Denis Durand
Le mouvement contre la réforme Macron-Borne a propulsé cette revendication aux premiers plans des préoccupations.
L’allongement de la durée d’assurance nécessaire pour bénéficier d’une pension de retraite au taux plein, programmé par la « réforme Touraine » de 2015 et que le projet de réforme des retraites voulu par Emmanuel Macron veut accélérer, défavorise toutes les catégories de salariés, en particulier celles et ceux qui ont commencé à cotiser tard à la Sécurité sociale.
Par exemple, en 2021, 42 % des jeunes de 20 à 24 ans n’occupaient aucun emploi selon l’enquête Emploi de l’INSEE. Cela ne signifie pas forcément qu’ils n’ont jamais cotisé mais beaucoup d’entre eux n’ont pu le faire que par intermittences, insuffisamment pour accumuler un nombre significatif de trimestres.
De 20 ans en 1975, l’âge moyen d’accès à un premier emploi stable est passé à 27 ans en 2019 [1]. Pour un salarié qui cotiserait pour la première fois à cet âge, il manque aujourd’hui 7 ans pour atteindre le taux plein en cas de départ à l’âge légal de 62 ans après 42 ans de cotisations. Il en irait de même si, par exemple, l’âge légal passait à 60 ans avec 40 ans de durée d’assurance. En cas de retour aux dispositions d’avant la réforme Balladur de 1993 (âge légal de départ à 60 ans et 37,5 ans de durée d’assurance), il manquerait encore 4 ans et demi.
La revendication d’une prise en compte des années d’études dans la durée d’assurance, mise en avant par la CGT et par le PCF, change les données du problème. Dans la quasi-totalité des cas, toute la durée comprise entre la sortie du système scolaire et l’âge légal de départ en retraite, même ramené à 60 ans, est suffisante pour permettre l’application du taux maximum de calcul de la pension. Parallèlement, des dispositifs favorables doivent permettre le départ avant 60 ans des travailleurs ayant accompli des carrières longues ou ayant été exposés à des situations de risque ou de pénibilité.
Mais il saute aux yeux que cette revendication implique des conséquences importantes dans deux domaines.
Une revendication qui incite à des changements profonds dans l’économie…
En premier lieu, elle doit être financée. Elle entre pour une part importante dans le montant global de 100 milliards d’euros, au moins, qui est habituellement jugé nécessaire, chaque année, pour financer une réforme de progrès (départ à 60 ans à taux plein avec 75 % du meilleur salaire, prise en compte de la pénibilité, etc.). Un tel montant ne peut être dégagé, année après année, par une simple redistribution des richesses produites dans le cadre de l’économie telle qu’elle fonctionne aujourd’hui, minée par la crise du capitalisme financiarisé, soumise à l’obsession de la rentabilité du capital et de la baisse du coût du travail. Il nécessite une transformation progressive des choix de production eux-mêmes [2]. La clé est la mise en cause du taux de profit comme critère central des gestions d’entreprises, et donc la prise de pouvoirs démocratiques sur l’utilisation de l’argent pour faire prévaloir des critères d’efficacité économique (création de valeur ajoutée en économisant le capital et ses exigences de profit), sociale (développement de l’emploi, de la formation et des salaires) et écologique (économies d’énergie et de matières premières, c’est-à-dire de capital matériel). Émergerait ainsi une tout autre relation entre les entreprises et l’ensemble de la société.
L’ampleur d’une telle transformation est à la hauteur de ce que la prise en compte des années d’études dans le calcul de la retraite préfigurerait pour l’ensemble du fonctionnement de la société, et en particulier pour la place que le travail tient dans notre vie.
… et dans la conception des âges de la vie
La conséquence logique de cette disposition est en effet de ne plus considérer qu’une vie professionnelle se limite aux périodes d’occupation d’un emploi salarié. C’est pourtant là la norme en régime capitaliste : les individus sont essentiellement considérés sous l’aspect de leur force de travail, elle-même traitée comme une marchandise, échangée contre un salaire sur ce qu’il est convenu d’appeler le marché du travail. Les employeurs, qui jouissent du pouvoir, monopolisé par le capital, de décider de l’utilisation de l’argent, peuvent décider de ne pas acheter telle ou telle force de travail, soit parce que son exploitation n’est pas assez rentable (et alors les personnes sont rejetées dans le chômage), soit parce qu’elle est considérée comme « usée » et mise au rebut sur modèle classique évoqué dans Le Bachelier de Jules Vallès : « au bout de la vie en blouse, c’est la vie en guenilles… tous les ouvriers finissent à la charité, celle du gouvernement ou celle de leurs fils ». Aller jusqu’au bout du projet d’Ambroise Croizat faisant de la retraite « une nouvelle étape de la vie et non une antichambre de la mort », c’est donc dépasser le principe d’une coupure entre les différents âges de la vie en lui substituant un autre principe.
Ce nouveau principe est au cœur du projet communiste, et le chemin qui y conduit passe par la sécurisation de l’emploi et de la formation. Formation initiale et périodes de formation continue pouvant occuper un tiers de la vie professionnelle [3] constituent autant d’activités justifiant leur prise en compte dans le calcul des droits à la retraite au même titre que le temps passé en emploi salarié. La proposition d’une allocation d’autonomie-formation versée à tous les étudiants sans autre condition que la poursuite assidue de leurs études s’inscrit dans la même logique.
Les gains d’efficacité procurés par des choix économiques donnant la priorité, dans la gestion des entreprises, au développement des capacités humaines (emploi, formation) autorisent une réduction du temps consacré au travail, ouvrant la voie au dépassement du travail lui-même en tant qu’activité contrainte, qui est un trait fondamental d’une civilisation communiste. Le temps ainsi libéré devient disponible pour toutes sortes d’activités librement choisies, en particulier pendant la retraite, âge de la vie auquel on peut, par exemple, continuer à se former, ou encore participer, comme le font beaucoup de retraités dès aujourd’hui, à l’animation d’associations ou à des activités politiques ou sociales diverses.
C’est ainsi que les mobilisations contre la réforme des retraites voulue par Emmanuel Macron et les forces qu’il incarne sont aussi porteuses d’un projet de société radicalement différent.
[1] Les jeunes et l’avenir du travail, avis du CESE présenté par Dominique Castéra et Nicolas Gougain en mars 2019, https://www.lecese.fr/sites/default/files/pdf/Avis/2019/2019_09_jeunes_avenir_travail.pdf,
[2] Voir Denis Durand « Financer des retraites dignes du XXIe siècle », Économie&Politique, n° 820-821, janvier-février 2023.
[3] Voir le dossier de notre numéro 818-819 (septembre-octobre 2022) : « La formation, urgences sociales, enjeu révolutionnaire ».