de perdre du terrain face au dollar tandis que grimpe l’inflation.
Avec l’Allemagne, le Vieux continent est ainsi victime de l’emprise du dollar qui donne à Washington des pouvoirs exorbitants, sans doute plus importants encore pour l’impérialisme états-unien que ne l’est le maniement d’une armada si terriblement surdimensionnée. L’usage de la devise US comme monnaie commune planétaire est ravageur. Ce qui, au passage, relève un besoin criant d’alternative révolutionnaire autour de la mise en place d’une véritable monnaie commune mondiale, capable de booster les coopérations, les biens communs de l’humanité, si nécessaires à sa pérennité, et non plus l’hégémonie de l’hyperpuissance. Dans l’intérêt bien compris des travailleurs états-uniens. Car les hausses brusques des taux d’intérêts de la Fed auront aussi des conséquences rédhibitoires, à terme, sur l’emploi aux USA.
- Focus du 19 septembre 2022
- Le plan dit de relance européen face à la pandémie adopté en juillet 2020 a été doté de 750 milliards d’euros
- Lire Économie& politique n° 814-815 de juin -juillet 2022.