Denis Durand
En août 2023, plus de 5 millions de personnes étaient inscrites à Pôle Emploi. Selon l’INSEE, le chômage ou le sous-emploi touchent 5,35 millions de personnes au deuxième trimestre 2023, une personne en âge de travailler sur 6.
Pendant ce temps, les employeurs se plaignent d’une pénurie sans précédent de main-d’œuvre.
C’est une tendance qui s’accentue depuis vingt ans. D’un côté, des millions de citoyennes et de citoyens ne trouvent pas l’emploi qui leur permettrait de déployer leurs capacités. De l’autre, un nombre croissant d’entreprises ne trouvent pas la main-d’œuvre dont elles auraient besoin. Le marché du travail parvient de moins en moins à coordonner les deux : cette institution centrale de l’économie capitaliste est en crise.
Derrière ces chiffres, combien de souffrances, combien de vies gâchées ? Mais aussi combien de richesses qui pourraient être créées et qui ne le sont pas alors que le pays et ses habitants en auraient le plus grand besoin ? Sans compter toutes celles et ceux d’entre nous qui, bien que titulaires d’un emploi, affrontent tous les jours la précarité ou la perte de sens du travail.
La gestion de nos vies par le « marché du travail », ça ne fonctionne plus !
Emmanuel Macron prétend traiter le problème en renvoyant la responsabilité aux chômeurs, en durcissant les conditions d’accès au RSA sous peine de suspension des allocations. Il prétend aider les chômeurs les plus « éloignés de l’emploi », tout en torpillant l’enseignement professionnel et en orchestrant la pénurie d’enseignants dans l’Éducation nationale.
Après les réformes du droit du travail, après celle de l’assurance chômage, et alors que la réforme des retraites a dressé le pays contre lui, Emmanuel Macron continue de viser un même but. Ce que le gouvernement appelle le plein emploi, c’est une pression accrue sur les salariés et les chômeurs pour les soumettre aux exigences du capital.
Cela ne fera qu’aggraver la souffrance sociale et affaiblir notre économie. La révolution écologique nécessaire, la révolution technologique informationnelle qui peut apporter d’énormes gains d’efficacité dans toutes les activités si elle cesse d’être subordonnée à la rentabilité des multinationales, exigent un nouveau type d’efficacité économique, fondé sur le développement des capacités d’initiative et de créativité de chaque être humain.
Il faut répondre aux exigences qui montent dans la société – comme celles qui se sont exprimées dans le mouvement pour les retraites : ne plus dépendre du marché pour décider ce que doit être notre vie, accéder, tout au long de la vie, aux formations nécessaires pour pouvoir déployer les capacités de chacune et de chacun dans des activités choisies. Une nouvelle conception du travail, du non-travail, de tous les âges de la vie.
Cette exigence est aussi une nécessité pour relever les défis sociaux, les défis écologiques, les défis de paix et de co-développement qu’affronte notre société.
Un projet de société :
construire un système
de sécurité de l’emploi et de la formation
Nous voulons instaurer dans les faits, pour chaque membre de la société, à tout moment, le droit à un emploi ou à une formation débouchant sur un emploi plus qualifié, dans une sécurité de revenu. Les mobilités d’un emploi à un autre, d’un lieu à un autre, seraient alors maîtrisées par les intéressés eux-mêmes, et non soumises aux alés des marchés.
Dans cette perspective, la formation, tout au long de la vie, occupe une place tout à fait nouvelle, bien plus grande qu’aujourd’hui. C’est elle qui permet de sécuriser les emplois et d’anticiper les changements technologiques. C’est elle aussi qui donne au travail de chacune et de chacun une efficacité démultipliée. Et ces gains d’efficacité sont ce qui permet de réduire le temps de travail, tout au long de la vie, pour se consacrer à d’autres activités, y compris la formation.
Concrètement, chacune et chacun sera affilié.e, dès la sortie du système scolaire, à un service public de l’emploi et de la formation ayant pour mission, non de soumettre la force de travail aux exigences du patronat mais de procurer à toutes et tous les moyens d’alterner périodes d’exercice d’un emploi et périodes de formation dans des domaines librement choisis, sans jamais passer par la case « chômage ». Les salarié.e.s en formation percevront une allocation prenant en compte les qualifications acquises au cours de leur parcours antérieur, financée par une cotisation acquittée de façon mutualisée par les employeurs.
Chacun.e aura la possibilité de conclure avec son employeur et avec le nouveau service public de l’emploi et de la formation une convention tripartite définissant en particulier la nature et le calendrier des formations choisies. Le rôle du service public de l’emploi sera de sécuriser ces conventions en veillant au respect de leurs dispositions par les employeurs – bref, tout le contraire du « France Travail » d’Emmanuel Macron.
En effet, notre projet vise bien plus, et tout autre chose, que le plein emploi sur le marché du travail capitaliste. Au lieu de traiter la force de travail humaine comme une marchandise, que l’on rejette dans le chômage lorsqu’elle ne correspond pas aux exigences du patronat, et qu’on ne met à la retraite que lorsqu’elle est « usée », comme disent le MEDEF et Emmanuel Macron, toute l’organisation de la société visera, dans le système complètement achevé, à sécuriser l’emploi et la formation de chacune et de chacun. Pour chaque membre de la société, c’est une nouvelle liberté, celle de choisir son parcours de vie sans qu’il soit dicté par le marché.
Pour l’ensemble de la société, ce sera un changement profond. Au lieu d’être fractionnée en populations enfermées dans le chômage, dans la précarité, dans la marginalité ou dans des emplois plus ou moins efficaces, on vise une situation où, à chaque instant, les deux tiers, peut-être, de la population occupe un emploi salarié, et un tiers poursuit une formation, chaque personne passant régulièrement de l’une de ces situations à l’autre dans le cadre des conventions conclues avec les employeurs et avec le service public de l’emploi et de la formation.
C’est un nouveau fonctionnement de l’économie, conservant la souplesse et la mobilité permises par le marché du travail capitaliste mais émancipant les individus et la société de ses fléaux : chômage, précarité, subordination des salariés à l’employeur.
Des leviers sur les entreprises et pour changer l’utilisation de l’argent
Ce système révolutionnaire est à construire progressivement, dans les luttes sociales et dans de nouvelles institutions. Il suppose en particulier de faire évoluer profondément la gestion des entreprises en faisant prévaloir, contre la logique capitaliste visant le maximum de taux de profit pour les apporteurs de capitaux, une nouvelle logique fondée sur des critères d’efficacité sociale, économique et écologique : priorité à l’emploi et à la formation pour produire de la valeur ajoutée en économisant le capital matériel (équipement, matières premières) et le capital financier, et pour que cette valeur ajoutée serve à l’augmentation des salaires, au financement de la Sécurité sociale et à celui des services publics.
Cette prise de pouvoir sur l’utilisation de l’argent des entreprises, des banques, et de l’argent public répond profondément aux aspirations montantes des individus à une maîtrise de leur vie, de leur travail, de leur place dans la société. Elle passe par l’exercice de nouveaux pouvoirs par les salariés dans l’entreprise, jusqu’à l’obtention de crédits bancaires pour la réalisation de projets d’embauches, de recherches, de productions et d’investissements, alternatifs aux stratégies patronales.
Elle passe aussi par l’exercice de nouveaux pouvoirs démocratiques de l’ensemble de la société sur les entreprises et les banques. Des conférences locales, régionales et nationales pour l’emploi, la formation et la transformation productive et écologique réuniront l’ensemble des acteurs économiques et sociaux pour déterminer chaque année des objectifs précis, chiffrés, de créations d’emplois dans les entreprises et les services publics, de formations répondant aux besoins des populations des territoires concernés. Elles jetteront ainsi les bases d’une forme de planification inédite, incitative, profondément démocratique et décentralisée, assise sur une maîtrise démocratique de l’utilisation de l’argent avec, par exemple, un pôle financier public et une nouvelle utilisation de la création monétaire de la BCE.
Elle peut être engagée à partir de la situation actuelle mais nécessitera, pour être pleinement réalisée, des nationalisations et appropriations sociales nouvelles des grandes entreprises et de leur gestion. Elle est une sorte de « feuille de route » pour des transformations révolutionnaires, radicales, à mener pas à pas.
Une économie plus forte, une souveraineté populaire s’exerçant concrètement dans l’élaboration, la décision, la réalisation et le contrôle de projets précis de développement des activités économiques et des services publics, seront la base d’un développement inédit des coopérations à l’échelle de l’Europe et du monde, à l’opposé des logiques d’affrontement qui entravent les perspectives de progrès social dans chaque pays.
Menée à son terme, la construction d’un système de sécurité d’emploi et de formation est ainsi au centre des réponses à la crise de la civilisation capitaliste et libérale. Elle participe à la transition vers une société radicalement différente, issue du dépassement du capitalisme.
Il ne s’agit pas pour autant d’un projet pour un avenir lointain : les modalités de sa construction peuvent être inscrites dès aujourd’hui dans l’ordre juridique, comme le fait la proposition de loi déposée en avril 2017 par André Chassaigne et ses collègues à l’Assemblée nationale (https://www.assemblee-nationale.fr/14/pdf/propositions/pion4413.pdf).
Surtout, ce projet est de nature à donner de la force aux luttes sociales, dans les entreprises pour les salaires, l’emploi, la transformation écologique de notre économie, et dans la mobilisation pour une alternative au projet Macron, en matière de retraites comme en matière d’emploi, de formation et de services publics.