Nasser Mansouri-Guilani
La civilisation capitaliste est en crise. Et le fait que les tentatives de construction d’une alternative au capitalisme aient largement échoué n’exonère pas ce régime. En revanche, le triomphalisme capitaliste et son corollaire l’intensification des politiques libérales consécutive à l’effondrement des ex-pays socialistes accentuent cette crise systémique.
Sur le plan économique et social, le symptôme le plus marquant de cette crise est l’énorme gâchis des capacités humaines ; capacités qui, à condition d’être développées, constituent un gisement inépuisable pour répondre aux besoins sociaux et économiques à travers le monde, qui demeurent largement non satisfaits. Ces gâchis se manifestent notamment par la persistance d’un chômage massif, en dépit de tous les artifices statistiques pour minimiser son ampleur. Et quand bien même les emplois sont créés, ils sont de plus en plus précaires. Ces évolutions ont un impact dévastateur sur la vie, la santé, le moral, les relations sociales et familiales.
Autre symptôme, alors que l’humanité n’a jamais produit autant de richesses, des centaines de millions d’individus n’arrivent pas à manger à leur faim. Et ces individus ne se trouvent pas uniquement dans les pays pauvres. Ainsi, par exemple, en France-même, la moitié des étudiants se trouvent dans cette situation. De la même manière, dans le monde, des centaines de millions d’individus sont privés de services et soins élémentaires comme l’accès à l’eau potable, aux soins de santé, à l’éducation… Et si – grâce notamment au développement économique spectaculaire de la Chine – la pauvreté avait commencé à reculer dans le monde, elle progresse de nouveau. En même temps, l’écart de revenus, de niveau de vie et de patrimoine entre les plus fortunés et le reste de la population, autrement dit les inégalités sociales, se creusent.
Ces symptômes sont le produit de la stratégie globale du capital et des politiques libérales qui sont à son service, et qui donnent la priorité aux profits.
Cette même quête de profit est à l’origine d’un autre aspect de la crise de civilisation, à savoir le réchauffement climatique. Le discours dominant l’attribue aux « activités humaines ». Ce discours culpabilisant vise à camoufler le fait que sous le capitalisme, c’est bien la quête de profit qui structure la production, nonobstant les souffrances pour les travailleurs et les dégâts pour l’environnement. Elle conduit à ce que la production, notamment dans le cadre des firmes multinationales qui structurent à présent l’économie mondiale, ne vise pas à répondre aux besoins réels et largement non satisfaits des populations à travers le monde. Au contraire, la production est réalisée en fonction de la solvabilité des consommateurs potentiels. De plus, elle est organisée avec une visée d’obsolescence programmée, d’incitation à consommer davantage… Cette même quête de profit conduit à la délocalisation des activités et à des mouvements et transports superflus de marchandises avec des coûts exorbitants pour l’environnement. Le nouveau discours sur la « relocalisation » des activités délocalisées relève plutôt de manœuvres politiciennes. Quand bien même elle se réaliserait, elle représenterait un autre aspect de cette crise de civilisation, à savoir l’égoïsme, le nationalisme et le mépris des intérêts et du besoin de développement des autres peuples.
Ce discours culpabilisant ne s’arrête pas là. De par leur trajectoire historique, les pays dits développés et en premier lieu les Etats-Unis d’Amérique sont les principaux responsables du réchauffement climatique. Mais face à la demande mondiale et légitime d’une régulation, que préconisent les dirigeants de ces pays et les institutions internationales qu’ils dominent ? Eh bien, leur message implicite est que puisque la planète est épuisée, les pays dits en développement et émergents doivent oublier l’ambition de se développer.
Quête de profit et rivalités impérialistes
La quête de profit est aussi à l’origine des rivalités impérialistes qui engendrent des tensions géopolitiques aux dépens de peuples entiers et provoquent des conflits régionaux avec, parfois, des retombées mondiales. Alors que logiquement la disparition du pacte de Varsovie devait entraîner dans son sillage la dissolution de l’OTAN, cette dernière s’est maintenue et ses ambitions expansionnistes ont été amplifiées, donnant le prétexte au pouvoir capitaliste russe de justifier une intervention militaire en Ukraine au mépris du droit international. La place prépondérante qu’occupe cette guerre dans les médias s’explique par deux raisons essentielles : d’abord, parce qu’elle se déroule en Europe ; ensuite, parce qu’à travers cette « guerre par procuration » l’impérialisme américain cherche à affaiblir ses rivaux et particulièrement la Chine et ses alliés potentiels. Or, les conflits dans les autres régions du monde et notamment au Moyen-Orient provoquent aussi des souffrances sans que ces mêmes médias s’en soucient. De ce point de vue, il importe d’insister sur le contraste entre la soi-disant « aide internationale » accordée à ce pays, et le traitement des autres pays qui en auraient besoin. Enfin, la guerre en Ukraine met en évidence un autre aspect de cette crise de civilisation : l’accueil des réfugiés.
En effet, la pauvreté, l’insécurité, les tensions géopolitiques, les dégâts liés au réchauffement climatique provoquent des migrations plus ou moins importantes selon les régions. Les conditions de déplacements de ces migrants, de ces réfugiés, sont dramatiques et produisent parfois des scènes dignes des pages les plus sombres de l’histoire de l’humanité. L’intervention militaire de la Russie et la guerre en Ukraine ont obligé des millions d’Ukrainiens à abandonner leur pays. Il est du devoir des pays européens d’accueillir, dans les meilleures conditions possibles, ces réfugiés. Mais pourquoi ce devoir humanitaire ne s’applique-t-il pas aux autres réfugiés victimes des stratégies expansionnistes et impérialistes ?
Les rivalités impérialistes sont aussi à l’origine d’une nouvelle course aux armements alors même que, tout comme le réchauffement climatique, l’existence des arsenaux nucléaires est une menace sérieuse pour l’humanité, mettant en péril son existence à tout instant. Même si, hélas, la bataille pour le désarmement n’est plus un thème mobilisateur en tant que tel, des milliards d’êtres humains aspirent toujours à la paix et souhaitent que les moyens financiers soient mobilisés pour développer les capacités humaines partout dans le monde au lieu d’être gaspillés dans les armes de destruction. Et pourtant, les États et particulièrement les grandes puissances augmentent les dépenses militaires, soi-disant pour assurer la sécurité et protéger les citoyens.
Les politiques de l’État français, à l’instar de la réforme de la retraite, sont une manifestation criante de cette crise de civilisation capitaliste. Ainsi, alors que des millions de Françaises et Français s’opposent à cette réforme et veulent préserver ce conquis social, le gouvernement poursuit sa ligne au mépris du souhait des citoyens, essentiellement pour satisfaire les marchés financiers.
On comprend pourquoi, au lieu de parler de la crise de civilisation, le président de la République reprend le thème de la « décivilisation ». Certes, le concept a été développé entre les deux guerres mondiales pour caractériser la montée du nazisme. Mais dépoussiérer ce concept dans les conditions actuelles, surtout quand le gouvernement persiste sur ses politiques libérales, a une visée principalement politicienne et constitue un clin d’œil aux électeurs de l’extrême droite. Bien sûr, il est nécessaire de convaincre des millions de Français séduits par l’extrême droite de la nocivité de leur choix. Mais cela ne peut pas se faire en reprenant la rhétorique de l’extrême-droite, car la cause principale de la progression de celle-ci est, précisément, la crise qu’enveniment les politiques libérales. La seule issue possible est donc de rompre avec ces politiques, de sortir du capitalisme.
C’est dans ce contexte que les amis de Paul Boccara ont voulu lui rendre hommage en organisant une conférence – rencontre. Soutenue par la Fondation Gabriel Péri, L’Humanité, La Marseillaise, La Pensée, Progressistes, et Économie&Politique, la conférence a eu lieu le 17 juin au siège du Parti communiste français, sur le thème : « Les apports de Paul Boccara pour une civilisation de partage pour toute l’humanité ». Le dossier de cette édition d’Économe&Politique rend compte de cette conférence.
Militants politiques, syndicalistes, chercheurs et universitaires ont abordé, à travers les échanges riches et instructifs, l’utilité et l’actualité des apports de Paul Boccara dans les domaines fondamentaux comme l’issue de la crise ou encore le droit et le pouvoir d’intervention des travailleurs et des citoyens sur les choix stratégiques, tant à l’entreprise que dans la cité. La conférence a débuté avec une table ronde sur l’anthroponomie, concept développé par Paul Boccara ; concept qui, au-delà de l’économie, porte sur la transformation des êtres humains eux-mêmes.
Le message principal qui ressort, tant des travaux de Paul Boccara que des échanges de cette conférence, est que l’humanité est à l’aube d’un grand moment historique marqué par de fortes mutations technologiques – une « révolution informationnelle » – qui modifient profondément notre vie. Ces mutations portent en leur sein la possibilité d’établir un nouveau mode de développement économique et social qui respecte les êtres humains et l’environnement sur la base de partage et de relations non marchandes, à l’opposé de la conception capitaliste qui vise à tout marchandiser, à tout privatiser, à tout subordonner au diktat de la rentabilité financière. Cette possibilité implique de sortir du capitalisme, de rompre avec le libéralisme économique, d’économiser les moyens matériels pour libérer les ressources nécessaires au développement des capacités humaines et productives. Elle implique une nouvelle conception de la démocratie où la volonté et la voix des citoyens priment, ce qui nécessite d’établir des droits et des pouvoirs pour eux, et particulièrement pour les travailleurs, sur les choix stratégiques des entreprises et de la puissance publique. Elle implique le développement de services publics de qualité, de nouvelles régulations à tous les échelons, du local au mondial, et de nouvelles coopérations internationales.
C’est à cela que souhaite travailler – aux côtés d’autres organisations politiques, syndicales et associatives, de chercheurs et universitaires -, l’Association des amis de Paul Boccara.