Baisse de la productivité apparente du travail : réalité, signification et enjeux

Frédéric BOCCARA
économiste, membre du comité exécutif national du PCF

Le fait qu’on observe une augmentation de l’emploi net plus rapide que le PIB inquiète un certain nombre de commentateurs et d’économistes qui parlent d’une « baisse de la productivité », ou tout au moins d’un ralentissement accéléré.

Les statistiques récentes

La productivité, c’est une production rapportée aux moyens avancés pour la réaliser [1].

Les observateurs qui s’inquiètent de la baisse de la productivité, font référence, en fait, à la productivité apparente du travail, mesurée alors en rapportant la création de richesses (le PIB) en volume au nombre de salariés, et parfois au volume d’heures travaillées (PIB/N ou PIB/Nh, avec N, le nombre de salariés, Nh le volume total des heures travaillées).

De fait, d’après les comptes nationaux trimestriels (qui se basent, pour la dernière année, sur des indicateurs avancés et parfois indirects), on observe une baisse de la productivité apparente du travail en valeur ajoutée pour l’ensemble de l’économie en 2021 et en 2022. Mais, post-pandémie, cette baisse ne s’observe pas si on prend comme mesure la production (disons le chiffre d’affaires) et non la valeur ajoutée [2].

Tableau 1 – Productivité apparente du travail (VA/N)

évolution en %

202020212022
en valeur ajoutée
Ensemble1,0-1,3-1,9
   dont industrie manufacturière-2,9-1,5-1,4
    Industrie (y.c. manuf)-1,3-1,2-1,4
    Non industrie1,4-1,1-1,6
en production
 Toutes ENF*-8,7+4,9+0,5
   dont manuf-11,5+6,4+0,1
    

Source : Insee (comptes trimestriels, résultats détaillés du 4ème trimestre 2022)

ENF = entreprises non financières

Quelle est la signification de ces statistiques ?

On rapporte la valeur ajoutée réelle (c’est-à-dire, pour l’ensemble de l’économie, le PIB en volume [3]) à tous les salariés, quels qu’ils soient. Ou on la rapporte au total du volume horaire de travail fourni. Une croissance de la productivité apparente du travail est donc considérée comme traduisant le fait qu’il faut moins de travail pour produire la même richesse… ce qui est interprété par certains à la fois comme un gain de compétitivité et comme un gain d’effort. Or, cela dépend de la façon dont ces gains de productivités apparents sont obtenus. Ils peuvent être obtenus, non pas par des technologies ou une organisation de la production plus efficaces, mais au prix d’un effort considérable et d’une détérioration des conditions de vie et de travail, parfois jusqu’à l’insupportable. Il ne faut pas nier le progrès que peut représenter un gain de productivité, mais ce n’est qu’une possibilité. Il y a un énorme enjeu sur le type de gains de productivité, et pas seulement sur la répartition des gains.

Notons que les niveaux de productivité du travail observés en France sont parmi les plus élevés du monde avec la Corée du Sud. Cela n’empêche pas des difficultés économiques importantes et de graves problèmes de compétitivité de l’économie française, comme en témoigne notamment le déficit commercial record enregistré en 2022, avec des importations de produits manufacturés (donc hors pétrole) qui dépassent de plus de 80 milliards d’euros les exportations depuis la France.

En outre, une productivité apparente du travail élevée peut signifier que les salariés sont pressurés à l’extrême, et c’est le cas en France, alors que d’autres possibilités d’un progrès existent.

Mais cette baisse inquiète les milieux proches du patronat, néolibéraux ou sociaux-libéraux, et même certains hétérodoxes qui sont mal à l’aise avec ce recul, car ils ne voient pas l’importance du stock de capital passé aussi bien dans la production que dans le critère de rentabilité qui domine les gestions. En réalité, il montre (i) les limites des gestions patronales dominantes qui, particulièrement en France, font « suer le burnous » et pressurent avant tout les salariés (ii) il traduit peut-être aussi les transformations, à la fois positives et négatives, qui se cherchent dans le travail et dans les entreprises, voire les contradictions. Il se pourrait qu’on assiste à une phase qualitativement nouvelle de la crise d’efficacité et d’une exacerbation entre le besoin de changer de paradigme sur l’emploi, pour aller vers une sécurité d’emploi ou de formation, et l’exaspération patronale et étatique de la flexibilité et de la baisse du coût du travail, voire la recherche d’une nouvelle flexi-sécurité. Enfin, il pourrait aussi exprimer les difficultés spécifiques de l’économie française.

Le problème c’est que le grand patronat comme l’État macronien sont partis pour agir sur les symptômes et le chiffre plutôt que sur la maladie elle-même (l’excès de capital, ou de consommations de matières, et l’insuffisance de développement des femmes et des hommes).

Un peu comme si, pour soigner une faiblesse cardiaque on faisait courir encore plus vite, quitte à provoquer un infarctus, un AVC ou une embolie !

Mais on comprend l’inquiétude égoïste du patronat et du grand capital : à situation inchangée pour tout le reste, une baisse de la productivité apparente du travail signifie produire moins de profit… !

Au contraire, en Allemagne, les niveaux de productivité apparente du travail sont plus faibles. En revanche, la productivité apparente du capital y est beaucoup plus élevée [4]. Il en résulte dans ce pays une efficacité meilleure et une productivité « globale » plus élevée. Cela permet ainsi au capital allemand d’avoir quand même un meilleur taux de profit (Profit/K), sans écraser complètement le travail vivant et les travailleurs en Allemagne (mais d’une part, il reporte les coûts sur les autres travailleurs et les autres pays, d’autre part, il tend à se réorienter dans le sens d’une logique similaire à celle suivie en France, mais en partant d’une situation différente).

Plus généralement, en s’en tenant à une productivité apparente du travail on ne tient pas compte des équipements [5], ni du reste du capital (capital circulant renvoyant aux matières premières ; capital financier renvoyant soit à des activités proprement financières, soit à des moyens immatériels comme les brevets, logiciels, etc.).

Or les équipements et la façon dont on les utilise peuvent décupler, ou pas, l’effet du travail humain. Marx, et les marxistes, parlent de productivité de l’ensemble du travail, travail présent et travail passé contenu dans les équipements[6]. Les keynésiens de gauche (sous l’influence de Kaldor) accordent eux aussi de l’importance à la productivité du capital. C’est un travail de chercheurs de l’INSEE sur celle-ci, publié en 1972, qui avait permis de diagnostiquer très tôt le début de la crise systémique et de pointer une partie de ses causes [7].

Or, plus préoccupant, en France l’efficacité du capital fixe (VA/K) [8] tend à diminuer, y compris depuis la reprise post-pandémie : l’accroissement de valeur ajoutée succédant à un investissement tend à diminuer (productivité marginale, tableau 2), et l’indicateur conjoncturel de productivité apparente (tableau 3) donne le même message de recul récent.

Tableau 2- Productivité marginale apparente du capital (ΔPIB/Inv-1)

(indicateur de niveau)

202020212022
Ensemble économie
Investissement décalé d’un an*               -33,628,910,5
Investissement décalé d’un trimestre**-34,626,210,3
    

Source : Insee (comptes trimestriels, résultats détaillés du 1er trimestre 2023), Calculs auteur

*VA des 4 trimestres / investissement des 4 trimestres de l’année précédente

** VA des 4 trimestres (T1+T2+T3+T4)/ investissement de T3+T2+T1+T4de l’année précédente

Indicateur conjoncturel de productivité apparente du capital (PIB/Inv = PIB/ΔKbrut)

Source: INSEE, comptes nationaux

Trois indicateurs de productivité apparente du capital calculés : en trimestriel ; en annuel sur l’investissement des 4 trimestres de l’année de début de période ; en annuel sur un investissement décalé d’un trimestre

Et si on prend tout le capital avancé (matériel et financier), alors la tendance récente est nettement à la baisse, sachant que la valeur du capital financier des entreprises s’est profondément accrue. Il en est de même sur le long terme [9].

Des explications factuelles…

Plusieurs éléments plausibles (et avérés factuellement, mais pas nécessairement comme mécanismes) sont avancés pour expliquer le recul récent de la productivité apparente du travail :

  • « cycle de productivité » : durant les phases de reprise, les embauches précèdent la production, donc on observe d’abord une chute de la productivité puis sa reprise. Là, la reprise est extrêmement vive, d’où les évolutions fortes de productivité ;
  • la composition de l’emploi a changé : le nombre d’apprentis et d’alternants a été environ multiplié par 2, passant d’environ 2 % de la main d’œuvre à 4 %, or c’est une main d’œuvre en formation, moins efficace à court terme (le problème c’est qu’on est en train d’en faire un volant permanent de travailleurs, que l’on Macron veut étendre encore avec sa réforme du lycée professionnel) ;
  • les arrêts maladie ont augmenté, particulièrement après le COVID (notamment chez les cadres et chez les jeunes), à la fois en 2021 et en 2022, selon une enquête régulière effectuée par l’organisme d’assurance complémentaire Humanis, et ces salariés sont comptés dans la main-d’œuvre. Il n’est pas clair de savoir s’ils sont comptés dans le volume horaire. Ils ne produisent pas, ce qui tire la productivité apparente à la baisse.
  • Par ailleurs, les politiques de baisse du coût du travail, qui se sont considérablement renforcées durant la pandémie, permettent des embauches peu coûteuses. L’inflation diminue aussi fortement les salaires réels. Et, de fait, la masse salariale par heure travaillée a quasiment stagné dans l’industrie en euros courants, donc elle a fortement baissé en termes réels, si on tient compte de l’inflation (-5,8 %). Dans les services, elle augmente mais à un rythme moindre que l’inflation et baisse aussi une fois l’inflation prise en compte (-2,9 %). Les entreprises peuvent donc se permettre d’embaucher plus pour une même production. Mais avec quel effet ?

Tableau 4 – Masse salariale par heure travaillée

 202020212022de 2021 à 2022
    En euros courantsEn euros constants
(inflation défalquée*)
Branches industrielles5,8-2,52,70,1-5,8
Branches non industrielles5,2-0,43,43,0-2,9
Ensemble5,3-0,73,32,6-3,3

Source : Insee (comptes nationaux trimestriels), calculs de l’auteur      

Indice des prix à la consommation en glissement annuel

  • La statistique qui devrait questionner est celle qui rapproche la diminution de la valeur ajoutée par tête de l’augmentation persistante de la production brute par tête. Cela veut dire que pour une même valeur de produit final, on a moins de valeur ajoutée. Cela peut recouvrir deux ensembles de phénomènes inquiétants : (i) le développement d’une industrie d’assemblage, mais à faible valeur ajoutée, (ii) des relations prédatrices internationales sur l’industrie avec des chaînes internationales d’activité où les services à l’industrie (recherche, conception, maintenance, gestion, etc.) sont valorisés dans le prix des importations et prélèvent en direction de l’étranger une part plus importante de la valeur de la production industrielle.
  • Au-delà, un certain nombre d’entreprises ont maintenu leur activité, « sous perfusion » donc très faible, conservant donc les contrats de travail, générant de l’emploi dans les statistiques et très peu de valeur ajoutée. C’est partiellement crédible, car on se demande comment les salaires auraient été versés, maintenant que les politiques de financement du chômage partiel sont quasiment arrêtées. Mais cela a pu jouer en 2021.
  • Enfin, on peut ajouter que les différents contrats aidés comprenant des stages de formation sont comptés comme de l’emploi, sans que les personnes concernées travaillent effectivement, et génèrent donc une valeur ajoutée, car elles sont en formation, ou en « insertion ». Cela pèse aussi sur la mesure de la productivité apparente du travail.

… Qui peuvent exprimer une nouveauté et une exacerbation des contradictions

La montée du poids des différentes formations (apprentissage, alternance, stages, etc.) exprime un mouvement contradictoire : l’importance devenue très significative du besoin de formation, et d’une formation liée à l’emploi et, en même temps, la réduction de ce besoin à de l’emploi, sans voir la spécificité de la formation. Et du coup l’incapacité à le voir autrement que comme quelque chose qui « pèse » sur la production et la productivité apparente du travail. Cette montée des exigences de formation exige de donner lieu à un bougé culturel : penser emploi-formation (au lieu de la réduction à l’emploi) et rompre avec l’obsession de la productivité horaire apparente du travail.

De même, si l’on rapproche le volume de travail plus important (volume horaire) et le recul du salaire horaire réel, alors on a le tableau d’une économie qui prend conscience d’un besoin d’emploi, d’un besoin de plus d’emploi que par le passé pour la même production. Mais qui ne peut le faire que par la baisse du coût du travail. Ce qui est contradictoire et alimente des cercles vicieux. Jusqu’au développement d’activité à faible valeur ajoutée, situées trop en aval du processus productif.

Par ailleurs, la montée des arrêts de travail, remarquée par de nombreux analystes, exprime une certaine limite à l’accroissement de la productivité apparente du travail, et plus généralement une crise des gestions. Celle-ci est renforcée par la question du télétravail et plus généralement de la crise de la relation au travail (quiet quitting, etc,), dont on ne sait pas bien comment il joue sur les différents paramètres mais qui exprime une exigence nouvelle et une déchirure profonde dans le consensus de gestion recherché par le patronat dans les entreprises.

En conséquence, si on rapproche ces différents éléments de la poursuite d’une baisse de l’efficacité du capital, alors on voit l’effet d’ensemble de ces contradictions. On voit ce qui domine : alors qu’il faut des salariés plus efficaces (à la fois mieux formés, plus amenés à décider dans l’entreprise, ayant un salaire qui permet de meilleures conditions de vie, ayant accès à de bons services publics, etc.), la baisse du coût du travail empêche un développement réel et général des capacités et donc, de réels gains d’efficacité globale.

C’est dire sur le double besoin

  • de rompre avec l’obsession de la baisse du coût du travail (dans les es politiques et dans les gestions des entreprises), pour rechercher des critères d’efficacité sociale et écologique ;
  • d’aller, progressivement mais radicalement, vers une sécurité d’emploi et de formation pour toutes et tous.

Pour aller dans cette direction, il apparaît déterminant de s’appuyer sur les aspirations à une autre vie au travail, à un autre sens de celui-ci (pour une autre production) comme à une autre vie hors travail (baisse du temps de travail, salaire, services publics, formation continue, retraite).


[1] Alors qu’un rendement, c’est un résultat (production par exemple), mais rapporté aux moyens consommés pour le réaliser.

[2] On calcule la valeur ajoutée en retirant du montant des marchandises vendues le coût des consommations intermédiaires, c’est-à-dire des biens et services transformés ou entièrement consommés au cours du processus de production.

[3] Le PIB est constitué de la somme des valeurs ajoutées à laquelle, en comptabilité nationale, on ajoute la TVA.

[4] Elle est nommée « efficacité » du capital, en termes marxistes, car le capital ne produit pas de valeur ajoutée.

[5] Ou pour parler en marxiste du « travail passé » ou « travail mort » contenu dans ces équipements.

[6] Ou travail mort et travail vivant

[7] Fresque historique du système productif, INSEE, collectif, 1972. Nombre des auteurs de ce travail étaient alors marxistes et en dialogue avec Paul Boccara et les travaux menés à la section économique du PCF.

   D’autres travaux ultérieurs ont souligné, hors de notre courant de pensée, la crise d’efficacité. On peut citer notamment ceux de Michel Berry (1983) sur les critères de gestion de la rentabilité financière, ceux du Commissariat au Plan, avec Daniel Bachet et Henri Guaino (1990) sur la « productivité globale », ou ceux de Pierre Veltz (2008) sur la crise d’efficacité liée aux nouvelles technologies.

[8]Approximée en utilisant l’investissement, qui est la variation brute de capital en volume, car on ne dispose pas d’évaluation pour 2022 du stock de capital.

[9] voir le travail effectué avec Clément Roll et repris dansF. Boccara (2022), « Time for Another Kind of Globalization: Challenges for Theory and Proposals », in Rethinking Asian Capitalism and Society in the 21st Century, Tran Thi Anh-Dao éd., Palgrave MacMillan Press p. 339-376.