Bonnes feuilles
Évelyne Ternant, L’inflation. Qui en profite ? Comment la combattre ?

Les éditions de la Fondation Gabriel Péri publient cette rentrée un ouvrage d’Évelyne Ternant, « L’inflation. Qui en profite ? Comment la combattre ? ». Cette lecture présente un triple intérêt.

Tout d’abord, le travail didactique permet aux lecteurs souhaitant acquérir davantage de connaissances sur ce phénomène monétaire qui préoccupe notre actualité de trouver des réponses aux questions qu’ils se posent. L’autrice expose notamment les différentes théories de l’inflation qui existent en économie, en revenant sur leurs fondements ainsi que leurs apories. Elle montre ainsi que la théorie économique dominante échoue aujourd’hui à comprendre l’inflation actuelle et donc à la combattre, car elle cherche à définir une loi de l’inflation qui se passe de l’analyse de l’histoire et surtout d’une analyse de la crise globale de suraccumulation du capital. Le résultat est que l’inflation actuelle ne s’explique par aucun modèle de la théorie économique dominante qui n’a donc aujourd’hui pas les outils pour la combattre.

Le deuxième intérêt de ce travail est d’aller au-delà d’une analyse conjoncturelle de l’inflation en passant par une contextualisation historique de celle-ci. En effet, en revenant sur les différentes périodes inflationnistes du XXe siècle, Évelyne Ternant montre qu’elles sont des inflations différentes qui ne sont pas des simples chocs exogènes comme l’analyse la théorie dominante en économie, mais qu’elles sont néanmoins toutes des symptômes d’un système économique inefficace. C’est avec ce recul historique que l’autrice peut alors présenter une analyse de l’inflation actuelle qui émerge après une période d’inflation faible, semblant être maîtrisée, mais cela au prix d’une déflation des salaires et d’une précarisation grandissante, préparant la catastrophe.

Enfin, forte d’une théorie économique cohérente sur l’inflation, l’autrice montre qu’il est alors possible d’aller vers le débat des propositions. C’est le troisième intérêt de l’ouvrage. L’enjeu de l’inflation ne se limite à résoudre un problème de consommation et de pouvoir d’achat, mais bien de sortir d’un système économique incapable d’être efficace et de répondre aux besoins économiques, sociaux et écologiques. Il est alors possible d’avoir un regard critique sur des propositions plébiscitées à gauche mais qui ne pourraient être que des « fausses bonnes idées » comme l’indexation des salaires. Cet ouvrage devient alors un outil essentiel aux militants syndicaux et politique dans le cadre des batailles pour les salaires et la lutte contre la vie chère pour convaincre ceux-ci de la nécessité prendre le problème dans sa globalité pour arracher des victoires contre le capitalisme globalisé et financiarisé.

L’autrice et l’éditeur nous ont autorisés à publier quelques extraits de l’ouvrage

L’accélération récente de l’inflation est un choc d’une ampleur considérable, que les seules statistiques officielles ne peuvent transcrire à hauteur de la violence sociale qu’il est en train de produire. Pour nombre de personnes en situation déjà précaire, aux revenus occasionnels et limités, hors du circuit économique recensé, et pour les travailleurs pauvres, c’est le basculement dans la pauvreté, dont l’explosion va devenir une question politique majeure. Les associations humanitaires évoquent déjà une augmentation de 30 % des demandes de soutien alimentaire dans les quartiers populaires.

Si les effets macro-économiques du choc inflationniste sont encore difficiles à anticiper, il y a une certitude sur le fait que le choix de l’antidote par la hausse des taux d’intérêt et la récession est à haut risque, car non seulement il est peu efficace, mais il renforce tous les facteurs de la crise, jusqu’à la perspective d’une forte turbulence bancaire et financière comme en 2008.

Face à une inflation du capital que l’analyse économique comme les observations statistiques récentes confirment en tous points, la réaction des classes dirigeantes est diverse : du côté intellectuel, chez certains économistes, c’est le doute sur la solidité des fondements théoriques et des politiques mises en œuvre qui s’exprime assez ouvertement. Du côté du pouvoir politique et du patronat, c’est la crispation phobique sur la crainte de l’enclenchement d’une boucle salaires-prix, alors que depuis des années, la déflation salariale a nourri les profits, du fait d’un rapport de force dégradé pour les salarié∙e∙s dans cette nouvelle phase du capitalisme financier mondialisé.

Si les forces de gauche et le mouvement social se retrouvent dans la dénonciation d’une boucle profits-prix et d’un soutien aux luttes salariales, le débat existe sur la caractérisation de l’inflation : conflit de répartition entre salaires et profits, donc « inflation au service du capital », ou bien inflation due à l’expansion dévorante du capital, c’est-à-dire inflation DU capital. La distinction n’est pas que pure spéculation intellectuelle. Elle a des implications sur les propositions politiques. Pour combattre linflation DU capital, on ne saurait se limiter à déplacer le partage de la valeur ajoutée en faveur des salarié∙e∙s, aussi urgent soit-il de l’arracher, car la seule réduction des profits ne permettra pas de la juguler. Ce sont des changements plus profonds qu’il faut engager pour contrer le capital, faire reculer ses pouvoirs de décision et faire prévaloir d’autres critères que la rentabilité financière.

(…)

Dans la lutte contre l’inflation, l’évidence n’est pas toujours bonne conseillère. Les mesures à caractère immédiat, comme le blocage des prix et l’indexation des revenus, qui peuvent certes stopper l’auto-alimentation des boucles inflationnistes et casser les anticipations, ne sont pas sans inconvénient, et ne peuvent s’envisager qu’à titre temporaire et conservatoire.

Le blocage des prix est intenable dans la durée sans intervention sur les marges bénéficiaires des grands groupes. C’est pourquoi les mesures sectorielles sur les biens alimentaires et l’énergie se donnent pour objectif de changer le mode de formation des prix, en faisant reculer leur soumission aux mécanismes spéculatifs des marchés. C’est précisément ce que ne fait pas le gouvernement français, avec un bouclier tarifaire qui ne touche ni aux prix des producteurs ni à leurs profits, mais reporte la charge du blocage sur la dépense publique. L’impact de la mesure sur les finances publiques l’a contraint à y mettre rapidement un terme.

Autre mesure mise dans le débat public, l’indexation des salaires sur les prix, dont la simplicité n’est qu’apparente. Elle n’est ni l’épouvantail d’une boucle inflationniste incontrôlable évoquée par les dirigeants politiques et économiques libéraux, ni le remède miracle qui rendrait l’inflation indolore aux salarié∙e∙s. D’abord, elle ne préserve pas à elle seule le pouvoir d’achat, pour deux raisons :

•          il y a un décalage de temps entre la hausse des prix et la hausse des salaires qui s’y adapte, donc nécessairement une période de perte de pouvoir d’achat ;

•          la mesure de la perte du pouvoir d’achat des salarié∙e∙s est faite à l’aide d’un indice de prix qui représente très imparfaitement leurs dépenses effectives.

Ensuite, le risque existe d’enfermer les négociations salariales dans des clauses d’indexation, alors que la question des salaires doit être posée en grand-angle, avec la formation, la reconnaissance des qualifications, l’organisation du travail, la réduction du temps de travail. La question des salaires est centrale, la revalorisation nécessaire pour dépasser la crise actuelle du marché du travail déborde largement la seule indexation sur l’inflation.

Enfin, les propositions d’indexation des salaires qui sont faites, quand elles se précisent concrètement, posent des problèmes sérieux. Ainsi, la note publiée par l’Institut La Boétie4 prévoit que l’indexation pourrait « cibler les salaires les plus faibles au moyen dun mécanisme progressif dindexation ou par la fixation dun seuil au-delà duquel les salaires ne seraient plus indexés », en considérant qu’une indexation générale des salaires risquerait « daccroître des inégalités de revenus qui ont déjà beaucoup augmenté ». Choisir une indexation partielle pour traiter la question de la hiérarchie des salaires, c’est prendre le risque de fragmenter le salariat. Fixer un seuil – à quel niveau ? – au-delà duquel les salarié∙e∙s ne seraient plus protégés de l’inflation est non seulement de nature à attiser les oppositions entre cadres et non-cadres et à entraver les convergences de luttes du salariat, mais présente de plus le défaut d’épargner les profits d’une partie du coût de l’indexation.

En même temps, cette proposition en recul montre bien les difficultés de mise en application d’une mesure salariale généralisée à toutes les entreprises, petites et grandes, sans faire évoluer les rapports sociaux capitalistes. C’est la raison pour laquelle une politique anti-inflationniste qui s’en tiendrait aux mesures spécifiquement ciblées sur les prix, avec une protection des revenus par l’indexation, serait peu opérationnelle.

Pour combattre efficacement une inflation qui n’est ni temporaire, ni générée par les événements récents exceptionnels de la pandémie ou de la guerre, mais qui vient de loin, et a une nature profondément structurelle, il faut engager des évolutions radicales, au sens où elles doivent traiter le phénomène à la racine. L’inflation est liée à une crise de productivité et aux décisions de production des multinationales ? Alors les rapports sociaux au sein de l’entreprise doivent changer, avec de nouveaux pouvoirs aux salarié∙e∙s ; la place de l’entreprise dans la société doit changer, ne plus être un bunker sous contrôle patronal, grâce à de nouveaux pouvoirs des citoyen∙ne∙s sur l’entreprise. L’inflation est liée à l’enflure des marchés financiers ? Alors il faut reprendre la main sur les banques et donner une destination utile à la monnaie créée, y compris au plan européen, pour répondre aux besoins en emplois, salaires, services publics et transformation écologique. L’inflation est liée à des effets de domination, parmi lesquels l’hégémonie du dollar exerce une influence importante ? Alors il faut construire un rapport de force international pour créer une monnaie commune mondiale et transformer le FMI.

Si l’on admet que l’inflation actuelle est l’une des manifestations d’une nouvelle phase dans la crise longue et systémique du capitalisme qui s’est installée depuis la fin des années 1970, alors c’est bien une réponse systémique qui permettra de la juguler.

1 Comment

  1. Merci à Évelyne pour cet ouvrage qui doit nous permettre de jouer pleinement notre rôle de communiste en nous armant d’explications et de propositions nous permettant de porter le débat au niveau qui convient, c’est à dire à la nécessité d’évolutions radicales mettant en cause un système en crise profonde. J’aimerai bien organiser dans ma commune, voire mon département (Manosque 04) une rencontre autour du livre avec la participation d’Evelyne, Pouvez vous me donner ses coordonnées. Merci d’avance

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