Les dépenses contraintes pèsent lourd sur le budget des ménages

Alain Gély
statisticien, économiste

Le regain de l’inflation a fortement entamé le pouvoir d’achat moyen des ménages. Mais peut-on se contenter de raisonner globalement, en moyenne ? Il est clair que l’augmentation des prix est d’autant plus pénalisante que l’on est déjà en difficulté. Cette situation incite à revisiter les notions de dépenses incompressibles ou de dépenses contraintes.

Un débat qui resurgit périodiquement.

Au lendemain de la Seconde guerre mondiale, ce sujet était absolument central. Notamment pour fixer le salaire minimum (SMIG pour la plupart des salariés, SMAG pour l’agriculture). Celui-ci devait assurer le minimum vital, autre manière d’appeler les dépenses considérées comme incompressibles ou contraintes.

Les syndicats de salariés ont continué à s’y référer implicitement en constituant des « budgets-types ». Ces tableaux étaient destinés à nourrir les revendications d’augmentation du Smig, puis du Smic. La logique évolue de la question « Combien fallait-il pour vivre ? » à « Combien faut-il pour vivre décemment ? »

La forte inflation des années 70 a poussé les syndicats à se préoccuper plus encore de l’évolution des prix. Une contestation très vive de l’indice des prix à la consommation (IPC) a fleuri. Elle a même conduit la CGT à calculer son propre indice des prix pendant plus de dix ans.

Le ralentissement de l’inflation a fait passer au second plan ce débat au cours des années 80-90. La prise en compte par l’INSEE d’une partie des critiques dont l’IPC était l’objet a contribué à cet apaisement relatif.

Mais, au début des années 2000, au moment de l’entrée en vigueur de l’euro, ces controverses ont repris. Le décalage entre l’inflation mesurée par l’IPC et l’inflation perçue par la population, quantifié par l’indicateur OPI (opinions personnelles sur l’inflation) est devenu béant. (www.insee.fr/fr/statistiques/1521318)

Mais ce « malentendu » a stimulé des recherches sur les dépenses contraintes. On ne pouvait, en effet, ignorer que de très nombreuses personnes rencontraient de grandes difficultés pour boucler leur budget. La précarité de l’emploi, l’augmentation des loyers, le poids des emprunts mettaient en péril des ménages, y compris parmi ceux dont les revenus étaient nettement (provisoirement ?) supérieurs au « minimum vital ».

Le poids des dépenses pré-engagées

Comment peut-on chiffrer des dépenses contraintes ? Un tel calcul pourrait fournir des arguments à ceux qui revendiquent des augmentations de salaires ou l’amélioration des minima sociaux.

L’INSEE s’y est toujours refusé jusqu’à présent. Mais il a fallu admettre que l’on pouvait, au moins, repérer plus aisément certaines dépenses. Ce sont celles qui sont fixées par contrats, difficilement renégociables à court terme, et faisant souvent l’objet d’un débit automatique. Elles ont été dénommées « dépenses pré-engagées » puisqu’elles s’imposent et résultent d’engagements pris avant le début du mois.

Ce sont en premier lieu les dépenses liées au logement : loyers ou remboursements d’emprunt et charges. S’y ajoutent les abonnements Téléphone, Télévision et Internet, les frais de cantine scolaire…

L’enquête Budget de famille de l’INSEE a permis de mettre en évidence le poids de ces dépenses. Cette enquête qui avait lieu environ tous les cinq ans a malheureusement tendance à s’espacer puisque la prochaine est prévue en 2026. Mais elle fournit quand même des indications utiles qui ont fait l’objet de travaux de la DREES, service statistique du ministère de la santé, repris par France Stratégie.

(www.strategie.gouv.fr/publications/depenses-pre-engagees-pres-dun-tiers-depenses-menages-2017)

Évolution du poids des dépenses pré-engagées dans la dépense totale des ménages entre 2001 et 2017

Quand on distingue quatre catégories de ménages, allant ici des « pauvres » aux « aisés », on constate deux choses :

– les dépenses pré-engagées représentaient, en 2017, un tiers des dépenses des ménages ; mais plus de 40 % pour les petits budgets et moins de 30 % pour les ménages à revenus plus confortables ; le clivage serait certainement beaucoup plus important si l’on considérait dix catégories, voire plus, au lieu de quatre mais les données disponibles ne semblent pas permettre une analyse plus détaillée ;

– et, peut-être surtout, ces dépenses qu’on peut qualifier de contraintes à court terme voient leur importance croître considérablement avec le temps, surtout pour les ménages pauvres. Pour ces derniers, elles ont progressé de plus de dix points en seulement seize ans ; les loyers et remboursements de prêts immobiliers en sont les principaux responsables mais les assurances y ont aussi une large part.

Le revenu arbitrable est encore plus inégalitaire que les « niveaux de vie »

Que reste-t-il quand on a pris en compte les dépenses pré-engagées ? C’est le revenu dit « arbitrable ». En effet, quand on a pris en compte les frais inévitables, on peut théoriquement arbitrer entre différentes autres achats (alimentation, énergie, biens durables…) et éventuellement l’épargne. Mais, bien sûr, ces possibilités d’arbitrage n’ont pas la même signification selon la nature des consommations et le niveau de revenu.

Seize catégories de niveaux de vie et de revenus arbitrables

Pour avoir une idée des ordres de grandeur de ce qu’il reste quand on a déduit les dépenses pré-engagées on peut considérer douze situations. Pour ceci, on découpe chacune des quatre classes envisagées ci-dessus (pauvres, modestes non pauvres, classes dites moyennes et aisés) en quatre catégories qui, selon la règle des intervalles, déterminent trois « quartiles ».Soit donc au total douze situations.

Pour que ces comparaisons soient plus significatives, on tient compte de la composition des foyers. Car, à revenu égal, le niveau de vie est évidemment différent selon qu’on est, par exemple, une personne seule ou un couple avec deux enfants. On divise pour ceci le revenu par le nombre dit « d’unités de consommation » du ménage : une pour une personne seule, 1,5 pour un couple sans enfant etc.

Pour prolonger ce calcul, voir l’échelle d’équivalence « OCDE modifiée » utilisée par l’INSEE : www.insee.fr/fr/metadonnees/definition/c1890.

NIVEAU DE VIEPauvresModestes
non pauvres
Classes moyennesMénages aisésEnsemble
Premier quartile679 1 162 1 675 2 493 1 255
Médiane819 1 291 1 843 2 832 1 700
Troisième quartile929 1 414 2 023 3 424 2 275
REVENU ARBITRABLE PAR UNITÉ DE CONSOMMATION
Premier quartile169 600 1 072 1 824 702
Médiane343 770 1 283 2 179 1 131
Troisième quartile492 939 1 486 2 710 1 663

Lecture : le niveau de vie médian d’un ménage pauvre s’établissait en 2017 à 819 euros, soit un revenu disponible de 819 euros pour une personne seule et 1 228 euros pour un couple sans enfant. Le revenu arbitrable médian par unité de consommation d’un ménage pauvre était la même année de 343 euros, soit 343 euros pour une personne seule et 514 euros pour un couple sans enfants.

Source : Insee, enquête Budget de famille 2017

Ce tableau met en évidence les difficultés que rencontrent beaucoup de ménages, difficultés extrêmes pour les ménages pauvres.

Prenons le cas du ménage qui, parmi les pauvres, se situe au premier quartile. Son niveau de vie mensuel n’est que de 679 euros, ce qui n’est déjà vraiment pas beaucoup. Mais, quand il a déduit de ce revenu les dépenses pré-engagées, il ne lui reste que 169 euros le premier du mois pour « le finir ». Dans le cas de ce foyer, les dépenses pré-engagées représentent les trois quarts du revenu qui définit son niveau de vie. Encore n’est-il pas le plus pauvre des pauvres : un seizième des ménages est dans une situation encore plus difficile.

Les écarts avec la maisonnée qui se situe au troisième quartile des ménages aisés sont importants. Cette dernière n’est pourtant pas milliardaire puisque son niveau de vie mensuel est de 3.424 euros en 2017. Un autre seizième des ménages est encore plus riche, parfois beaucoup plus. Mais l’écart avec celui qu’on a vu précédemment se creuse quand on prend en compte les dépenses pré-engagées. Cet écart qui était de 1 à 5 (3.424/679) en termes de niveau de vie est alors de 1 à 15 si l’on considère le revenu arbitrable (2.710/169).

Qu’en est-il du « Français moyen » ? On peut le situer entre le troisième quartile des « modestes non pauvres » et le premier quartile des classes moyennes. Son niveau de vie serait alors d’environ 1.500 euros mensuels. Quel serait le montant des dépenses pré-engagées ? À peu près 500 euros, soit un tiers de son revenu par unité de consommation. Il lui reste, si c’est une personne seule, un revenu arbitrable de 1.000 euros pour faire face aux dépenses courantes et éventuellement acquérir des biens durables. Si c’est un couple sans enfant, il aura 1.500 euros. Ce n’est pas « le Pérou ».

Améliorer les petits revenus et développer les services publics.

Les dépenses pré-engagées sont, de fait, incompressibles pour les personnes dont les revenus sont faibles ou même moyens. Dans le cas des ménages pauvres, il ne leur reste alors « pour vivre » qu’une somme très insuffisante. Parmi eux : un nombre croissant de retraités. Auxquels il faudrait ajouter les étudiants qui ne semblent pas être pris en considération dans cette étude.

Quand les prix de l’alimentation ou de l’essence augmentent fortement, comme cela a été le cas ces deux dernières années, nombre de personnes sont alors souvent obligées de solliciter l’aide de leur famille, d’amis ou d’associations de solidarité. Ou encore de quitter leur logement pour un loyer moindre… quand ce n’est pas pour devenir sans abris. Leur situation sera encore plus délicate si leur emploi est précaire et si les services publics dont les services de santé s’éloignent encore ou deviennent plus coûteux.

Le relèvement des minimas sociaux mais aussi des salaires bas et moyens et le développement des services publics apparaissent plus que jamais nécessaires pour que la population dans son ensemble puisse vivre décemment.