L’importance de la théorie révolutionnaire pour une réelle transformation révolutionnaire ambitieuse

Thalia Denape
économiste, membre du conseil national du PCF

Nous traversons aujourd’hui une phase de crise du capitalisme particulièrement profonde. La difficulté à imposer une alternative révolutionnaire au capitalisme mondialisé et financiarisé laisse celui-ci avec peu d’adversaires pour restaurer les taux de profits entamés par la suraccumulation du capital. Celle-ci, observée depuis bien longtemps par les marxistes qui en connaissent les conséquences, a été révélée à tous par la crise de 2008, le confinement, la guerre en Ukraine, l’inflation généralisée.

Si nous ne cessons de répéter que la crise est profonde, c’est pour alerter sur l’urgence de la situation. Les chiffres du chômage, artificiellement bas par des jeux de manipulation habile de données statistiques, ne doivent pas nous tromper : l’emploi est rare, malgré les immenses besoins. Le manque d’effectif et le manque de formation pour permettre une réelle réponse aux besoins économiques, sociaux et écologiques est une évidence dans toutes les entreprises, administrations, associations. Alors que le développement et l’élargissement des services publics est la clé d’une plus grande créativité capable de faire face aux enjeux de notre temps, les forces néo-libérales détruisent petit à petit les jalons d’une civilisation alternative par l’approfondissement de l’application des logiques de rentabilité dans les aspects non marchands de nos économies. La réforme des retraites, qui prépare la retraite par capitalisation, et les attaques répétées à la protection sociale, n’en sont qu’un élément. Si le New Public Management, c’est-à-dire l’importation de la logique d’organisation marchande dans les administrations publiques, n’est en rien une nouveauté et envahit depuis longtemps les hôpitaux, l’éducation, etc, il y a très clairement une accélération aujourd’hui. Pour ne prendre qu’un exemple parlant en cette période de rentrée scolaire, la désertification des candidats aux concours de la fonction publique, en premier lieu les concours d’enseignement, provoquée par une détérioration de la rémunération et des conditions de travail, ainsi que l’augmentation de la part des contractuels sans formation, ne laisse aucun doute au véritable but entrepris par le capitalisme : la suppression progressive du statut de fonctionnaire et les droits qui y sont attachés, la privatisation des derniers services publics, amorcée dans les secteurs des transports et de l’énergie et qui gagne les autres administrations publiques aujourd’hui, sous couvert d’une nécessité à l’austérité après le « quoi qu’il en coûte ». Le « pacte enseignant », qui prendra effet à la rentrée, annonce les prémisses d’un approfondissement d’une logique marchande par la rémunération à la productivité des enseignants et leur recrutement sur CV et lettre de motivation par les chefs d’établissements. La mise en compétition du personnel devient petit à petit la norme, seulement quelques années après Parcoursup qui instaure une vente aux enchères des bacheliers par des notes qui deviennent des « prix » d’entrée à une formation initiale de qualité.

           Enfin, les institutions européennes, en premier lieu la Banque centrale européenne, ne disposant que d’une volonté de défense des marchés financiers, nous enferme dans un faux arbitrage entre inflation et récession qui ne laisse aucune issue à ceux qui subissent la domination du capital. L’Union européenne, avec le concours des dirigeants nationaux des pays membres et sous l’égide de l’impérialisme américain, organise une séparation encore plus grande entre les citoyens et l’exercice du pouvoir. Elle permet ainsi d’imposer ses directives libérales au niveau d’un continent, ainsi que le va-t’en-guerre et la course aux armements pour les intérêts de l’impérialisme étasunien, français et allemand.

Dépasser les faiblesses de la gauche

           Les perspectives d’espoir pour l’avenir peuvent, dans ce climat, nous apparaître difficiles. Cela alimente alors une colère légitime, mais cette colère est aujourd’hui récupérée partout en Europe, par les mouvements fascisants qui organisent l’approfondissement des divisions et font le jeu du capital. La jeunesse en particulier est aujourd’hui en grand manque d’espoir : sélection plutôt qu’ambition de la réussite de tous, creusement des écarts entre les jeunes d’origine populaire et d’origine bourgeoise, perspectives d’emploi qui se raréfient, perspective d’un travail contraignant et aux conditions de travail très détériorées plutôt que l’émancipation par le travail, avenir dans un climat d’adaptation au dérèglement climatique, relégation voire la mort pour la jeunesse victime du racisme. Une société va particulièrement mal quand sa jeunesse manque d’espoir.

           En tant que militant politique et syndicaliste, on peut souvent se sentir impuissant face à l’ensemble des attaques du capital et dans l’incapacité de définir une priorité dans la contre-attaque. La gauche porte une responsabilité dans cette situation. La faiblesse des réponses à gauche, se limitant à un développement de l’intervention étatique et à une plus grande répartition des richesses dans une perspective de relance de la demande, sans proposer une alternative révolutionnaire crédible, notamment sur le développement d’un nouveau type de productivité capable d’une efficacité productive nouvelle qui s’appuie sur les capacités humaines (et donc du côté de l’offre), a contribué à créer de la résignation dans certains cas, ou à n’offrir aucune autre alternative que l’extrême droite. Il est donc temps d’imaginer un avenir autre, révolutionnaire, crédible, ambitieux à opposer au discours libéral et fasciste. Comment diriger la colère vers une réponse politique ? Comment élaborer une réponse politique qui mêle projet ambitieux et radical, et changements concrets, possibles dès maintenant ?

           Une des leçons de l’actualité des dernières années et des derniers mois, c’est que la réponse institutionnelle, bien que la conquête du pouvoir politique par la conquête de l’Etat soit nécessaire, n’est pas suffisante pour endiguer les effets délétères de la course au taux de profit. La démocratie représentative, quelle que soit la manière de rédiger la constitution, exclut du pouvoir celles et ceux qui ont les capacités et la créativité nécessaire à l’élaboration d’une véritable alternative. Nous ne devons pas oublier que l’objectif est de faire entrer la démocratie dans les organisations productives, au-delà des institutions politiques de la République. Nous devons de plus créer de nouvelles institutions politiques décentralisées, maîtrisée par la classe laborieuse, les acteurs du monde du travail, dans une perspective autogestionnaire. De plus, la course électorale comme unique moyen de changement peut détourner de la recherche d’une solution appuyée sur une théorie scientifique révolutionnaire solide, cohérente. Celle-ci peut souvent s’opposer au sens commun, ou à ce que veulent « les gens », « les citoyens », « les Français » à travers les sondages d’opinion, baromètre des élections, où toute référence de classe est évacuée. C’est d’ailleurs pour cette raison, que l’analyse théorique est essentielle à la construction d’un autre système économique, crédible, efficace. À nous alors de déconstruire les solutions faciles mais inefficaces, les faux-semblants, et convaincre de la portée de nos idées.

           Pour construire une alternative radicale, crédible, porteuse d’espoir, il faut affirmer la nécessité d’une théorie révolutionnaire ainsi que la formation de tous ceux qui cherchent à dépasser le système capitalisme à cette théorie révolutionnaire et au projet communiste que cette théorie induit. Une théorie critique scientifique, et non morale, sur laquelle s’appuyer pour le mouvement communiste, c’est le projet que Marx, Engels, les économistes marxistes à leur suite ont construit et que nous devons continuer. L’ouvrage de Evelyne Ternant, dont la note de lecture de ce numéro reprend des extraits, est un bon exemple de comment l’analyse théorique marxiste permet d’aboutir à des propositions crédibles et efficaces, dans l’intérêt de la classe laborieuse, en dépassant la critique morale de la vie chère, de la baisse du pouvoir d’achat et de la difficulté à consommer, bien que cet aspect de la critique soit non négligeable.

           La connaissance théorique permet aussi de lutter contre la résignation car elle permet de montrer que les multiples attaques du capital sont des symptômes prévisibles d’un mouvement commun lié à la crise de suraccumulation-dévalorisation du capital. Que l’on soit infirmière en lutte pour davantage de moyens, enseignante refusant le pacte, employée d’une librairie luttant contre la polyvalence, ouvrier en lutte pour les salaires, mais aussi ingénieure luttant pour son emploi dans une multinationale pharmaceutique, identifier une source commune aux multiples difficultés grâce à la connaissance théorique, permet de faire des ponts entre les luttes et de créer de l’union là où les divisions sont exacerbées par la mise en concurrence de tous contre tous. Toutes les luttes concrètes menées par le monde du travail, pour les services publics, pour la défense et l’élargissement des Communs, pour les salaires, à condition qu’elles ne soient pas de simples oppositions à ces attaques, mais qu’elles portent un projet révolutionnaire d’ensemble, contribuent alors à la construction d’une société communiste. Il est alors possible d’articuler projet théorique de transformation radicale ambitieux et expériences concrètes de nouvelles formes d’organisation du travail, de nouveaux critères de gestion des entreprises, de nouvelles formes de démocraties locales et décentralisées, de nouvelles relations en dehors du travail, même au niveau européen par un développement des coopérations entre les forces de transformation sociale partout où cela est possible et la mise en commun d’expériences réalisées. Ces expériences concrètes, immédiates, dans tous les secteurs, deviennent alors des appuis nécessaires à la construction théorique, elles permettent de corriger ses apories, d’en développer la portée, dans un rapport dialectique entre théorie et pratique. C’est ce que le dossier du numéro présent cherche à démontrer.