Alain Tournebise
Dans un précédent article (Cf. Économie&Politique n° 816 817, « Le marché, mais pas que »), il a été rappelé que l’augmentation des prix de l’électricité , si elle s’est emballée au cours des derniers mois, a, en fait, débuté de manière structurelle depuis la libéralisation du secteur électrique, en raison de sa déstructuration qui en a complexifié les mécanismes d’échange et donc alourdi les coûts et de sa privatisation qui a entraîné la multiplication d’ acteurs souvent parasitaires sans réel rôle autre que le prélèvement de profit à tous les maillons de la chaîne de valeur.
Le présent texte vise à poursuivre cette analyse critique, notamment du rôle spécifique du marché de gros dans la formation des prix de l’électricité et en quoi l’introduction de ces mécanismes de marché ont profondément affaibli la cohérence technique et économique qui était celle du secteur électrique géré en monopole public.
Dans le dernier rapport d’activité de la Commission de régulation de l’Energie (CRE), publié en juin dernier, on peut trouver ce titre en forme de catéchisme « Le coût marginal, méthode la plus efficace pour fixer le prix de l′électricité ». Et ce deuxième commentaire, en forme d’excuse : « le principe de tarification au coût marginal était déjà utilisé par EDF en situation de monopole en France. La création du marché européen de l′électricité et son ouverture à la concurrence n′ont pas modifié les principes sous-jacents de la tarification de l′électricité » (1)
A y regarder de plus près, il semble que la CRE prenne quelques libertés avec les « principes sous-jacents de la tarification ».
D’abord parce que « l’efficacité » ne se mesure que par référence à un critère et un bénéficiaire. Si le critère est le taux de profit du producteur, il n’est pas sûr- et c’est un euphémisme- qu’il garantisse la satisfaction maximale du consommateur. La situation actuelle dans le secteur énergétique en témoigne. Un petit retour en arrière est nécessaire.
Le marginalisme est le fondement de la théorie économique néoclassique née à la fin du 19eme siècle en réaction aux théories économiques fondées sur la valeur travail : la valeur d’un bien n’est pas définie par la quantité de travail qu’il contient, mais par la satisfaction individuelle qu’il procure au consommateur et donc au prix que ce dernier est prêt à payer pour s’approprier ce bien, ce prix lui-même répondant à la satisfaction individuelle du producteur, c’est-à- dire au profit qu’il espère en tirer (Cf. encadré). Fondée presque simultanément par trois économistes, Jevons, Menger et Walras respectivement anglais, autrichien et français, cette théorie a été ultérieurement perfectionnée par divers théoriciens notamment l’Italien Pareto et l’Anglais Marshall mais aussi les Français Maurice Allais (Prix « Nobel » 1988) et Gérard Debreu (« Nobel » 1983) qui en a donné la version la plus absconse. Marcel Boiteux, normalien, élève de Maurice Allais, dirigeant d’EDF de 1958 à 1987, a attaché son nom à la première tentative en vraie grandeur de mise en pratique de la théorie en élaborant le système tarifaire d’EDF, le « tarif vert » fondé sur la tarification au coût marginal.
Marcel Boiteux et la tarification au coût marginal
Dans son article fondateur, « Sur la gestion des monopoles publics astreints à l’équilibre budgétaire » M. Boiteux fait explicitement référence au « rendement social », critère élaboré par Maurice Allais découlant lui-même du critère de Pareto
« Les théories du rendement social, ou de « l’avantage collectif, » préconisent, en ce qui concerne les entreprises, la maximation du profit à prix constant. Cela conduit, dans le cas des monopoles, à substituer au comportement naturel de l’entrepreneur la règle de vente au coût marginal ». (2)
M. Boiteux part donc de ce postulat. Mais toute sa réflexion sera consacrée à rendre opérationnelle cette approche en levant un certain nombre de failles de la théorie, notamment :
- la théorie suppose quelques hypothèses très restrictives sur la nature des entreprises de production, en particulier le fait que leurs rendements soient décroissants, c’est-à-dire que plus elles produisent et plus leurs coûts de production sont élevés. Si cette hypothèse n’est pas avérée (ce qui est partiellement le cas dans le secteur électrique), alors le coût de la dernière unité produite est de plus en plus faible. Vendre à un prix égal à ce coût marginal de la dernière unité produite revient à vendre à un prix inférieur au coût de toutes les unités produites précédemment, donc à une perte. D’où un problème d’équilibre budgétaire auquel M. Boiteux a consacré cet article fondateur ;
- en courte période, c’est-à-dire, un laps de temps insuffisant pour construire de nouvelles centrales, le coût marginal n’est rien d’autre que le coût variable (essentiellement le coût de combustible) : pour produire plus, il faut faire plus tourner les centrales existantes, jusqu’à leur limite de productibilité. Vendre à un prix égal au coût marginal revient alors à vendre à un prix ne couvrant que les coûts de combustible et pas les coûts d’investissement. Et donc à ne pas générer les ressources nécessaires à l’investissement dans de nouvelles capacités de production. C’est ce qui a conduit M. Boiteux à élaborer une nouvelle conception du coût marginal, le coût marginal de long terme ou de développement.
La tarification au coût marginal en vigueur à l’époque du monopole public se voulait donc une méthode d’élaboration des prix répondant à la fois à la préoccupation de couverture du prix de revient et de financement du développement du parc de production pour satisfaire des besoins croissants.
Contrairement à ce qu’affirme la CRE, le marché et la concurrence introduit par les directives européennes ont considérablement affaibli cette cohérence d’ensemble.
D’abord parce que le soi-disant marché européen de l’électricité est loin d’être homogène. Il n’existe pas, au sein de l’Union Européenne un mécanisme unique de fixation des prix. Là où le monopole public pouvait afficher un tarif à vocation universelle reflétant les coûts, le secteur européen de l’électricité est un patchwork de réglementations différentes, de parcs de productions différents, de contrats d’échanges différents. Les prix de gros de l’électricité qui se sont récemment envolés en Europe ne reflètent pas la réalité des échanges d’électricité mais seulement ceux qui se réalisent sur les bourses de l’électricité. Or, en France, moins d’un tiers des échanges d’électricité se font sur ce marché de gros, les autres résultant de contrats de gré à gré à prix convenus ou via l’ARENH (voir Économie&Politique n°816 817)
En Europe, il existe plusieurs Bourses de l’électricité couvrant des zones géographiques d’échanges différentes. Deux opèrent sur le marché de l’électricité en France : EPEX Spot et Nord Pool.
Le marché de gros vise à reproduire les conditions d’un marché concurrentiel idéal : les producteurs déposent, (la veille pour le lendemain, sur le marché spot ou à des dates plus éloignées pour le marché à terme) des offres de fourniture d’électricité à des prix dépendant de l’heure de fourniture et de la nature des moyens de production. Les acheteurs (fournisseurs en gros) déposent des demandes d’électricité nécessaire à alimenter leurs clients à des prix dépendant essentiellement du volume demandé et de l’heure de livraison.
L’algorithme de la place de marché joue le rôle du « commissaire-priseur » de Walras (voir encadré) : il classe les offres selon l’ordre croissant de leur prix et retient toutes les offres nécessaires à satisfaire la demande. Le prix qui en résulte est le prix offert par la dernière centrale (la plus chère). Toutes les offres à un prix inférieur sont rémunérées à ce même prix. Les offres à un prix plus élevé ne sont pas retenues.
Les prix qui résultent de ces Bourses ne reflètent en rien les coûts marginaux de long terme du parc de production européen, mais les prix d’offre des producteurs ou des revendeurs qui interviennent sur ce marché. Ces offres étant anonymes, il n’y a aucune garantie que ces prix d’offre correspondent pleinement aux coûts supportés par les producteurs, et encore moins au coût marginal. Ils peuvent inclure des composantes diverses : profit, prime de risque, spéculation etc.
Ce prix d’équilibre n’est donc en rien le coût marginal de la centrale, mais le prix de la centrale marginale ce qui peut être fort différent. Les acharnés du marché estiment que la concurrence suffit à inciter les producteurs à proposer un prix aussi bas que possible pour être certains d’être retenus, donc proche de leur coût variable c’est-à-dire de leur coût marginal de production. Rien n’est moins sûr…
A supposer même que, grâce à la concurrence, les offres coïncident effectivement avec ce coût marginal, il ne s’agirait que du coût variable de production. Or comme l’écrivait M. Boiteux, « En toute rigueur, le coût marginal est le coût de l’unité supplémentaire. On songe aussitôt aux frais proportionnels à la production — toutes charges fixes exclues — et conclut que cette théorie est absurde, qui veut que les tarifs ne rémunèrent aucune charge fixe… On ne saurait trop insister sur le caractère erroné de cette interprétation simpliste du marginalisme. Si telle était l’essence de la théorie, il serait urgent de n’en plus parler. ». (3)
Enfin, M. Boiteux a établi que le coût marginal à court terme est équivalent au coût marginal à long terme si le parc est adaptéc’est -à-dire si la nature et la capacité des moyens de production coïncident avec la courbe de charge de la demande « les tarifs de vente au coût marginal doivent être établis en se référant à des installations qui resteraient constamment adaptées, quelles que puissent être, en fait, les phases successives de suréquipement ou de sous-équipement que traverse l’entreprise. » (3)
Or le parc de production européen est loin d’être adapté. Pour plusieurs raisons.
La première, par nature. En effet, dans un secteur électrique complètement libéralisé où la demande est peu élastique, la concurrence ne peut être effective que si la capacité de production est excédentaire. Si le parc était adapté, cela signifierait que tous les producteurs trouveraient acquéreur pour leur production et ne pourraient donc pas faire d’offre concurrentielle, c’est-à-dire pouvant se substituer à une offre faite par un concurrent. Par nature, un secteur électrique libéralisé est donc condamné à générer des surcapacités, c’est-à-dire des investissements qui ne trouvent pas leur place dans le processus de production et dont les coûts d’amortissement doivent être supportés inutilement par l’ensemble du système électrique.
La seconde, par construction. Le « marché » européen est la juxtaposition de secteurs nationaux où les moyens de production électrique dominants répondaient d’abord à des impératifs de politique énergétique très différents : ressources domestiques, indépendance nationale, emploi, politiques environnementales etc. De sorte qu’aujourd’hui, le parc de production électrique européen n’a aucune cohérence avec des pays à dominante nucléaire (France), hydraulique (Suède), charbonnière (Pologne, Allemagne), gazière…
L’interconnexion croissante de ces réseaux électriques nationaux et surtout le « couplage » des Bourses a conduit à la constitution d’un parc de production désadapté où les prix de l’électricité n’ont plus rien à voir avec les coûts marginaux de production par zone, mais à un prix bâtard (où le coût de la centrale marginal est très supérieur à ce qu’il devrait être si le parc était adapté) et avec des écarts entre zones (les « spreads » comme on dit en économie anglo-saxonne) favorisant les échanges purement spéculatifs.
En résumé, Le marché détermine des prix sur la base d’offres subjectives, qui ne garantissent en rien leur ni leur conformité au coût de production, ni l’optimalité économique, ni leur capacité à financer un parc électrique apte à satisfaire la demande. C’est d’ailleurs ce qui a nécessité la mise en œuvre de dispositifs palliatifs coûteux comme le marché de capacité (voir Économie&Politique n° 816 817)
Quelle réforme du marché ?
Face à ce constat d’échec, de nombreuses voix se sont élevées pour exiger une réforme du marché devenu « aberrant » (Bruno Lemaire). Ursula von der Leyen a promis une réforme « en profondeur », mais pour l’instant les propositions des uns et des autres restent dans un libéralisme bon teint, tout au plus administré.
Pour les ultra-libéraux de l’UE, notamment les organes de régulation européen (l’ACER dont fait partie la CRE française), ce n’est pas le marché qui est en cause, mais l’insuffisance de sa flexibilité (un argument bien connu dans le domaine du marché du travail…). Il faut donc améliorer cette flexibilité en généralisant les offres en temps réel, c’est-à-dire où le prix proposé par le vendeur est à tout instant le prix découlant du prix de marché. Avec l’arrière-pensée que l’usager doit adapter sa consommation en fonction de sa capacité à payer un tel prix. Une directive adoptée en 2019 et déjà transposée en droit français impose cette tarification « dynamique ». On en finit là avec les dernières velléités de service public.
Pour d’autres, le marché présente effectivement quelques défauts intrinsèques mais qui peuvent faire l’objet de corrections. Parmi les autres solutions envisagées, citons
- les solutions de plafonnement des prix. Il peut s’agir de plafonnement des prix du gaz qui, aujourd’hui, déterminent le prix de l’électricité puisque les centrales marginales sont le plus souvent des centrales à gaz. C’est ce qu’a fait l’Espagne après négociation avec la Commission. Elle a obtenu l’autorisation provisoire de plafonner les prix du gaz utilisé dans les centrales électriques. Inconvénient : la différence entre le prix international du gaz et le prix facturé aux électriciens est prise en charge par l’État, donc le contribuable. Une telle solution n’a pu être adoptée que parce que la péninsule ibérique est peu interconnectée avec le reste de l’Europe, ce qui limite les velléités des producteurs espagnols d’aller vendre cette électricité subventionnée à l’export ;
- il peut aussi s’agir de plafonnement des prix de gros de l’électricité eux-mêmes. Ce prix est aujourd’hui déjà plafonné mais à un prix de 4 000 euros/MWh, qui ne s’applique donc que dans des cas très exceptionnel. La proposition serait de le plafonner à un niveau beaucoup plus protecteur pour le consommateur donc nettement inférieur (autour de 200 euros/MWh) mais il est probable alors que les producteurs détenteurs de centrales à gaz refusent de participer aux enchères si le prix ne couvre pas au moins leur coût variable et exigent un système de compensation ;
- d’autres préconisent des mesures techniques portant sur la formation des prix eux-mêmes. Il pourrait s’agir de rémunérer les producteurs d’électricité non pas au prix proposé par la centrale marginale, mais au prix proposé dans leur offre (« pay as bid » au lieu de « pay as clear » dans le jargon les économistes anglo-saxons et de leurs admirateurs). Ainsi, seule la centrale marginale percevrait le prix égal au coût marginal, les autres recevant une rémunération plus faible, calculée sur le prix de leur offre. Cette proposition semble assez en vogue, notamment parmi les économistes libéraux qui n’ont pas très bien compris le principe de l’économie libérale. En effet, il est clair qu’un tel système reviendrait simplement à calculer la rémunération des producteurs sur la base des coûts moyens d’exploitation. Et donc ne génèrerait aucune rente pour personne, ni profit, ni aucun moyen de couverture des coûts d’investissement ;
- plus sophistiquée est l’idée de rémunérer la centrale marginale non pas à son coût marginal, mais à une moyenne pondérée des coûts marginaux des centrales du parc de production. Sans rentrer dans le détail, ce système permettrait d’abaisser le prix d’équilibre du marché en compensant la perte subie par la centrale marginale par un prélèvement sur les rentes qu’auraient dû percevoir les centrales infra-marginales.
Toutes ces propositions constituent autant de rustines qui ne remettent en cause en rien la logique de marché, mais qui constituent autant de distorsions de concurrence financées soit sur fonds publics, soit par transferts artificiels entre acteurs du marché. Il n’est pas inutile de rappeler que c’est justement pour éviter de tels transferts que l’Europe libérale avait justifié le démantèlement des monopoles !
Enfin, certains préconisent une réforme plus structurelle du marché européen en renonçant à la concurrence par les prix à l’aval, au niveau des fournisseurs, pour la limiter à l’amont, au niveau de la production. C’est la configuration de marché dite d’« acheteur unique » qu’en son temps EDF et la France avaient proposée mais qui, finalement, n’avait pas été retenue au profit de l’accès des tiers au réseau (ATR) finalement choisi pour assurer une libéralisation totale du secteur. Dans ce système, la production est ouverte à la concurrence, et l’acheteur unique achète aux producteurs par appel d’offre des capacités de production à long terme et revend en gros aux fournisseurs à un tarif identique pour tous, la concurrence entre fournisseurs ne s’exerçant que sur les autres caractéristiques de leur offre : qualité, flexibilité, origine etc.
Toutes ces propositions, on le voit, restent dans le paradigme du marché et ne visent qu’à en en compenser les insuffisances, soit par des subventions publiques, soit par des subventions croisées soit, enfin, par des structures hybrides.
La proposition la plus radicale et la seule permettant réellement un retour à l’optimalité d’ensemble du secteur est le retour au monopole public, nécessaire pour assurer la planification et la cohérence technique et économique de la production, du transport et de la distribution d’électricité, mais en dépassant la conception de monopole qui était celle du capitalisme monopoliste d’État : étatisation, cloisonnement, technocratie, outil de dévalorisation du capital et de transfert État-Entreprises. Nous y reviendrons. Notons au passage que le monopole public n’est pas incompatible avec la législation européenne, puisque plusieurs articles des traités prévoient explicitement des exceptions au principe de la concurrence, notamment l’article 90.2 relatif au entreprises chargées de la gestion de services d’intérêt économique général.
Quelles propositions alternatives ?
Il apparaît clairement que les caractéristiques propres de l’industrie électrique entraînent des contraintes que le marché et le secteur privé, essentiellement centrés sur le taux de profit, ne sont pas en mesure d’assumer :
- du côté de la consommation : le caractère croissant de première nécessité du vecteur « électricité » qui implique un prix accessible à tous et une sécurité de fourniture sans interruptions non consenties ;
- du côté de la production : L’impact de la production sur l’environnement, en termes d’émissions de CO2, de pollution, de déchets et d’occupation du domaine public et les questions de sûreté publique. Ces impacts constituent des externalités que les producteurs privés ne sont pas spontanément prêts à intégrer dans leurs coûts ;
- le caractère extrêmement capitalistique du secteur qui entraîne des temps de retour sur investissement très longs, peu compatibles avec les horizons habituels du marché ;
- l’impact macroéconomique du secteur : emploi, industrialisation, balance commerciale.
Le monopole public avait la capacité d’évaluer les coûts marginaux à long terme de ses différentes centrales, la maîtrise de leur mise en production en fonction de l’ordre croissant de ces coûts et d’établir un tarif permettant un revenu adéquat pour financer le développement de ce parc. C’était en tout cas l’objectif affiché et, globalement, on ne peut que reconnaître qu’il a permis le financement du développement d’un parc de production électrique hydraulique et nucléaire efficace (5) , conduisant à un prix de l’électricité aux usagers parmi les plus faibles d’Europe malgré des contraintes politiques souvent lourdes, comme l’obligation faite à EDF de s’endetter en dollars sur les marchés financiers étrangers, ou l’obligation de tarifs préférentiels aux industriels électro intensifs en deçà de la « vérité des prix »
Faut-il revenir à une tarification au coût marginal ? Les travaux de M. Boiteux visaient avant tout à répondre au premier point en élaborant une tarification au coût de revient, mesuré par le coût marginal de long terme générant un revenu censé couvrir en même temps les coûts de fonctionnement et les besoins de financement du développement. Un choix conscient et assumé :
« les prix pratiqués par une entreprise publique ne doivent-ils pas contribuer activement à la politique économique du pays — et, en l’occurrence, rendre l’industrie nationale plus compétitive — au lieu de se limiter à refléter aussi fidèlement que possible les tendances durables des coûts ?…
… il est clair, aussi, que les dirigeants d’un service public jouissant d’une réelle position de monopole disposeraient d’un pouvoir exorbitant s’il leur était loisible de fixer arbitrairement leurs tarifs : ils pourraient ruiner tel industriel, et sauver tel autre de la faillite, en subventionnant le second aux dépens du premier par le biais d’une différenciation discrétionnaire des prix auxquels l’électricité leur est facturée.
Il faut fixer une règle, poser un principe.
A défaut de mieux, celui de refléter les tendances durables des coûts a quand même quelques mérites, s’agissant d’orienter les choix des usagers en fonction du coût réel de l’électricité livrée. » (4)
Mais la logique sous-jacente reste une logique néolibérale appliquée au monopole public. Cette approche se heurte aujourd’hui à des questions nouvelles qui se posaient avec moins d’acuité il y a un demi-siècle :
- des évolutions techniques d’abord, avec le développement des énergies renouvelables intermittentes et des technologies en développement (hydrogène, stockage, surgénérateur…) dont les coûts de développement sont difficilement évaluables ;
- la nécessité de renouveler dans l’urgence un parc nucléaire que les tergiversations des gouvernements successifs ont laissé vieillir, ce qui va entraîner des coûts en capital considérables ;
- le poids croissant dans les coûts de production des « externalités » notamment climatiques qui, aujourd’hui ne sont intégrées qu’imparfaitement à travers le marché des quotas carbone.
- des enjeux de politiques économique : emploi, réindustrialisation qui deviennent majeurs après des décennies de crise et de constante dégradation, et que le système tarifaire ne prend pas en compte dans sa configuration actuelle
Le développement des énergies renouvelables à coût variable nul (éolien, solaire) perturbe singulièrement l’évaluation des coûts marginaux à long terme qui deviennent essentiellement des coûts fixes, donc des coûts de financement qui dépendront de plus en plus d’hypothèses normatives, donc artificielles, sur les conditions de financement (durées d’amortissement, durée et taux de financement…). L’intermittence de ces énergies accroît significativement le caractère aléatoire des productions et donc l’incertitude pesant sur les coûts à long terme. Cette évolution n’est évidemment pas incompatible avec l’approche marginale à long terme, mais elle affaiblit considérablement son caractère objectif revendiqué et donc son acceptabilité.
Cette dernière remarque souligne aussi une caractéristique essentielle de la tarification marginale en tant que composante de la gestion des entreprises publiques : elle est une approche fondamentalement technocratique où, dans le processus de décision, le calcul économique prétend se substituer à la démocratie au nom d’un raisonnement mathématique supposé incontestable. Ceux qui ont l’habitude de pratiquer ce raisonnement savent qu’il se fonde en fait sur des hypothèses simplificatrices toutes plus irréalistes les unes que les autres, qui enlèvent à ce raisonnement toute légitimité à représenter la réalité des phénomènes économiques. Le calcul économique doit rester un appui scientifique à la démocratie, en éclairant les choix s’en s’y substituer.
Ainsi, on ne peut s’empêcher de noter que la tarification au coût marginal vise d’abord à fournir des incitations au consommateur en exemptant le producteur. Elle ne fournit au producteur aucune incitation à réduire ses coûts, à réduire sa consommation de ressources épuisables ou de capital qui sont devenues aujourd’hui des préoccupations de premier ordre. Pour synthétiser, le monopole public ne doit pas seulement imposer à ses usagers des coûts marginaux définis technocratiquement, mais il doit s’imposer à lui-même des coûts marginaux de développement intégrant pleinement les préoccupations sociales, environnementales et sociétales, bref, des coûts marginaux de développementdurable.
Les enjeux de la tarification du service public sont multiples : outil de redistribution, outil de la transition climatique, outil de politique économique. Peut-on se passer d’un tel outil en limitant sa fonction à son objet premier, la production et la fourniture d’énergie électrique sans se préoccuper des impacts macroéconomiques et sociaux qu’il peut avoir, en laissant ce soin aux finances publiques ? Ne doit-on pas imaginer une autre logique tarifaire qui engloberait l’ensemble des préoccupations de service public et d’intérêt général plutôt que s’en tenir à l’approche qui était celle de M. Boiteux en renvoyant toutes les décisions susceptibles de distordre la « vérité des prix » à des mesures de politique publique sous la responsabilité de l’État ?
Rester dans une logique de coûts de revient (qu’il s’agisse de coûts marginaux, de coût moyen ou autres) a ses limites. Certes, on peut en améliorer la mise en œuvre en redéfinissant ces coûts pour y intégrer plus significativement les coûts de développement humains et écologiques et pas seulement des coûts de ressources matérielles et financières. Mais elle est inopérante en termes de mesure de l’efficacité sociale.
Mesurer un coût sans le rapporter au résultat qu’il génère reste dans un esprit d’essence productiviste, dans lequel l’entreprise serait prête à produire à n’importe quel coût, pourvu que ces coûts soient couverts par ses clients. Les préoccupations nouvelles de développement humain, de limitation des ressources et de préservation de l’environnement ne sont plus compatibles avec cette démarche issue du néolibéralisme.
Une gestion publique de service public d’un type nouveau réclame de dépasser la logique de coûts marginaux pour élaborer un système de prix fondé non pas sur un objectif d’optimalité (en l’occurrence la maximisation d’un surplus) mais sur une recherche d’efficacité sociale en élaborant un système de prix qui maximise non pas un volume de profits, mais un rapport entre le produit social (au sens large) résultant de l’activité et les dépenses en capital matériel engagées pour réaliser ce produit. Comme l’a proposé Paul Boccara dans ses travaux sur les critères de gestion élaborés dans les années 80, la valeur ajoutée de l’entreprise, voire du secteur, constitue une base de la mesure de ce produit social. (5) Un prochain numéro d’Economie et Politique développera quelques réflexions dans cet esprit.
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- CRE, Rapport d’activité 2022
- M. Boiteux. « Sur la gestion des monopoles publics astreints à l’équilibre budgétaire » Econometrica, janvier 1956.
- M. Boiteux. « La vente au coût marginal. » Revue Française de l’Energie.
- M. Boiteux. « Le calcul économique dans l’entreprise électrique » Revue de l’énergie, n° 390.
- Le rapport de la Cour des comptes de 2012 révèle que le programme nucléaire a été financé à 42 % par la dette et à 50 % par autofinancement, les 8 % restant étant couverts par des dotations d’État rémunérées. Malgré cette charge de financement, « La baisse des tarifs a été de 22 % en francs constants sur la période 1985-1995, tandis que le contrat d’entreprise 1997-2000 prévoyait une nouvelle baisse de 14 % ».
- Voir Paul Boccara « Pour de nouveaux critères de gestion, quelques pistes pour la recherche et l’expérimentation » Issues n° 11, 1982.
Science (économique) fiction
L’approche néoclassique se fonde sur une vision extrêmement réductrice de la société et des rapports d’échange au sein de cette société et sur une vision simplificatrice de l’être humain : l’ « homo economicus » supposé se comporter suivant un même principe universel qui est celui de la maximisation de l’utilité (pour le consommateur) ou du profit (pour l’entreprise) sous contrainte budgétaire. Les « agents économiques » sont modélisés par des fonctions mathématiques qui sont supposées représenter leur comportement, en réalité de manière extrêmement simpliste.
Côté consommateur, les économistes néoclassiques supposent que tout individu est rationnel et parfaitement informé et donc capable d’exprimer ses préférences pour un bien donné suivant une « fonction d’utilité » qui lui est propre. Hypothèse très contestable, cette fonction d’utilité est supposée décroissante en fonction des quantités proposées. Pour des raisons de satiété croissante, chaque unité supplémentaire du bien lui procurerait une satisfaction additionnelle (ou « marginale ») décroissante. En agrégeant ces fonctions d’utilité individuelles, on peut établir une fonction de demande exprimant, pour chaque bien, le prix maximal que l’on est disposé à payer pour l’acquisition d’une quantité additionnelle : ce prix est décroissant. La courbe de demande qui en résulte est elle-même décroissante, la quantité globale demandée étant d’autant plus faible que le prix est élevé (voir figure).
Le producteur, lui, se caractérise par une fonction de coût. Dans la théorie néoclassique, pas de capital, pas de travailleurs, seulement un coût et un prix. La fonction de coût est supposée d’abord décroissante mais, au-delà d’un certain seuil, croissante parce les rendements de production sont de plus en plus mauvais en raison de l’utilisation d’équipements de moins en moins efficaces. (en courte période, si l’entreprise ne peut pas investir dans des équipements nouveaux, on suppose qu’elle va d’abord utiliser ses machines les plus performantes puis, au fur et à mesure des besoins de la production les machines les moins performantes. Cette hypothèse est une des plus contestées, la réalité industrielle montrant qu’en fait, beaucoup de productions se font à rendements croissants.). Pour maximiser son profit, le producteur a intérêt à continuer à produire tant que le coût de la dernière unité produite, le coût marginal, reste inférieur au prix. L’agrégation de toutes ces fonctions de production permet d’établir une fonction d’offre croissante, les producteurs étant d’autant plus enclins à produire que le prix est plus élevé (voir figure).
Dans un marché de concurrence pure et parfaite (qui, et c’est le seul point d’accord de tous les économistes, n’existe pas), la rencontre entre cette demande et cette offre se traduit par un prix d’équilibre et une situation qualifiée d’optimale. En réalité, la théorie ne dit pas de manière satisfaisante comment s’établit ce prix d’équilibre. La fiction la plus amusante étant celle du Français Walras qui imaginait un « commissaire-priseur » virtuel en charge de mener les enchères conduisant au prix d’équilibre.
En quoi cet équilibre est-il optimal ? Il ne l’est que parce que le critère retenu est le « surplus collectif », somme du « surplus du producteur » (en réalité le profit, mais en économie néoclassique, profit est un gros mot) et du « surplus du consommateur » (voir figure).
Le surplus du producteur résulte du fait que beaucoup de producteurs (tous ceux dont le prix se situe sur l’arc O0 – E) étaient prêts à vendre à des prix inférieurs au prix d’équilibre (parce que leur coût de production était inférieur à ce prix). En vendant à ce prix d’équilibre, ils font donc un bénéfice, sauf ceux dont le coût marginal est égal au prix d’équilibre. La somme de ces bénéfices constitue le surplus du producteur et peut se représenter comme la surface du triangle curviligne O0-P-E.
Le surplus du consommateur est défini de manière beaucoup plus virtuelle. Pour se procurer le bien, tous les consommateurs vont payer le prix d’équilibre P. Or beaucoup étaient prêts à payer un prix supérieur (tous ceux de l’arc D0 E). La différence entre le prix qu’ils étaient prêts à payer et le prix, plus faible qu’ils payent est qualifié de surplus du consommateur. Ce surplus total est matérialisé par le triangle curviligne D0-P-E. Donc, contrairement à celui du producteur, le surplus du consommateur ne se traduit pas immédiatement en espèces sonnantes et trébuchantes, mais seulement en dépense évitée qui pourra être reportée sur un autre bien, augmentant ainsi sa satisfaction sur cet autre marché.
La théorie nous dit alors que si, sur ce marché, la concurrence est parfaite, c’est-à-dire si les agents sont suffisamment nombreux et petits pour ne pas influencer le prix d’équilibre établi (la théorie, rappelons-le, est quasi-muette sur la manière dont s’établit ce prix !), si les préférences des consommateurs sont effectivement décroissantes et les rendements des producteurs effectivement décroissants, alors les producteurs maximisent leur surplus en produisant jusqu’à ce que leur coût marginal soit égal au prix et le surplus collectif est maximal. Dans le secteur de l’électricité, aucune de ces conditions n’est réalisée.
Par conséquent, s’il n’existe qu’un producteur en situation de monopole, celui-ci, pour maximiser son profit sera amené à vendre moins mais à un prix supérieur (en vendant moins, donc en réduisant l’offre, le monopole influence le prix de marché en faisant monter le prix : le calcul montre que son profit sera plus élevé mais moins de consommateurs auront accès au produit). Le surplus collectif n’est plus optimal, il est inférieur à celui qui résulte de la concurrence parfaite avec prix égal au coût marginal. Pour rétablir le surplus collectif à son niveau optimal, il faut donc obliger le monopole à vendre au coût marginal, bien que ce ne soit pas son intérêt en termes de profit. C’est toute la logique sous-jacente à la tarification du monopole développée par EDF dans les années 50-60.