Un rapport de plus

Alain Tournebise

Commandé par la première ministre, le rapport « Les incidences économiques de l’action pour le climat » lui a été remis le juin dernier par ses deux auteurs Jean Pisani-Ferry et Selma Mahfouz. Sa publication a vite créé le « buzz » par quelques propositions comme la taxation du patrimoine des plus riches. Mais c’est l’arbre qui cache le désert, car on y cherchera vainement des idées vraiment originales.

Jean Pisani-Ferry est ce que l’on peut appeler un rapporteur professionnel. Membre ou ancien membre d’une bonne dizaine de Comités, Haut-Comités, Conseils, Fondations, Cercles, Think Tanks et autres organismes où l’on réfléchit sur fonds souvent publics, il est surtout un proche de Macron, dont il a rédigé une partie du programme en 2017. Auteur de nombreux livres et rapports sur à peu près tous les sujets, il vient donc de remettre le dernier en date, consacré aux « incidences économiques de l’action pour le climat ».

Vaste sujet aurait dit De Gaulle. Qui méritait donc bien ses 764 pages réparties en 10 volumes, chacun traitant d’un impact particulier, le tout chapeauté d’un rapport de synthèse, comme il se doit.

Pour motiver cette saisine, la première ministre, dans sa lettre de mission, déplorait le fait que si de nombreuses études sectorielles avaient été menées ces dernières années, « ces exercices de prospective montrent qu’une transition bien mise en œuvre peut apporter des doubles dividendes, mais qu’ils apportent peu d’enseignements sur comment procéder pour qu’elle se déroule effectivement dans un contexte favorable ». En clair, si l’on sait quoi, où et quand, on ignore comment.

Hélas, il y a fort à parier qu’Elisabeth Borne ne sorte un peu frustrée de l’exercice.

Une veine libérale de bon aloi, à peine teintée de social-démocratie

Soyons juste, ce nouveau rapport constitue une somme qui fournit beaucoup de données, d’éléments de clarification et d’analyse. Mais de propositions concrètes d’actions, selon les sujets, on en trouvera peu, ce qui n’aidera pas beaucoup les décideurs ou, au contraire, on en trouvera trop, sans hiérarchisation, où chacun pourra venir faire son marché. Mais toujours dans une veine libérale de bon aloi, à peine teintée de social-démocratie. On sent là tout l’art du rapporteur ayant traversé avec bonheur un quart de siècle de pouvoirs socio-libéraux, de Strauss Kahn à Macron en passant par Sarkozy.

Le rapport présente quelques analyses intéressantes dont on ne peut que partager certaines.

Il souligne par exemple que la transition écologique est « spontanément inégalitaire ». Dans son chapitre « Redistribution » il fournit des éléments détaillés sur la nature, l’ampleur et les victimes de ces inégalités. Les ménages à faibles revenus ou éloignés des centres villes apparaissent particulièrement exposés aux coûts de la transition. Mais, pour réduire ces inégalités, il ne va guère plus loin que d’appeler à « une réflexion sur les principes de ce que doit être une transition juste. » en suggérant notamment quelques pistes :

  • l’instauration de quota de consommation (comme le droit limité aux voyages en avion , cher à Jancovici) ou de « comptes carbone » , budget au sein duquel chaque ménage pourrait choisir entre différentes activités émettrices de CO2
  • la révision de l’ampleur et les critères du soutien public aux efforts des ménages (que le rapport juge confus
  • la faisabilité d’une tarification duale de l’énergie carbonée (c’est-à-dire reposant sur une première tranche de consommation à bas prix, le reste de la consommation étant facturé au prix de marché, voire plus) .

Donc un mix de mesures d’aides publiques aux plus bas revenus et de dispositions coercitives pour les couches les plus aisées.

Il en est de même de son analyse des « dommages » que provoquera le changement climatique sur les systèmes humains et naturels. Le rapport fournit une compilation intéressante des études disponibles sur ce sujet, et, sinon une évaluation, au moins une identifications des dommages prévisibles et des systèmes les plus vulnérables. Sans surprise, il focalise la réflexion sur la santé, la biodiversité, les puits de carbone ou les migrations. Mais il fournit aussi des analyses sur des préoccupations moins étudiées jusque-là, la dévalorisation des actifs productifs ou résidentiels, la dégradation des grandes infrastructures énergétiques ou de transport ou la chute de la productivité du travail. Le rapport ne se risque toutefois pas à donner sa propre évaluation globale des dommages qu’il juge modérés à l’horizon 2030, et incertains à l’horizon 2050. Prudemment, il se contente de suggérer d’améliorer cette évaluation et de mettre en place une « gouvernance » de l’adaptation.

D’autres analyses sont plus contestables. C’est le cas du « bien-être » qui fait l’objet d’un volume complet du rapport. Dans quelle mesure la transition va-t-elle affecter le bien être des agents économiques ? Hélas, le problème n’est traité qu’en termes d’indicateurs de mesure de ce bien-être. En caricaturant à peine, pour que l’impact de la transition climatique sur le bien-être ne soit pas trop négatif, ne mesurons pas le bien-être en termes de revenu comme c’est l’usage, mais valorisons « les co-bénéfices non monétaires » et espérons que la perception subjective du bien être va changer. Bref, rappelons au bon peuple que l’argent ne fait pas le bien être.

Le cœur de la réflexion, c’est que la transition écologique reposerait sur trois mécanismes économiques principaux. Deux concernant surtout l’offre : la substitution de capital aux énergies fossiles et la réorientation du progrès technique vers les économies de matières. Le troisième concerne la demande : les changements de mode de vie et de consommation (sobriété).

Commençons par la sobriété. Selon le rapport, « La sobriété peut ainsi être définie économiquement comme une réduction de la consommation d’énergie des ménages et des entreprises qui ne résulte pas de l’efficacité énergétique mais de changements, volontaires ou non, dans la demande d’énergie et les structures de consommation ». Le « volontaire ou non » est un aveu qui tranche avec les conceptions lénifiantes habituellement avancées dans les scénarii décroissants tels que ceux de Négawatt ou de l’ADEME. Jean Pisani-Ferry suggère au gouvernement d’assumer un virage sémantique : « Le changement viendra sans doute d’une combinaison entre signal-prix et évolution des normes collectives. ». Finie, la sobriété choisie et heureuse.

Quant à la « substitution de capital aux énergies fossiles » qu’entend-on par-là ? C’est une manière un peu jargonneuse d’exprimer ce que tout un chacun sait depuis longtemps, à savoir que la production d’énergie décarbonée (nucléaire, hydraulique, éolien…) est plus intensive en capital fixe que la production à base d’hydrocarbures ou de charbon. Il en est de même pour les transports collectifs avec des infrastructures très capitalistiques, ou le logement d’autant plus coûteux qu’il est mieux isolé. La transition climatique va donc nécessiter un effort d’investissement important et soulever des problèmes de financement de cet investissement.

Une fois cette porte ouverte enfoncée, que propose le rapport ? A vrai dire, rien que de très banal et de très convenu.

Il retient une évaluation globale de 66 milliards d’euros d’investissement annuel supplémentaire, dont plus de 72 % pour le seul bâtiment, et près de 14 % dans la fourniture d’énergie. Valeur relativement élevée, comparée à d’autres évaluations. L’institut I4CE, par exemple, avait chiffré ces besoins à 22 milliards. Une des raisons de cet écart est que Jean Pisani-Ferry s’aligne sur les nouveaux objectifs de réduction des GES établis par l’UE en 2021, à savoir 55 % de réduction par rapport à 1990 et qu’il prend en compte le terrible retard accumulé dans la rénovation thermique du bâti. On peut toutefois émettre quelques réserves sur cette évaluation, notamment dans le secteur des transports, pourtant le secteur le plus émetteur de gaz à effet de serre (avec 30 % des émissions en France) ou le supplément d’investissement est estimé à seulement 3 milliards. Mais le rapport lui-même reconnaît que selon les hypothèses, ce chiffre pourrait être de 20 milliards !

Surtout, les dépenses considérées ici se limitent à la formation brute de capital fixe ; le rapport ignore les immenses avances de fonds qui seront nécessaires, bien au-delà des investissements matériels et en lien avec eux, pour embaucher, pour former les travailleurs aux nouveaux métiers dont la transformation écologique de la production et de la consommation, l’expansion de nouveaux services publics, auront besoin, et aussi pour valoriser les savoirs et les savoir-faire des travailleurs des activités aujourd’hui liées aux combustibles fossiles, à qui devront être ouvertes de nouvelles possibilités d’exercice de leurs capacités professionnelles, dans le cadre d’une sécurisation de l’emploi et de la formation pour toutes et tous. Nous y reviendrons.

Financement : business as usual, ou presque

Quant à la réflexion sur les sources du financement nécessaire à faire face à ce surcroît d’investissement, elle a particulièrement éveillé l’attention des commentateurs. Elle est sans doute, pourtant, une des lacunes majeures de ce rapport.

Sur les 66 milliards de surinvestissement annuel nécessaire à la transition, le rapport évalue à une grosse moitié, 34 milliards, la part revenant au financement public. S’en suit un long développement sur les moyens à disposition des pouvoirs publics pour trouver ces 34 milliards. Un éclair de lucidité en constitue l’apport majeur : même en retenant la conception très restrictive des investissements pour le climat qui inspire le rapport, les sommes en jeu sont telles qu’il sera impossible de se les procurer en réaffectant des richesses existantes : il faudra recourir à l’emprunt. « Retarder au nom de la maîtrise de l’endettement public des investissements nécessaires à l’atteinte de la neutralité climatique n’améliorerait que facialement la situation, sans aucun bénéfice sur le fond ». En clair, les bénéfices écologiques et économiques d’une « transition climatique » réussie se feront sentir progressivement dans les décennies à venir mais pour les obtenir il faut dépenser aujourd’hui beaucoup plus d’argent que l’État ne peut en collecter en une seule année par l’impôt. Ce rappel salutaire aurait pu être utile aux décideurs politiques. Mais le ministre des Finances, moins soucieux de bonne logique économique que de réprimer toute atteinte à la doctrine néolibérale, l’a rejeté immédiatement. Pourtant, le rapport ne s’écartait pas de l’orthodoxie financière la plus conformiste : pour financer les avances d’argent nécessaires à l’atténuation du péril climatique, il n’envisage pas d’autre solution que le recours aux marchés financiers. Il s’inquiète d’ailleurs, tout en les minimisant, des risques que comporte, de ce point de vue, la hausse récente des taux d’intérêt. Au total, il compte surtout sur un « redéploiement des dépenses budgétaires » qui dégage un fort parfum d’austérité, agrémenté d’un ballon d’essai démagogique sur la « taxation des patrimoines des plus aisés » – qui n’émanciperait en rien l’économie de sa dépendance envers les marchés financiers.

Il dédaigne ouvertement d’autres pistes qui visent précisément ce but, telles que celle que nous proposons de création d’un fonds de développement économique, social et environnemental européen refinancé par la création monétaire de la Banque Centrale européenne. Proposition qui est pourtant largement reprise sous des formes proches par d’autres courants de pensée. Jean Pisani Ferry ne prend pas même le temps d’y consacrer quelques lignes.

Et quant aux quelques 32 milliards (voire plus, rappelons-le) qui sont supposés être la part de financement revenant au secteur privé, Jean Pisani-Ferry est désespérément muet. Rien sur le rôle du secteur bancaire, rien sur les leviers dont pourrait se doter les pouvoirs publics pour orienter le crédit bancaire vers des investissements vertueux, rien sur les solutions de refinancement qui seraient nécessaires. Le marché y pourvoira.

Quant à la « réorientation du progrès technique », c’est une expression qui cache mal un lieu commun de plus : « On peut aujourd’hui considérer que cette réorientation a eu lieu pour le solaire photovoltaïque et pour l’éolien, et que … la décarbonation complète suppose que d’ici 2050 des progrès importants soient enregistrés en matière, par exemple, de production de l’hydrogène, de capture du carbone ou de stockage de l’électricité. » Quelle découverte ! En outre, elle est traitée comme un vœu pieux sans la moindre réflexion sur les moyens à mettre en œuvre. Pour le moins, le rapport aurait pu se livre à un inventaire des domaines et budgets de recherche actuels publics ou privés, des contenus des formations scientifiques nécessaires etc. On touche ici à la grande faiblesse de ce travail : l’humain. Business is business, Jean Pisani Ferry est plus préoccupé des impacts en termes de compétitivité, d’inflation ou de dégradation du marché des capitaux.

Et l’emploi ?

C’est particulièrement vrai pour l’emploi. Non pas qu’il néglige l’impact de la transition sur l’emploi, (il y consacre un cahier de 80 pages) mais il sous-estime grandement, voire occulte complètement les dispositions volontaristes à prendre pour minimiser cet impact. Là encore, le marché y pourvoira pour peu qu’il soit un peu soutenu par les finances publiques.

Jean Pisani-Ferry résume ainsi la problématique de l’emploi : « la transition va simultanément créer et détruire des emplois, de manière inégale selon les métiers et les territoires. Ses effets nets dépendront de la capacité des économies à réallouer des emplois et de l’efficacité des dispositifs publics de soutien à ces réallocations inter- et intrasectorielles ». Encore un lieu commun.

L’intérêt du travail de l’équipe de J. Pisani Ferry se résume à identifier, par secteur, les impacts prévisibles sur le niveau de l’emploi et sa qualité. A l’aide d’un large balayage des études disponibles, le rapport donne quelques évaluation des impacts sectoriels, des « gagnants » et des « perdants » de la réallocation d’emplois. Il serait trop long ici de tous les citer, le lecteur pourra se reporter au rapport lui-même. En revanche, on peut retenir deux analyses intéressantes.

La première, c’est qu’« au-delà des secteurs très fortement émetteurs, l’emploi va être affecté dans tous les secteurs qui produisent des biens qui utilisent eux-mêmes des énergies fossiles (moteurs thermiques) ou dont les intrants sont intensifs en carbone, même si leur production n’est pas fortement émettrice. » Autant dire la quasi-totalité de l’économie.

La seconde c’est que « l’expérience enseigne qu’à la suite d’un plan social, les réallocations d’emplois s’opèrent très difficilement entre établissements qui licencient et établissements qui embauchent : la probabilité pour un salarié licencié d’être en véritable emploi un an après est de 21 points inférieurs à celle d’un salarié qui a conservé son emploi, et elle est toujours de 7 points plus basse six ans après. Il en va de même entre bassins d’emploi ».

Après un tel constat, un lecteur impatient se serait donc attendu à trouver une proposition globale qui vise à éviter les plans sociaux, à maintenir l’emploi et à organiser les réallocations.

Mais la conclusion est plus que décevante : « … les politiques publiques devront se concentrer sur l’anticipation des nouveaux besoins en compétences, l’accompagnement des demandeurs d’emploi, l’amélioration des conditions de travail des salariés exposés et l’adéquation des offres de formation aux besoins des entreprises et aux territoires ».

Là encore, comme dans tout ce rapport, Jean Pisani Ferry fait preuve d’un grand manque d’originalité en s’en remettant au laisser-faire du marché, ici le marché du travail, en suggérant tout au plus d’en faciliter le fonctionnement à coups d’interventions et de financements publics.

Pourtant, d’autres pistes de réflexion sont en débat. A commencer par la nôtre, la sécurité d’emploi ou de formation. Ou encore la sécurité sociale professionnelle de la CGT. Mais le rapport Pisani Ferry ne les mentionne même pas. Et pour cause, il a été exclusivement concocté par une équipe d’« experts » issus des grandes technocraties publiques : Banque de France, Dares, Direction du Budget, Direction générale de l’énergie et du climat, Direction générale des entreprises, Direction générale du Trésor, France Stratégie, ADEME, épaulés par quelques officines privées ou non telles que I4CE, OFCE, Bruegel, CEPII, CIRED… La société civile en a été complètement exclue. Pas un élu, pas un syndicaliste, pas un simple citoyen comme Macron les aime pourtant. C’est dire que l’approche est singulièrement technocratique est qu’elle est très éloignée des débats réels qui se développent dans la société.