Fabienne Rouchy
Dans sa bataille pour les droits d’intervention des salariés dans la gestion des entreprises, la CGT considère les travaux de Paul Boccara comme une référence importante aujourd’hui, comme elle l’a été dans les luttes des dernières décennies. C’est une dimension présente dans tous les aspects de notre bataille syndicale, et pour le syndicalisme en général.
Les nouveaux critères de gestion avancés par Paul Boccara sont des outils dans la bataille syndicale pour réfuter les fausses évidences du discours patronal affirmant qu’« il n’y a pas d’alternative ». Ils aident les salariés à expliciter les objectifs d’efficacité sociale, écologique et économique dont leurs luttes sont porteuses, et qui s’opposent, de fait, radicalement, à l’obsession de la rentabilité et de la baisse de ce que le patronat et le gouvernement appellent le « coût du travail ».
Les entreprises exercent en effet une responsabilité sociale du fait de l’impact de leur activité sur la société et l’environnement. Cette responsabilité ne doit pas rester un sujet de discours ou un thème de communication. Elle concerne l’ensemble des dimensions de la vie sociale et les entreprises ont, dans ce sens, des comptes à rendre à la population, mais elle s’exerce de manière particulière à l’égard des salariés, qui sont au cœur du fonctionnement de l’entreprise. Cela implique pour la CGT que les salariés doivent avoir un ensemble de droits d’intervention, allant jusqu’à l’intervention sur la stratégie de l’entreprise.
De nouveaux critères de gestion et de financement à la Banque de France
Me concernant, en tant que syndicaliste CGT salariée de la Banque de France, j’ai régulièrement expérimenté la nécessité absolue d’être à l’écoute des propositions des salariés, dans le cadre notamment de grands projets portés par la direction ou de transformations nécessaires de l’outil de production.
Pour donner des exemples concrets, lorsqu’il s’est agi de modifier certains processus de fabrication et de mettre en place de nouvelles machines dans les sites industriels de la fabrication des billets, les errements de la direction, au nom d’un aveuglement technologique niant l’apport et les capacités créatrices des salariés, ont failli mettre en péril l’existence même de nos usines, les emplois associés, et la capacité du pays à produire des billets de qualité, répondant aux exigences de la confiance du public dans la monnaie.
Si la Banque de France est aujourd’hui le premier producteur de billets en euros, c’est parce que les syndicalistes de l’imprimerie de Chamalières, après des années de mobilisations, ont en son temps convaincu Jean-Claude Trichet, alors gouverneur, de corriger des choix technologiques désastreux pour adopter ceux qui ont fait le succès industriel d’aujourd’hui.
Si la papeterie fiduciaire de Vic-le-Comte est actuellement en capacité d’accueillir la construction d’une nouvelle imprimerie moderne, porteuse d’avenir, c’est parce que les très fortes mobilisations sociales ont imposé la modernisation et l’intégration de la papeterie de la Banque de France dans un pilier public européen de fabrication des billets. Tout cela ne s’est pas fait sans grèves, parfois dures, et sans le soutien de la population et de ses élus.
Le conflit en cours à Chamalières pour des conditions de travail acceptables, avec un nombre suffisant d’ouvriers autour des machines d’impression, est partie prenante de cette lutte acharnée pour le respect des personnels et la reconnaissance de leur expertise. Nous contestons radicalement l’obstination des dirigeants de l’irouchynstitution à maintenir un climat social délétère tout en jouant la division entre catégories de salariés et en faisant pression sur les autres organisations syndicales contre la CGT, très implantée et majoritaire sur le site. Nous le faisons en étant porteurs d’une autre logique, faisant reposer l’efficacité industrielle sur le développement des capacités des ouvriers, des techniciens, des ingénieurs, des employés et cadres de nos sites de production, grâce à un développement suffisant de l’emploi et de la formation de toutes et tous.
Quoi qu’en pensent les employeurs, les salariés sont les meilleurs experts de leur travail et la conquête de nouveaux droits d’intervention pour eux et leurs représentants est plus que jamais d’actualité. Elle se situe dans une bataille pour notamment davantage d’administrateurs salariés et un pouvoir accru pour ces représentants des personnels, partie intégrante du combat difficile que nous menons contre le capital.
En outre, la responsabilité sociale des entreprises n’a de sens que si elle fait l’objet d’une appropriation collective et citoyenne, afin d’échapper à la forme qu’elle prend trop souvent : celle d’un engagement unilatéral et auto-administré, servant bien souvent principalement les objectifs de communication interne et externe des firmes multinationales et masquant l’incompatibilité des aspirations des actionnaires avec celles d’autres acteurs, en particulier celles des salariés. Pour parvenir à cette appropriation collective, l’ensemble des acteurs doit être sollicité, les salariés bien sûr, mais également les populations concernées par le développement des activités de ces groupes dans les pays d’implantation qui doivent pouvoir être entendues, les consommateurs, les citoyens, etc.
Elle doit être associée à un régime de sanctions pour celles des entreprises qui viendraient à violer les normes internationales, européennes et nationales, et il faut mettre en place une conditionnalité sociale et environnementale des aides publiques aux entreprises.
Au contraire de critères de pure rentabilité, les nouveaux critères de gestion proposés par Paul Boccara sont des outils utiles aux luttes syndicales pour faire prévaloir une autre cohérence, au niveau de la gestion de l’entreprise comme de l’ensemble de la société.
A la Banque de France, par exemple, nous cotons les entreprises et les banques se réfèrent à cette cotation pour leur attribuer des prêts. Notre système de cotation s’appuie sur la capacité de l’entreprise à honorer ses engagements financiers et évalue le risque du point de vue des banquiers et des actionnaires.
Aujourd’hui, quand une entreprise développe sa capacité à produire des richesses en investissant et en créant des emplois, la Banque de France peut la sanctionner en dégradant sa cotation au nom de critères purement financiers, sans attendre le retour sur investissements. Cette méthode est destructrice d’emplois. Nous voulons, au contraire, que ces critères de cotation soient définis au niveau national, dans le cadre d’une politique monétaire européenne au service du bien-être humain.
Nous revendiquons une réforme de la cotation et sa modulation en fonction de critères sociaux (création et sécurisation des emplois, développement de la formation), économiques (renforcement du potentiel de création de valeur ajoutée dans les territoires) et écologiques (économie de moyens matériels, de matières premières et d’énergie, non pollution de l’environnement). La prise en compte de tels critères répondrait également à l’urgence écologique que nous traversons : réchauffement climatique, effondrement des écosystèmes, empoisonnement des sols et des aliments, 6ème extinction des espèces, etc…
Enfin, pour la CGT, les organisations syndicales doivent être concrètement associées à la mise en œuvre d’une conditionnalité sociale et environnementale des aides aux entreprises, en particulier concernant les multinationales.
En résumé, les travaux de Paul Boccara sont un point d’appui et une source d’inspiration pour nous, et nous continuons à travailler sur les matériaux très utiles à notre réflexion qu’ils constituent indéniablement.