Catherine Mills
Joseph Schumpeter s’est formé dans une ambiance intellectuelle où se confrontaient de grandes figures de l’école néoclassique, les pères fondateurs de la sociologie et une vivace école austro-marxiste. Il s’écarte de l’orthodoxie libérale par sa connaissance approfondie de l’histoire de la pensée économique et par sa prise en compte de la dimension historique de la dynamique du capitalisme, qui l’on conduit à une vision pessimiste de l’avenir de ce système.
Joseph Aloys Schumpeter est né en 1883 à Trešt’ en Moravie, dans l’empire austro-hongrois. Son père était industriel dans le textile. Au cours de ses études de droit, il suit les cours d’économie d’Eugen von Böhm-Bawerk et de Carl Menger, théoriciens de l’école néoclassique autrichienne. Après une carrière juridique en Angleterre et en Égypte, il enseigne successivement à l’université de Czernowitz, à Graz, à Bonn, à l’université Columbia de New York. Installé définitivement à l’université de Harvard à partir de 1932 en raison de la montée du nazisme en Europe centrale, il y obtient la nationalité américaine.
Outre son activité universitaire, il participe en 1919-1920, comme ministre des Finances, au gouvernement « rouge-noir » de coalition entre social-démocrates et social-chrétiens constitué en Autriche après le démembrement de l’empire austro-hongrois. Il dirige la banque privée Biedermann jusqu’à sa faillite en 1924. Avec les sociologues Werner Sombart et Max Weber, il dirige la revue Archives pour les sciences sociales. Il est l’un des fondateurs de la Société d’économétrie qu’il préside de 1937 à 1941, puis de l’Association internationale d’Économie. Il meurt en 1950.
Les travaux de Joseph Schumpeter s’appuient sur une très vaste connaissance de toute la littérature économique de son temps et de ceux qui l’ont précédé. En rendent compte son Histoire de l’analyse économique (History of Economic Analysis), publiée après sa mort, en 1954, et son autre ouvrage posthume Théorie de la monnaie et de la banque. Il y analyse de façon très actuelle l’opposition entre deux courants principaux dont l’un fait de la monnaie un simple instrument des échanges, l’autre une pure convention sociale. Cependant, son adhésion à la théorie néoclassique de la valeur l’empêche de prendre en considération le dépassement de cette opposition dont Marx indique la voie dès le premier livre du Capital.
Souvent rattaché à l’École néoclassique, à laquelle il avait été familiarisé par les enseignements de Böhm-Bawerk à l’Université de Vienne, on ne peut l’y associer précisément, Von Mises considérait qu’il n’en faisait pas partie. Cependant Walras est l’économiste qu’il admirait le plus. Il fut intéressé par Marx dont il semble rejoindre certaines conclusions mais il combat les conceptions marxistes de l’économie. Il fut fortement influencé par le sociologue allemand Max Weber. La source de sa pensée est l’historicisme, Schumpeter élabore une théorie des fluctuations économiques et de l’évolution du capitalisme. Il considère que le capitalisme est voué à disparaître pour des raisons sociales et politiques et non économiques, l’histoire du capitalisme est un processus continu d’innovation et de destruction créatrice, une mue permanente, le progrès technique avec l’innovation est le fondement et le ressort de l’économie. Des pans entiers de l’activité économique s’étiolent et disparaissent après avoir été dominants, et d’autres naissent.
Une analyse des cycles économiques (Business cycles, 1939)
Schumpeter montre l’existence, à intervalles réguliers, de cycles économiques où des phases de prospérité alternent avec des phases de dépression. On relève trois cycles économiques : les cycles courts dits Kitchin, qui durent en moyenne 40 mois ; les cycles moyens, dits cycles Juglar (1856), qui durent entre 6 et 11 ans ; les cycles longs, ou cycles Kondratieff, qui s’étalent sur 40 à 60 ans. Schumpeter propose son interprétation des cycles longs à partir de vagues technologiques d’innovations. C’est sa théorie de l’effervescence avec des grappes d’innovations, groupées autour d’une découverte centrale de rupture due à un progrès technique ou scientifique ou d’autres innovations portées par ces découvertes. Les innovations chassent les entreprises « dépassées » et provoquent une destruction créatrice. Ainsi, c’est la machine à vapeur qui a ouvert la voie à la révolution industrielle entre 1790 et 1850. C’est aussi le chemin de fer qui a dynamisé l’économie des années 1890 jusqu’à la Seconde Guerre mondiale. Il retient encore les transformations du textile pour expliquer le développement des années 1798 à 1815 ou la métallurgie pour la phase d’essor 1848 à 1873. Son analyse se rapproche des cycles longs de l’économiste soviétique Nikolai Kondratieff, qui a travaillé sur leurs causes notamment le renouvellement des grandes infrastructures, dont la construction demande des investissements massifs. Ce sont le résultat d’innovations majeures. La phase d’essor s’explique par les profits qui engendrent une hausse des investissements et de la demande, sous l’effet des grappes d’innovation et de leur diffusion. Dans un premier temps, les crédits accordés provoquent une croissance des biens de production puis de consommation. Ensuite, la quantité additionnelle de biens engendre la déflation, accentuée par le remboursement des crédits annonçant la dépression. Les possibilités de profit se raréfient, les faillites apparaissent. Le phénomène d’imitation entraîne une saturation des marchés et une baisse de la rente monopolistique, donc une réduction de l’investissement suivie d’une baisse de l’activité. La phase de dépression correspond à une période de disparition des structures productives en excès et à la gestation de nouvelles innovations. Néanmoins, le boom économique a créé des capacités de production qui ne seront pas toutes détruites par les crises, les entreprises survivantes pourront les racheter aux entreprises en faillites, la production globale après la crise sera supérieure à la production globale avant le début du cycle économique. Donc les cycles économiques sont bénéfiques pour le bien-être, ils obéissent à des mécanismes autorégulateurs, permettant au capitalisme de se développer au-delà des crises. La crise est dépassée par d’autres vagues d’innovations, qui relancent un nouveau cycle d’investissement. L’activité cyclique implique un processus de destruction créatrice. L’essor dépend de l’importance des innovations et de leurs effets d’entraînement, le progrès technique n’est pas un flux continu, il se diffuse de manière périodique par vagues à partir de certains secteurs.
Schumpeter souligne l’importance de l’entrepreneur acteur fondamental des innovations et de l’évolution économique, au cœur du système capitaliste et du processus de destruction créatrice apportée par l’innovation,c’est lui qui réalise les innovations. L’évolution économique est un processus permanent de création, de destruction et de restructuration des activités économiques. La « destruction créatrice » est pour lui, la caractéristique du système capitaliste qui résulte du caractère discontinu des innovations. Il valorise le rôle majeur des innovations dans l’impulsion du système économique et considère que la mise en mouvement de l’économie relève de l’action de l’entrepreneur. C’est par la fabrication de produits nouveaux, l’adoption de procédés et de techniques inédits, l’utilisation de nouvelles matières premières ou l’ouverture de nouveaux débouchés que les structures finissent par changer.Schumpeter cite Thomas Edison comme entrepreneur marquant de la fin du xixe siècle, ainsi que Henry Ford, décrit comme l’entrepreneur-modèle incarnant le pari de l’innovation, thèse qu’il développe dès la Théorie de l’évolution économique en 1911. L’entrepreneur ne se confond pas avec le chef d’entreprise simple administrateur gestionnaire, ou avec le capitaliste propriétaire des moyens de production. Il est motivé par le profit : récompense de l’initiative créatrice de sa prise de risques et sa réussite. C’est un véritable aventurier qui innove et entraîne les autres hommes à rompre avec la crainte ou l’habitude. Il est également motivé par la volonté de puissance, donner vie à des conceptions et des idées originales. Il doit vaincre les résistances qui s’opposent à toute nouveauté mettant en cause le conformisme ambiant. Dans cette conception du profit, l’entrepreneur crée de la valeur, comme le salarié. Il se différencie des économistes néoclassiques qui évacuent l’entrepreneur. Cette conception est contraire à l’analyse marxiste, qui place l’origine du profit dans la confiscation de la plus-value, l’appropriation d’une partie du fruit du travail des salariés par le capitaliste. Pour Schumpeter, les innovations suscitent la croissance, deux personnages sont nécessaires : l’entrepreneur et le banquier. Le premier est un être ambitieux, énergique, non conformiste, il saisit les opportunités et transforme les innovations en investissements. Mais il ne peut le faire sans l’aide du banquier, qui finance l’investissement, avec des crédits créés ex nihilo, sur la base de la confiance. Ce n’est pas, comme dans la théorie néoclassique, l’épargne qui crée l’investissement.
Vivent les monopoles !
Pour Schumpeter,le profit est d’autant plus important et immédiat que l’entrepreneur est capable d’éliminer toute forme de concurrence directe et immédiate. L’innovation permet à l’entrepreneur de disposer d’un monopole dans sa branche. Schumpeter considère que le monopole n’est pas forcément négatif pour le consommateur car il ne conduit pas toujours à la hausse des prix ou à la baisse de la production, il avance que les monopoles nés de l’innovation sont nécessaires à la bonne marche du capitalisme. L’entreprise géante percevant un surprofit peut effectuer des investissements importants, des innovations engendrant des effets positifs dans l’économie. En situation de monopole, l’entrepreneur est libre de fixer un prix de vente supérieur à son coût marginal, il doit baisser le coût marginal en réduisant ses coûts de production par des économies d’échelles (augmentation de la production et de la taille des entreprises) ou par un accroissement de la productivité (notamment par l’innovation). Les risques que prend l’entrepreneur en innovant sont motivés par la perspective de conquête d’une position de monopole, avec des externalités positives sous forme d’entraînement sur des secteurs économiques et de créations de nouvelles activités. Elles seraient le fer de lance de la croissance économique, justifiant l’existence de nouveaux acteurs contribuant à l’essor du capitalisme. Par ailleurs ces situations de monopole ne durent pas, le jeu de la concurrence les banalise. Schumpeter fait de la bataille pour le surprofit le moteur du progrès économique et le facteur explicatif des mouvements cycliques de l’économie, les monopoles mettent l’économie sur la voie du progrès mais ne sont que temporaires. Les surprofits vont amener des entrepreneurs imitateurs à proposer des biens similaires ou des procédés voisins obligeant les entreprises en place à se différencier sans cesse ou à baisser leurs prix. Ce phénomène d’imitation entraîne des innovations par grappes provoquées par la réussite de l’entrepreneur innovateur dont la position n’est que temporairement dominante. La diffusion des innovations dépend de la propension de l’entrepreneur à prendre des risques, par la recherche d’inventions susceptibles d’être exploitées, et du crédit. Elles dépendent de la propension des individus à recevoir l’innovation (pour les produits nouveaux), de leurs goûts et habitudes. C’est le jeu innovation – monopole temporaire – imitation qui assure la croissance économique et le bouleversement perpétuel des positions établies.
De l’économie stationnaire à l’évolution économique
Schumpeter définit le concept de circuit économique, dont les différents éléments structurels se reproduisent à l’identique, c’est une représentation simplifiée de la vie économique et des relations entre les agents économiques. La logique de ce circuit reste celle de l’équilibre économique général à partir des mouvements adaptatifs des prix, l’offre devient égale à la demande par le jeu des prix, de sorte que l’allocation des ressources est efficiente, chaque facteur de production est rémunéré à son prix lui-même égal à la productivité marginale du facteur. Ce circuit est caractérisé par la libre concurrence, la propriété privée et la division du travail entre les agents. Dans l’économie stationnaire ces derniers n’introduisent aucune rupture fondamentale dans leurs comportements et relations, les méthodes de production et les pratiques de consommation restent stables. Ce sont les comportements routiniers et les mécanismes adaptatifs qui conduisent à un état stationnaire. Or, selon Schumpeter, cette routine peut être brisée par l’entrepreneur et ses innovations (innovations de produit et innovations de procédés de fabrication). L’évolution ne peut venir d’une modification quantitative (hausse de la production ou du capital), mais d’une transformation qualitative du système de production, dont le facteur déterminant est l’innovation, au cœur du processus de croissance et de transformations structurelles importantes.
Fluctuations économiques et destruction créatrice
L’innovation est à la fois facteur de croissance et de crise, ce que Schumpeter résume par la « destruction créatrice ». Les crises ne sont pas de simples ratés de la machine économique, elles sont inhérentes à la logique interne du capitalisme et sont salutaires et nécessaires au progrès économique. Les innovations arrivent en grappes au creux de la vague dépressionniste, parce que la crise bouscule les positions acquises, elle rend possible l’exploration d’idées nouvelles et ouvre des opportunités. Au contraire, lors d’une période haute de non-crise, l’ordre économique et social bloque les initiatives, ce qui freine le flux des innovations et prépare le terrain pour une phase de récession, puis de crise.
Progrès technique et changement de structures
L’entrepreneur innovateur entraîne de nombreux imitateurs et une réorganisation du travail. Les innovations se diffusent dans l’économie, elles agissent sur les structures de l’économie et sur la combinaison des moyens de production (travail et capital). Il y a remplacement des structures anciennes par de nouvelles structures, avec un impact sur les qualifications et les emplois, ainsi que sur leur répartition spatiale. Le progrès technique assure des positions dominantes et bouleverse les rapports de force entre les pays au niveau international. Pour Schumpeter, la nouvelle organisation du travail qui se met en place avec la forte croissance de l’après-guerre est une innovation majeure.
Fin du capitalisme
Dans Capitalisme, socialisme et démocratie (1942), Schumpeter semble rejoindre la supposée conclusion de Marx sur l’inévitabilité de l’effondrement du capitalisme. Mais il rejette la loi de la valeur chez Marx et la baisse tendancielle du taux de profit qui menacerait intrinsèquement la viabilité du capitalisme, et considère que l’innovation pourrait la contrecarrer. En revanche, pour Schumpeter comme pour Marx, l’évolution du capitalisme conduit à la concentration du capital, à la création de grandes entreprises. Il rejette aussi vigoureusement Keynes, estimant que sa vision sociale comme ses propositions sont fallacieuses. Il déclare que Marx et Keynes se rejoignent en ce que leurs théories expliquent que le capitalisme peut s’effondrer selon des causes endogènes.
Une théorie réactionnaire de la démocratie
Schumpeter manifeste un grand mépris pour les classes populaires, déclarant que l’ignorance de l’électorat permet aux politiciens de les manipuler, cela les condamne à l’impuissance, ils n’ont pas la connaissance minimale pour juger de la politique mise en place. La démocratie n’est qu’une méthode par laquelle le peuple élit des représentants auxquels il délègue sa volonté. Schumpeter rejette aussi une révolution dirigée par un « hypothétique prolétariat ouvrier ». L’hostilité envers le capitalisme ne peut s’exprimer qu’avec l’appui d’une large frange de la classe des intellectuels avec le développement de l’appareil éducatif qui concourt à une surproduction des intellectuels par rapport aux besoins des professions libérales. Les intellectuels déconsidérés et peu rémunérés, avec leurs discours contre l’argent et l’esprit d’entreprise, précipitent l’hostilité générale contre le capitalisme. Pour Schumpeter, le capitalisme se sclérose pour des raisons politiques, car les gouvernements mettent en place une économie planifiée et un système d’État-providence contre les entrepreneurs, c’est le déclin de la fonction d’entrepreneur par une forme ou une autre de socialisme, encore plus sclérosant. Les gouvernements, pour être populaires, développent l’« État fiscal » et transfèrent le revenu des producteurs vers les non-producteurs, décourageant l’épargne et l’investissement au profit de la consommation, ce qui crée une pression inflationniste croissante, ils privilégient le court terme au long terme. Schumpeter est convaincu que le capitalisme est le meilleur système économique, il craint son évolution vers le socialisme, mais ne voit pas comment l’éviter. Il s’inscrit dans l’évolution de la pensée libérale du XXe siècle, annonçant le Néolibéralisme.
Œuvres de Joseph Schumpeter
- première édition, 1911 ; deuxième édition, 1926.
- (Business Cycles : a Theoretical, Historical and Statistical Analysis of the Capitalist Process), 1939.
- , Allen and Unwin, 1942. Capitalisme, socialisme et démocratie, Petite Bibliothèque Payot, 1974.
- (History of Economic Analysis), publié après sa mort en 1954, Gallimard, 1983.
- Tome 1, L’Essence de la monnaie, l’Harmattan, 2005 ; Tome 2, Théorie Appliquée, l’Harmattan, 2005