Gérard ALEZARD
Paul Boccara respirait la vie. Tout en lui en était l ‘inspiration, engagement politique et sociétal, réflexion, clairvoyance, créativité et action… Novateur de la pensée marxiste, fondateur de concepts qui aujourd’hui encore, aujourd’hui surtout, sont au cœur des alternatives, dépassant la seule analyse économique ; capitalisme monopoliste d’État, crise structurelle, crise systémique, révolution informationnelle, avec en fond de scène les liens entre les activités humaines et leurs relations dans la vie, dans le travail, dans la vie économique, politique, sociétale.
Chercheur et militant du quotidien, penseur impénitent, le dogmatisme lui était étranger. Praticien de sa propre théorie, tout pour lui était l’objet d’étude et d’intervention, où qu’il soit. Dès lors, son empreinte marque fortement le syndicalisme. Pour la CGT, ce n‘est pas de l’histoire ancienne. Ainsi de l’enjeu des critères de gestion et de leur changement de logique par les travailleurs eux-mêmes.
J’ai vécu personnellement l’expression de cette audace intellectuelle et praticienne, de son pouvoir de conviction, de ses interventions fortes et passionnées, parfois tonitruantes mais jamais blessantes, qu’il s’attachait à adoucir de son humour décapant. Dans les années 70, j’ai appris à être un auditeur stupéfait et attentif de Paul Boccara, sur les thèmes du PCG, lors de meetings et de débats publics à la salle de la Mutualité ou au siège du parti communiste et ensuite dans des séances de travail sur les questions de nationalisations. C’est à cette période que nous avions constaté une bizarrerie en comparant nos notes manuscrites respectives : deux couleurs pour moi, beaucoup plus pour lui, et des dérivations multiples qui en faisaient des hièroglyphes pour tout le monde. Bien sûr nous ne jouions pas dans la même catégorie, lui le géant et moi le militant syndicaliste… Mais cette singularité a nourri une complicité qui a beaucoup compté par la suite. Nous avions des divergences, nous en avons gardé et avec, l’amitié, toujours.
À partir de 81, avec la victoire du programme commun et face à un gouvernement d’union de la gauche, la CGT s’attache à placer les nouveaux critères de gestion « en situation », dans les propositions comme dans l’action des syndicats dans les entreprises, « pour mettre en œuvre les critères nouveaux de gestion substituant au taux de profit et à la rentabilité du capital la logique du progrès et de la rentabilité économique et sociale à l’échelle du pays »[1]. Les travaux pratiques de ces conceptions vont se multiplier, confrontant et (ou) conjuguant les travaux du secteur économique de la CGT et les avancées théoriques de PB.
C’est le temps du débat et de la mobilisation pour d’autres critères de gestion et aussi d’expérimentation des potentialités et de l’efficacité de l’action sur le lieu de travail, et pas seulement au niveau des nationalisations mais sur l’ensemble du terrain économique. Formation des prix, vérité des coûts, et rôle des CE, nouvelle politique du crédit et critères d’utilité publique, financement de la protection sociale…, des essais ont été nombreux, transformés ou non.
La confédération va multiplier les réunions et organiser des conférences au sein de la CGT sur cet enjeu des critères de gestion d’efficacité économique et sociale, par exemple sur l’intervention économique des C.E. ou encore sur le rôle des administrateurs salariés des entreprises nationalisées. A l’extérieur aussi, les débats vont se multiplier. Ainsi de l’initiative de la revue « Economie et politique » en 1982, le 6 novembre, sur le thème « quels critères pour une gestion nouvelle», qui rassemblait, avec Paul Boccara, Dominique Strauss Kahn, Philippe Herzog et moi même.[2] Paul fit en introduction ex cathedra, un de ces exposés dont il avait le secret, précisant ce qu’il entendait par « intervenir dans les gestions, avec de nouveaux critères ».
La démonstration est alors avancée d’une dialectique qui conjugue analyse théorique du mouvement économique et élaboration de nouveaux critères expérimentaux au niveau de l’entreprise. Telle est précisément la démarche de P. Boccara, cultiver en permanence théorie et pratique de terrain pour mieux fortifier et crédibiliser des principes novateurs pour avancer vers une issue à la crise.
Nombre d’exemples viendront valider cette construction. Tous les secteurs ont vécu ces expériences[3]. C’est beaucoup la dynamique de la lutte qui a nourri les contenus. Des résultats ont été arrachés, des stratégies d’entreprise et des normes de gestion ont été remises en cause.
Mais des résistances, une certaine frilosité, des refus aussi, ont limité ces efforts. Il n’a jamais été simple d’occuper à la fois le terrain social et celui de l’économie, jamais facile de bâtir et d’assumer une pratique où se conjuguent ces deux composantes d’une même responsabilité syndicale, a fortiori dans un tel contexte. Si la direction confédérale n’a pas ménagé ses efforts pour avancer dans ce sens, au sein de la CGT, çà et là, se trouvait contestée la place pourtant essentielle du versant économique dans le combat syndical et les besoins d’intervention des salariés sur la gestion.
Parmi les thèmes débattus : efficacité économique du pouvoir d’achat, relance d’activités utiles, gestion et démocratie, démocratie et développement au niveau des territoires, rapport PME-donneurs d’ordres, transparence et efficacité du financement, rôle et démocratisation de l’Etat… En même temps, on ne peut éluder les problèmes et les blocages non résolus. Des propositions ont été élaborées, mais où souvent le général l’emportait sur le réel économique et sur le vécu des salariés, le sectoriel sur le local, le macro sur le micro, le volontarisme du slogan « juste » sur l’efficacité de la réponse « vraie » au nécessaire et au possible.
Paul Boccara, qui a suivi, voire participé, à nombre de rencontres dans l’entreprise, mesurait les obstacles sur le terrain lui même. Son souci est constant : cultiver théorie et pratique « du réel » pour mieux expérimenter et valoriser son démarche. C’est pourquoi, toujours à la recherche de nouveaux critères dans l’entreprise au service d’une conception qui conjugue analyse théorique du mouvement macro-économique et élaboration d’outils techniques opérationnels au niveau micro-économique, il va publier un nouvel ouvrage[4]. Celui ci, devait dire Paul, « ne vise pas seulement des spécialistes, des dirigeants. La théorie permet d’éclairer les luttes nouvelles dans les entreprises et les localités pour sortir de la crise. Tous les travailleurs, tous les citoyens, les militants syndicaux sont concernés car il faut arracher le tabou de la gestion au patronat, aux directions, à leurs spécialistes ». Insistant sur le caractère autogestionnaire et décentralisé de l’intervention des travailleurs, il énonce trois pistes, relance centrée sur l’emploi, financement avec des critères d’attribution des crédits et recherche de nouvelles coopérations internationales. Dans les luttes ajoutait-il, « les travailleurs font de nouveaux critères sans le savoir » !
« La théorie permet d’éclairer les luttes dans les entreprises et les localités pour sortir de la crise » avait-il coutume de souligner. Il n’a jamais cessé de faire comprendre sa théorie. Dans ce souci de vulgariser, en 1987, un livre paraît, fruit d’un travail collectif d’économistes, de syndicalistes et d’analystes de gestion, cet ouvrage est coordonné par Paul, qui rédige 5 des douze leçons [5]… Il se propose de « relever un défi : permettre au public le plus large, notamment aux militants des entreprises de comprendre les éléments des choix économiques et de gestion dans la crise. Il s’agit d’éclairer l’expérience des salariés pour qu’ils puissent élaborer des propositions alternatives favorisant les revendications et le développement de tous les travailleurs. Volontairement simplifié, ce livre a pour ambition de contribuer à surmonter les doutes de tous les salariés sur leurs capacités à « intervenir » dans les gestions. Il veut participer à la construction d’une culture de gestion nouvelle, émancipée de la domination capitaliste ».
Hier l’actualité le justifiait pleinement : « jamais comme aujourd’hui sans doute, et dans la lutte, n’est apparue avec autant de force, parmi les salariés et devant l’opinion, la question du lien indissociable entre progrès économique, réponse aux besoins des travailleurs et conditions du redressement. Cela donne toute sa raison d’être à ces 12 leçons… Elles mettent de plus en plus sur la sellette la gestion des directions d’entreprise et du gouvernement à qui les salariés demandent des comptes »[6]. En 1987, donc, Paul éditait ce vade-mecum. Trente ans après…, l’expérience des luttes de ces décennies, dans leurs succès comme dans leurs limites ou leurs échecs placent, sur le devant de la scène, toutes choses égales par ailleurs, l’urgence de nouveaux critères de gestion, la nécessaire intervention de travailleurs pour une logique d’efficacité économique et sociale.
A chacune, à chacun aujourd’hui aussi, de trouver la voie de cette alternative pour laquelle Paul Boccara en conclusion appelait à la rescousse un autre Paul, Eluard … ![7]
« … Ecoutons le tonnerre des bruits
et les muets cherchant à dissiper leur nuit
Ecoutons ce qui dort en nous d’inexprimé
Franchissons nos limites
Les cinq sens confondus c’est l’imagination
Qui voit qui sent qui touche qui entend qui goute
Qui prolonge l’instinct qui précise les routes
J’imagine je vois le dessous le dessus
D’un pont qui joint les hommes
D’un pont qui joint les mondes… »[8]
Pour cela aussi, l’empreinte de Paul Boccara se décline au présent et au futur ! »
6 décembre 2017
[1] Cf. document d’orientation du 41ème congrès de la CGT – Le Peuple 1135/36/37
[2] Les positions de la CGT sont alors précisées : l’enjeu « ou bien perpétuer une gestion dépassée et condamnée par son propre bilan, végéter et s’enfoncer dans la crise, ou bien avancer résolument dans la direction de critères d’efficacité économique et sociale et progresser durablement vers l’issue à la crise … Et le défi est bien celui de l’intervention des salariés sur et dans la gestion ; non pas pour une « meilleure gestion » mais pour une autre gestion fondée sur une autre logique de croissance ». Cf. G.A. – Le Peuple 1144 – Novembre 1982 –
[3] Cf. actes du colloque de l’IHS « 1975-1995, la CGT à l’épreuve des crises » 24/25 novembre 2016
[4] « Intervenir dans les gestions avec de nouveaux critères » Messidor – Editions sociales – 1985
[5] Cf . « Economie et gestions d’entreprises en 12 leçons » Paul Boccara-Claude Laridan-Jean-Christophe Le Duigou-Monique Prim-Said Yahiaoui – Préface de Gérard Alezard – Messidor – Editions sociales. Novembre 87
[6] Cf. ouvrage cité
[7] Cf. P. Boccara opus cité 1985
[8] Paul Eluard Ailleurs, ici, partout.