On aborde la SEF à ce moment de la rencontre, dans les perspectives de construction et d’action qu’on peut tirer des travaux de Paul Boccara, puisque ce projet formulé dès 1996, n’est pas un projet clef en mains. Bien au contraire, il a été construit dans et pour l’action politique et à ce titre il appelle à d’autres développements.
C’est parce que la question qui nous intéresse est celle de l’action politique, et de l’action politique efficace pour une transformation révolutionnaire de la société, que nous avons besoin d’un projet communiste. Et c’est un projet doté d’une cohérence globale, qui articule le dépassement du capitalisme avec l’émancipation de toutes les dominations, qu’est la SEF, et il est important d’insister sur le fait que c’est un projet de transition révolutionnaire, donc dynamique, qui a besoin de l’intervention continue, consciente et organisée de notre classe : on ne peut pas séparer l’intervention théorique dans des journées comme celles-ci de la pratique politique dans les luttes, et c’est pour ça qu’il faut insister sur l’appropriation collective et critique de la SEF.
En effet, la SEF est le nom que l’on donne à la transition qui vise à changer le mode de régulation de l’économie, contre le taux de profit qui est aujourd’hui le critère qui oriente toutes les décisions de production, d’investissement, de financement. On peut s’arrêter un instant sur ce concept de régulation, central dans les travaux de Paul notamment dans les controverses qui ont pu l’opposer aux structuralistes comme Maurice Godelier : loin de signifier la reproduction à l’identique, la pérennité, la régulation permet de concevoir comment, malgré l’expression dans tous les aspects du système capitaliste de cette contradiction fondamentale capital-travail salarié, le système peut former un tout cohérent. La régulation, c’est le concept qui permet de penser en même temps la cohérence profonde du système et son caractère contradictoire et qui permet d’en déduire l’analyse de ses lois de mouvement, de ses transformations, de sa dynamique ; et donc, de comprendre ses limites et penser son dépassement révolutionnaire. Si bien que cette notion de régulation nouvelle de l’économie nécessite de faire sauter cette séparation entre l’économique et le politique, puisqu’elle ne se limite pas aux frontières de l’entreprise mais concerne le système dans son ensemble, et la SEF précisément vise à articuler le travail et l’au-delà du travail, pour un tout autre rapport au travail et une révolution de l’ensemble des rapports sociaux.
Ce sera donc le dernier point de cette introduction : il ne faut pas tomber dans le travers de penser que la SEF serait une question technique. Parce qu’elle vise le dépassement du mode de production capitaliste, elle engage une transformation révolutionnaire non seulement des rapports sociaux de production, c’est-à-dire l’ensemble des relations sociales nécessaires à permettre la production et la reproduction de la vie immédiate (d’où l’intérêt de Paul pour l’anthroponomie, puisque ces rapports sociaux renvoient également aux réalités politiques, juridiques, théoriques d’une société qui donnent forme aux contradictions qui traversent le réel), mais la SEF engage aussi une révolution des forces productives qui sont en relation dialectique avec ces rapports de production (puisque dépasser la forme marchandise du travail implique de révolutionner les rapports pratiques entre les hommes dans la production de leurs moyens d’existence).
De là vient l’articulation centrale dans la SEF des enjeux de formation, de développement des capacités humaines, avec celles d’emploi, de rapports sociaux nécessaires à la mise en mouvement des forces productives.
La SEF, c’est donc un projet révolutionnaire de dépassement du capitalisme, qui vise à répondre aux immenses défis de civilisation qui nous attendent, ce qu’on peut voir à l’aune de ce que ça représente pour les jeunes.
Ce n’est pas très original de partir de la façon dont la SEF répond aux besoins et aspirations de la jeunesse, d’une part parce que « la jeunesse » est souvent un argument électoral alors même que c’est une catégorie d’âge qui s’abstient massivement, peut-être parce que c’est un thermomètre de l’ambition qu’une société se donne pour son avenir.
La jeunesse, en première ligne face à la précarité intrinsèque du salariat capitaliste
« Jeunesse » : ce groupe social doit être pris dans son ambivalence dialectique. Il n’est pas coupé du monde social et à ce titre il est traversé par les antagonismes de classe, il vit des réalités diverses. Mais cette période de la vie où l’individu se construit est marquée par des expériences et des aspirations communes aux jeunes, et donne une consistance à cette catégorie. Parmi ces aspirations, qui en vérité sont des aspirations de l’ensemble de la société, on a l’autonomie, l’accès à une formation de qualité mais aussi l’accès à un travail épanouissant et utile, bien rémunéré et sécurisé, permettant ainsi une liberté hors du travail et du salariat capitaliste.
Dans le contexte actuel de crise systémique du capitalisme, les jeunes travailleurs sont utilisés comme variable d’ajustement aux besoins du marché du travail, à travers la recrudescence des formes d’emploi précaire qui fragilisent leurs parcours. En témoigne ainsi la volonté des gouvernements successifs de subventionner l’emploi des jeunes, de sorte que le patronat n’aurait pas à les rémunérer. Ils représentent par ailleurs une porte d’entrée pour faire accepter à l’ensemble du salariat des formes d’exploitation accrue, à travers la mise en place de contrats en dehors du droit commun, d’une myriade de sous-statuts d’insertion dirigés vers les 16-25 ans (services civiques, CPE, garantie jeunes, mais plus largement le recours important au CDD et à l’intérim), parce que le patronat tire parti de leur aspiration à entrer sur le marché du travail, de leurs compétences acquises récentes, de leur flexibilité. Les jeunes sont ainsi à la fois “une variable d’ajustement pour les besoins de valorisation du capital et un public prioritaire sur lequel on expérimente la libéralisation du travail”[1]. Enfin, notons que ces dispositifs d’exception permettent également le financement public de l’accumulation privée, à travers notamment le financement par l’État d’une main d’œuvre à moindre coût[2].
C’est à la fois inefficace pour les jeunes qui n’ont pas les moyens de construire librement leur vie et leur avenir, de s’émanciper, mais aussi pour la société, car la précarité de l’emploi génère du chômage de masse chez les jeunes et prive la société de leurs qualifications et de leurs apports, à l’heure où la révolution informationnelle appelle à un tout autre développement de la productivité, qui mette les salariés, leur créativité et leurs compétences au centre.
C’est précisément un dépassement de la précarité fondamentale qu’organise le marché du travail, que ce soit celle des revenus, ou celle liée à la sujétion salariale, qui fragilise l’emploi, que permet la SEF. Parce que l’enjeu est de s’attaquer aux structures qui engendrent la précarité et les inégalités sociales, en dépassant le marché du travail de manière révolutionnaire, c’est-à-dire en l’abolissant de façon réussie : il s’agit donc de supprimer le processus en prenant en compte le problème auquel celui-ci permet de répondre, nommément l’organisation des mobilités des hommes et de l’appareil productif, et en résolvant ce problème tout autrement. Ce système de sécurité d’emploi ou de formation, articulé à la Sécurité sociale, se déploie selon plusieurs chantiers : la sécurisation des parcours de vie tout en permettant la mobilité des salariés, afin de permettre une nouvelle efficacité sociale de la production, laquelle doit être démocratiquement gérée, grâce à de nouveaux pouvoirs sur les entreprises et les banques.
Ces nouveaux pouvoirs s’exercent par les salariés en interne des entreprises, mais aussi par une planification nouvelle décentralisée et démocratique, avec des moyens financiers, et un suivi démocratique des engagements pris. Et l’on s’appuie sur des pôles publics dominants dans les grands secteurs économiques, constitués par nationalisations ou par création d’entreprises publiques, qui impulsent la mise en œuvre de ces orientations démocratiquement décidées dans toute la filière.
La SEF, c’est la possibilité pour tous d’alterner un emploi dans le cadre d’un CDI très amélioré et des périodes de formations, dans une sécurité de revenu, sans jamais passer par la case chômage. Le salaire est payé par l’employeur, le salarié en formation est rémunéré par des cotisations sociales mutualisées payées par les entreprises. Le développement du volume d’emploi (absent dans les autres propositions de gauche) est assuré par l’instauration de pouvoirs nouveaux sur les entreprises et sur l’argent, notamment celui des banques, contre le pouvoir du capital.
Pour les jeunes spécifiquement, et leur insertion dans l’emploi, il s’agirait donc de mettre en place des engagements de création d’emploi et d’embauches de jeunes par les entreprises (par exemple, avec un quota de 10 % d’embauche de jeunes de moins de 25 ans par toutes les entreprises afin de sortir de cette exclusion massive de la jeunesse hors de l’emploi sécurisé)[3] ; un revenu de formation sécurisé pour les étudiants en formation initiale, ce qui rejoint la revendication de la JC d’un revenu étudiant, des contrats de type « CDI plus », c’est-à-dire des CDI sécurisés avec un temps de formation significatif, rémunéré et obligatoire pour l’employeur, sanctionné par un diplôme. Mais également la mise en place de pré-recrutement de jeunes dans les entreprises publiques et la fonction publique, avec une formation rémunérée, par exemple dans l’éducation, la santé, les transports… Il s’agirait de recruter les jeunes par concours, ils recevraient un présalaire durant leur formation et celle-ci serait sanctionnée par un diplôme.
En résumé, la SEF pour les personnes c’est, après la formation initiale une affiliation automatique auprès d’un nouveau service public de l’emploi et de la formation. Chacun peut passer une convention avec ce service public et avec son employeur, engageant ce dernier, pour sécuriser son accès à une formation choisie et rémunérée, débouchant sur un meilleur emploi que le précédent. On pourrait imaginer dès à présent que chacun aurait droit, en plus, à 3 ans de formation, rémunérée en milieu de vie professionnelle, soit pour se réorienter et changer de métier, d’activité, soit pour approfondir ses connaissances, progresser dans le même type d’activité.
Une nouvelle régulation de l’économie, une nouvelle liberté pour les individus
Un tel système supprimerait le chômage comme régulateur du marché du travail, et donc dépasserait le marché du travail qui est l’un des quatre marchés fondamentaux du capitalisme. En effet, la nouvelle régulation économique permise par la SEF peut être schématisée de la façon suivante : face à une baisse de la demande, on conserve les gens, mais on engage des dépenses de recherches et de formation, avec revenus et emplois maintenus. On ne les met plus au chômage.
Cela tire la demande de services publics de formation, pendant qu’on engage des concertations collectives pour de nouvelles productions écologiques et sociales, économisant le capital matériel. On redémarre alors pour de nouvelles productions, accompagnées par des investissements matériels et, surtout des embauches et le retour des salariés de la formation au travail, ainsi qu’une réduction du temps de travail. Ce système oppose donc à la régulation capitaliste du marché du travail qui s’appuie sur le chômage, une mobilité maîtrisée, c’est-à-dire une régulation par des transitions entre périodes de travail et périodes de formation avec une sécurité de revenu et une liberté de choix.
Liberté, parce que la SEF permet une liberté de se former, tout au long de sa vie active, mais aussi parce que la formation, et la nouvelle efficacité qu’elle permet, fondée sur le développement des capacités humaines, permet de réduire le temps de travail.
Mais cette émancipation personnelle et collective consiste aussi dans une véritable sécurisation des parcours de vie et une réelle maîtrise de ceux-ci. Ce qui exige une gestion démocratique de l’emploi et de la formation, et notamment des nouveaux pouvoirs d’intervention des travailleurs dans les gestions, combinés avec des pouvoirs de toutes les populations sur les entreprises via une planification démocratique de l’emploi et de la formation.
Ces nouveaux pouvoirs concernent non seulement les choix de créations d’emplois et d’investissements ; la maîtrise des financements, donc de l’argent, des banques et des entreprises, mais également les critères qui président à ces décisions collectives. Et cela s’inscrirait dans un projet de planification démocratique de l’économie, s’appuyant sur la création d’un pôle public bancaire, qui passe par la nationalisation des grandes banques, et de nouvelles institutions démocratiques chargées de gérer collectivement les décisions de production, d’investissement et de formation : les conférences régionales et nationale permanentes pour l’emploi, la formation et la transformation productive. Cette planification démocratique de l’économie est nécessaire pour satisfaire les besoins sociaux gigantesques qui émergent, pour la transition écologique, le développement des services publics, la réindustrialisation. Pour y répondre à la hauteur des enjeux, il faut pouvoir se projeter dans la formation à tous les métiers qui nous seront indispensables et se mettre en capacité de recruter les travailleurs et travailleuses d’aujourd’hui et de demain. D’où le besoin de mettre en place une planification des besoins en emploi et en formation à travers de vastes plans de prérecrutements dans la fonction publique ainsi que des contraintes pour l’embauche de jeunes en CDI dans les entreprises : c’est tout l’inverse de la sélection qui est la logique à l’oeuvre dans le parcours scolaire des jeunes, que ce soit au lycée ou dans l’enseignement supérieur.
Dans cette perspective, c’est bien une toute autre progression de la productivité totale que rend possible la SEF, fondée sur le développement des capacités humaines via la formation (il s’agit d’ailleurs de remettre en cause le découpage structurant dans ce que Paul qualifie de civilisation libérale entre des âges de la vie, en dépassant la coupure lié au l’irréversibilité du passage de la formation initiale à l’emploi, qui est en fin de compte une opposition entre activité productive et activités concourant au développement des capacités et des personnes : ce dépassement là représente une véritable révolution anthroponomique puisque c’est le fait de ne pas être enfermé toute sa vie dans son travail, d’avoir prise dessus à l’échelle individuelle comme collective via la planification, qui permet de dépasser le travail salarié lui-même « comme forme contrainte actuelle des activités de production matérielle et des activités humaines transformatrices et créatrices, ainsi que de sa privation par le chômage et la précarisation »).
Cette nouvelle efficacité sociale est aussi rendue nécessaire, comme enjeu de luttes, par la révolution technologique informationnelle qui est en train de bouleverser nos façons de produire. Celle-ci remplace en effet certaines opérations du cerveau, et non plus seulement de la main, par la machine : de plus en plus, produire consiste à manipuler des informations, et pas seulement à transformer de la matière, ce qui fait naître l’exigence objective d’un nouveau type de croissance de la productivité, d’une nouvelle efficacité économique fondée sur le développement de la créativité et des compétences des travailleurs, et donc la réduction le coût du capital pour dépenser davantage en salaires et en formation.
C’est en cela que la SEF éradique le chômage et la précarité en dépassant aussi l’opposition qui caractérisait notamment les modes de production antérieurs, que ce soit le féodalisme ou le capitalisme, entre les intérêts de l’individu et du collectif, et représente un progrès de civilisation : en effet, la SEF répond au besoin de souplesse d’une société humaine pour l’évolution des productions, notamment au regard des impératifs écologiques, mais aussi au besoin de sécurité et aux aspirations de chacun à une vie émancipatrice dans la maîtrise des temps et de la relation révolutionnée entre travail et hors travail, tout en répondant à un 3e grand besoin appelé par la révolution informationnelle, celui d’une efficacité nouvelle contre la rentabilité financière qui permette en même temps de réduire le temps de travail – sur la journée comme sur la carrière, avec les périodes de formations – et donc de réaliser d’autres activités sociales émancipées du marché du travail, tout en y étant articulées (puisqu’elle lie émancipation individuelle par la formation et la maîtrise de son travail, et contribution à la société par la participation à la production).
« La SEF prend tout son sens dans un continuum entre accompagnements à l’orientation tout au long de sa scolarité, formation librement choisie, entrée dans la vie active de manière sécurisée, emploi stable et droit au retour à la formation »[4]. Une ambition qui nécessite de reprendre les bastions de souveraineté du capital pour s’attaquer à la logique du taux de profit.
Conclusion
Je conclurai mon propos avec cette jolie phrase de Paul qui résume bien la façon dont pour lui, c’est dans la proposition marxiste d’une liberté au-delà du travail, de ce que Marx appelle le royaume de la nécessité, et avec un pied dans celui-ci, que s’éclaire la proposition de SEF : puisqu’en effet, il la considérait même dans la perspective d’un dépassement du travail comme « forme historique aliénée des activités créatrices, qui sont le propre des êtres humains, pour des activités sociales de créativité maîtrisées par chacun ».
[1] Le projet communiste et les jeunes au XXIe siècle – Économie et politique
[2] « Contrat d’engagement » : pour les jeunes, Emmanuel Macron fait… du vieux avec du vieux –
Économie et politique (economie-et-politique.org)
[3] Sécurité de la jeunesse et enjeu crucial d’un nouveau service public d’emploi et de formation Économie et politique (economie-et-politique.org)
[4] https://www.economie-et-politique.org/2023/03/14/le-projet-communiste-et-les-jeunes-au-xxie-siecle/