Keynes : une politique économique de rupture avec les dogmes néoclassiques

Catherine Mills
maîtresse de conférences honoraire à l’université de Paris – Sorbonne

Il y a près d’un siècle, John Maynard Keynes avait identifié les effets désastreux des politiques de restriction monétaire et de déflation budgétaire inspirées par les théories néoclassiques, encore dominantes aujourd’hui. Participant à la recherche d’une issue à la crise des années 1930, il mettait en cause le dogme de l’équilibre budgétaire et montrait en quoi une stimulation budgétaire de l’économie devait s’accompagner d’une expansion monétaire.

Keynes critique, chez les théoriciens néoclassiques, leur méconnaissance du rôle de la demande globale et leur négation des crises. Ils négligent l’insuffisance de la consommation et de l’investissement ainsi que son effet sur l’emploi. Ils surestiment l’épargne. La critique de Keynes de la politique économique néo-classique le conduit à proposer une tout autre politique économique visant à sortir de la crise des années 1930.

I. Le rejet des dogmes néoclassiques de politique économique

A. Refus de la politique d’orthodoxie budgétaire. Keynes critique l’orthodoxie budgétaire de ses maitres de l’école de Cambridge, tels Marshall, Pigou, représentants de la pensée néo-classique dominante. Celle-ci, loin de résorber le mal de l’économie capitaliste, tend au contraire à le renforcer. Lorsqu’en période de dépression l’État limite ses dépenses pour les ajuster à la réduction des recettes, il restreint la demande globale. A la dépression provoquée par la contraction de la demande privée s’ajoute celle de la demande publique.

B. Refus de la politique monétaire néo-classique. Celle-ci s’appuyait sur la théorie quantitative de la monnaie tendant à une contraction monétaire en période de dépression, afin d’ajuster les prix. Mais son résultat était de diminuer la dépense globale, faire monter le taux d’intérêt et contrarier le développement de l’investissement. La Théorie générale s’oppose aux politiques monétaires de réadaptation : la hausse du taux d’intérêt ralentit le recours au crédit des entreprises, Keynes la considère comme nocive, brisant l’essor, elle se répercute sur les taux d’intérêt à long terme, et engendre la baisse de l’investissement. Les autorités monétaires devraient au contraire favoriser l’expansion et le plein emploi de la main-d’œuvre. Mais la baisse du taux d’intérêt en période de récession agit trop faiblement pour favoriser la reprise, il faudrait encourager l’incitation à investir par la baisse du taux à long terme, une véritable expansion monétaire pour le développement de l’investissement et la lutte contre le chômage.

C. Refus de la politique des salaires flexibles. Pigou (1) voyait dans l’insuffisante adaptation des salaires aux variations de la demande réelle de main-d’œuvre la cause du chômage, il préconisait une politique des salaires flexibles (à la baisse). La réduction des salaires prétendait développer le volume de l’emploi et réduire le chômage. Celui-ci serait la conséquence de l’insuffisance des profits, la réduction du salaire nominal était censée provoquer une diminution des coûts de production et donc une hausse des profits, ainsi qu’une augmentation de la production et de l’emploi. Pour Keynes, au contraire, le volume de l’emploi ne dépend pas du taux de salaire, il dépend du volume de l’investissement. Les auteurs néoclassiques font une grave confusion : ils généralisent à l’économie globale des conclusions de l’observation du comportement individuel. Si, pour une seule entreprise, la baisse du salaire nominal à court terme tend à la réduction du coût et à l’augmentation du profit, une réduction générale des salaires dans l’économie nationale entraîne une diminution du pouvoir d’achat des salariés, donc une contraction de la consommation et de la demande globale, puis une diminution de la production et de l’emploi. Keynes écrit : « Les postulats classiques n’admettent pas… le chômage « involontaire ». (Théorie Générale », p. 36). Au surplus, que le chômage caractéristique d’une période de dépression soit dû au refus de la main-d’œuvre d’accepter une baisse des salaires nominaux, c’est une thèse qui n’est pas clairement démontrée par les faits. (ibid., p. 39). La réduction des salaires nominaux ne saurait d’une façon durable accroître l’emploi (ibid., p. 267).

II. La politique économique keynésienne : la stimulation de la demande effective comme moyen de relance de l’investissement productif, de la production et de l’emploi

A. La relance de l’investissement privé par la politique monétaire : nécessaire mais non suffisante. La création de monnaie favorise la baisse du taux d’intérêt. L’efficacité marginale du capital des entreprises devient supérieure au taux d’intérêt, ce qui conduit à une augmentation de l’incitation à investir. Avec la politique d’open marketles autorités monétaires, en achetant des titres, accroissent les disponibilités monétaires, cela renforce la baisse du taux d’intérêt. Pourtant, la politique monétaire porte des incertitudes liées notamment à l’action sur le taux d’intérêt à court terme, tandis qu’une forte baisse du taux d’intérêt à long terme peut être jugée aléatoire et n’exercer aucun effet sur l’investissement. La baisse du taux ne devient durable que si l’autorité monétaire parvient à convaincre que ce taux sera maintenu. En revanche, un taux d’intérêt trop bas (au-dessous de 2 %), pourrait détourner les prêteurs de placements, ils ne veulent plus se dessaisir de leurs encaisses, la préférence pour la liquidité étant très grande, cela explique l’incertitude de la politique monétaire et peut bloquer l’investissement. La politique monétaire devrait assurer un taux d’intérêt acceptable à la fois pour les détenteurs de fonds et pour les investisseurs, afin de soutenir l’incitation à investir. Cependant, pour Keynes, face à l’incertitude, le rôle du taux d’intérêt devient second. L’investissement privé ne peut être accru par la seule baisse du taux d’intérêt, il faut suppléer sa défaillance par l’investissement public.

B.Une politique budgétaire décisive pour la stimulation de l’investissement public et la reprise de l’investissement privé. « on ne peut sans inconvénient abandonner à l’initiative privée le soin de régler le flux courant d’investissement » (Keynes,Théorie générale, II, 22, notes). Le développement de l’investissement public par l’État constitue pour Keynes la meilleure manière d’assurer le plein emploi. Il permet de combler la défaillance de l’investissement privé, mais l’État ne doit pas se substituer à l’initiative privée et diriger la totalité de l’investissement. Pourtant, cette politique n’est pas uniquement valable pour les périodes de dépression, l’investissement public devrait jouer en permanence un rôle complémentaire. La politique de l’investissement public est une idée ancienne que Keynes cherche à généraliser de façon nouvelle. Les grands travaux concernaient la construction des Pyramides, des cathédrales, les « ateliers nationaux » de Louis Blanc, les travaux publics lors de la grande dépression, le New Deal aux USA. Mais la politique de l’investissement public trouve son développement dans la Théorie générale. Les grands travaux n’y sont plus présentés comme une institution de secours social, ni comme un procédé de réduction du chômage par la création d’occasions de travail, mais comme le moyen de provoquer un développement de la production, du revenu et de l’emploi par le mécanisme du multiplicateur d’investissement. L’investissement public est le point central de la politique économique, sa mission est de réaliser en permanence le plein emploi. La levée de l’exigence de rentabilité financière immédiate contribue à relever les débouchés des entreprises, la demande effective, puis l’incitation à investir, la production et l’emploi. Au final elle accroit la rentabilité du capital du secteur privé. Il faut surveiller et stimuler les composantes de la demande globale : demande privée et publique de biens et de services de consommation, demande privée et publique pour l’investissement, demande extérieure (exportation). Leur insuffisance compromet le niveau de l’emploi, il faut obtenir l’élimination du chômage qui mettrait en cause le système du profit. Il s’agit de compenser l’insuffisance de la demande privée, en combinant l’action sur l’investissement public et sur les dépenses budgétaires. L’investissement public permet une augmentation progressive du pouvoir d’achat, on assiste d’abord à un gonflement des revenus, c’est par vagues successives que se répand la masse du pouvoir d’achat, en lien avec les vagues d’accroissement de la production. Ceci constitue le mécanisme de l’effet multiplicateur. Cependant, Keynes reste réservé sur une simple politique de pouvoir d’achat. Accroissant directement les revenus distribués, elle peut constituer un moyen provisoire et indirect pour relancer la demande effective et ranimer l’incitation à investir. Mais cela pourrait faire apparaître une distorsion entre l’augmentation des revenus et l’augmentation de la production. Il critique les politiques de reflation comme la politique du Front populaire en France en 1936 présentées comme inflationnistes. Il est aussi critique à l’égard de la politique de grands travaux adoptée aux États-Unis pendant le New Deal. Pour lui, la politique de l’investissement public n’est pas seulement une politique anticyclique, l’investissement public devra en permanence garantir un haut niveau d’emploi, maintenir la demande globale au volume souhaitable. Il ne s’agit plus de corriger le cycle mais de l’effacer. Quand l’investissement privé diminue, l’État supplée à cette défaillance en investissant. Si l’investissement privé augmente, l’État restreint ses propres investissements. Les fluctuations de l’investissement privé devront donc être compensées par des fluctuations égales et de sens contraire de l’investissement public. Le caractère productif ou improductif des travaux entrepris n’a pas d’importance pour Keynes ; regrettons qu’il se contente de préférer +des travaux inutiles à une allocation entretenant des chômeurs « oisifs ». Certes, les travaux utiles ont un effet multiplicateur plus grand et évitent de créer trop de disparités entre le pouvoir d’achat et la masse des biens et services produits. Cette politique suppose une action coordonnée, avec un rôle nouveau de l’État et l’impulsion, dans les politiques économiques de type keynésien à partir de 1945, de modèles de politique économique et de planification, d’instruments nouveaux tels une comptabilité nationale permettant l’évaluation des éléments de la demande globale, dans le cadre des économies de marché. L’État doit définir les travaux à entreprendre, afin d’absorber la catégorie de main-d’œuvre la plus durement atteinte par le chômage. Il ne doit pas concurrencer l’industrie privée, sa politique de grands travaux ne doit pas entraîner le débauchage d’une catégorie de main-d’œuvre déjà employée, alors qu’une autre catégorie est sous-employée, car la lutte contre le sous-emploi serait entravée ; dans certaines branches, une hausse des salaires serait génératrice de perturbations. La politique de l’investissement public suppose l’élaboration de plans alternatifs permettant d’agir dans certains secteurs. Il faut être attentif au niveau de l’investissement réalisé car, à l’approche du plein emploi, les tensions inflationnistes s’accroissent, et déterminer le niveau d’investissement permettant d’atteindre le plein emploi sans le dépasser. Des économistes néo-keynésiens (2) estiment que la politique de l’investissement public ne peut être conduite sans une action puissante de l’État, sans un contrôle sur l’investissement privé et les composantes de la demande globale. Certains craignent au contraire une atteinte au libéralisme économique, mais d’autres considèrent que le mal le plus grave étant le chômage, lié au blocage de l’incitation à investir, et préfèrent sacrifier une part du libéralisme économique pour sauvegarder le capitalisme. La politique de l’investissement public nécessite un plan avec un volant stable, pour éviter de gonfler démesurément le volant variable ou de le réduire. Une accélération ou un ralentissement dans la cadence d’exécution du plan d’investissement leur semble plus praticable que l’extension variable du programme de grands travaux. Certains craignent que l’ampleur de l’investissement public montre l’importance du malaise économique, entraînant une perte de confiance qui diminuerait l’efficacité marginale du capital et freinerait l’investissement privé. L’incertitude peut engendrer l’augmentation de la préférence pour la liquidité et la baisse de l’investissement privé. Le recours à l’emprunt pour financer l’investissement public pourrait faire monter le taux d’intérêt, gênant le financement des investissements des entreprises privées. L’investissement public ne doit pas concurrencer l’investissement privé.

C. Une politique des finances publiques (dépenses publiques et fiscalité) comme élément de la politique de plein emploi. La fiscalité doit contribuer au développement de la demande effective : fiscalité correctrice, compensant l’excès de la propension à épargner, redistributrice pour accroître les revenus qui favorisent la dépense. Cela exige aussi une politique de dépenses publiques compensatrice afin de contrecarrer l’insuffisance de la demande effective.

1) La fiscalité correctrice. Dans la conception libérale, la fiscalité doit favoriser la création du capital et l’épargne. L’essentiel des ressources était constitué par l’impôt indirect taxant la consommation et la dépense. Au contraire, chez Keynes, la fiscalité devrait pénaliser l’épargne excessive, la propension à épargner étant d’autant plus grande que le revenu est élevé. Certains keynésiens souhaitent un impôt progressif taxant plus fortement les hauts revenus, favorisant une augmentation de la propension à consommer des classes populaires, l’impôt indirect sur la dépense étant diminué. L’épargne excessive d’entreprise devra être soumise à l impôt, afin de provoquer l’emploi des réserves financières en investissements productifs. Cependant, certains craignent qu’une trop forte imposition des hauts revenus ou des bénéfices des sociétés encourage la fraude fiscale, la spéculation, les pratiques frauduleuses entre entreprises, la diminution des réserves compromettant l’autofinancement. On bute sur le souci de ne pas gêner les profits et la « libre entreprise ».

 2) La fiscalité redistributrice : le rôle des transferts sociaux. Pour Keynes et les néo-keynésiens, la fiscalité correctrice doit être accompagnée d’une fiscalité redistributrice visant à faciliter le développement de la consommation. Il s’agit d’opérer un transfert des classes riches, épargnantes, aux classes pauvres, dépensières. La redistribution peut se faire par voie monétaire, sous forme de compléments de salaires, d’allocations, de pensions ou dans l’octroi d’aide aux chômeurs, aux plus pauvres. Elle peut se faire aussi par l’accroissement des revenus réels liés au fonctionnement des services publics ou semi- publics qui mettent à la disposition des populations des biens et services gratuits ou à moindre prix. Ceci conduira dans certains pays à la formation et à l’extension de systèmes de sécurité sociale. La dépense publique financée par le prélèvement sur l’épargne oisive se substitue à la dépense individuelle défaillante. La fiscalité redistributrice permet de financer une part des dépenses publiques par l’épargne stérile, on vise le développement de la demande effective et de l’emploi ainsi qu’une répartition plus équitable des richesses. Cependant cettenouvelle politique économique ne doit pas s’effectuer au détriment de l’investissement (privé et public), l’objectif est de garantir son développement qui constitue l’essentiel des politiques keynésiennes, afin de favoriser la production, l’emploi et la disparition des dépressions. Mais les néo-keynésiens sont limités dans les politiques budgétaires redistributrices (dépenses publiques et fiscalité) par leur souci de ne pas gêner l’initiative privée et le profit.

3) Le rôle décisif de l’action compensatrice des dépenses publiques. Malgré le rôle correcteur et redistributeur de la fiscalité et ses effets sur le développement de la consommation, il faut compenser l’insuffisance de l’incitation à investir et de la dépense globale. L’État devra dépenser, décaisser des sommes capables de couvrir la marge entre le niveau de dépense requis pour le plein emploi et le niveau qui s’établit spontanément. Un décaissement public compensateur augmentera quand le niveau spontané fléchira et exigerait une politique de grands travaux. Le financement du décaissement ne sera pas entièrement couvert par la fiscalité, il s’agit au contraire d’utiliser le déficit budgétaire volontaire comme instrument de relance de l’économie. La stimulation de la demande effective (C + I) à partir de la dépense publique implique de ne pas freiner la reprise par un accroissement des impôts. En outre, la fiscalité ne doit pas absorber toute l’épargne stérile, car ceci faciliterait, selon certains Néo-keynésiens, la fraude et l’évasion fiscale, ou la baisse de l’investissement privé. Keynes propose donc le financement par l’emprunt en lien avec la création de monnaie par le système bancaire. Dans le cas d’une dépression temporaire, d’une insuffisance de la dépense globale due à un excès d’épargne, l’État assurera par l’emprunt, la réorientation des fonds dans le circuit, tendant à relever la production. Le décaissement pourra faciliter la consommation (subventions, allocations…) ou, si la dépression est plus forte, financer un programme de grands travaux, une distribution de revenus plus régulière, un effet de dépense plus certain. En cas de dépression chronique, l’emprunt devra servir à financer un investissement public dont l’effet multiplicateur élèvera le niveau du revenu et de l’emploi car, si l’on se contentait d’agir sur la consommation, l’accroissement de l’investissement privé tarderait à se manifester, des anticipations défavorables exerceraient un effet de freinage des investissements privés. L’investissement public devrait permettre des distributions de salaires et tendre à relancer l’activité de branches de production. Quelle forme devra revêtir l’emprunt ? Dans l’immédiat, celui-ci accroitla dette. Si l’épargne doit s’investir à long terme, il faut faire un emprunt à long terme ; si au contraire la préférence pour la liquidité est forte, ou si l’investissement privé est prêt à repartir, un emprunt à court terme est préférable. Pour effectuer les remboursements, on aura recours à la création monétaire, et non à la fiscalité qui gênerait la dépense. La création de monnaie est l’auxiliaire de l’emprunt, elle permettra de financer le remboursement de la dette et le décaissement compensateur. L’État peut inciter les banques à une politique monétaire dynamique pour stimuler l’activité des entrepreneurs, encourager un amorçage de l’investissement privé par des crédits bancaires à long ou moyen terme, une fois lancé, l’investissement pourrait faire appel à l’épargne privée. L’État pourrait accorder des garanties aux banques, ce qui impliquera l’intervention de la Banque centrale sous forme d’escompte d’effets publics, ou par la création directe de monnaie. Dans le cas où l’augmentation de la production ne suit pas assez rapidement l’augmentation de la quantité de monnaie en circulation, notamment à l’approche du plein emploi, cela peut engendrer l’inflation, de même lorsque la création de monnaie est mal orientée et ne permet pas d’accroître la masse des biens et des services disponibles ou l’emploi. Le décaissement compensateur financé par l’emprunt et la création de monnaie, pour élargir la consommation privée ou publique et l’investissement privé ou public, reposera sur une politique financière de déficit systématique.

D. Le déficit systématique (deficit spending) comme politique financière de plein emploi. Le dogmed’équilibre budgétaire en période de dépression conduit à l’échec, en diminuant les dépenses publiques pour les ajuster à des recettes fiscales moindres. Cela tend à réduire la demande globale et à aggraver la dépression. Il en résulte une diminution des rentrées fiscales et une augmentation du déficit budgétaire subi. Keynes propose une nouvelle politique financière, une politique de compensation et non une politique d’adaptation régressive. Il s’agit de soutenir la production, le revenu et l’emploi à niveau élevé en opposant au déséquilibre économique un déséquilibre financier de sens contraire. Ainsi quand la dépense globale diminue, les dépenses publiques doivent s’accroître et inversement. Quand l’investissement privé décline, l’investissement public doit s’élever. Keynes abandonne le dogme de l’équilibre budgétaire et affirme la nécessité du déficit budgétaire dans le contexte de dépression et de sous-emploi chronique. Cette nouvelle politique permettrait de combattre le chômage cyclique et chronique en stimulant la consommation et l’investissement. Pour relancer efficacement la production et l’emploi, Keynes privilégie l’accroissement voulu du déficit budgétaire à partir de l’extension des dépenses publiques. Ce déficit voulu et non subi est accru par le décaissement compensateur de l’État, avec une redistribution de revenus sous forme d’allocations monétaires, ou de services gratuits, et par un accroissement de l’investissement public, ou de dépenses publiques. Le financement du déficit pourrait se faire par l’emprunt, permettant d’absorber et de remettre en circulation l’épargne privée, mais qui peut accroîtra la dette publique. Aussi, cela serait complété par la création monétaire en période de sous-emploi, contribuant à des investissements productifs. Keynes souligne qu’un déficit budgétaire voulu prépare des conditions pour la réalisation d’un équilibre budgétaire futur. Le développement de la demande engendre l’accroissement de la production, du revenu, et de l’emploi permettant d’augmenter les rentrées fiscales, qui comblent le déficit. Par ailleurs, le déficit favorisant la relève des mécanismes privés, l’investissement privé, stimulés par des anticipations de commandes plus favorables pourrait prendre la relève de l’investissement public. Pourtant, pour les keynésiens, il n’y a pas correspondance immédiate entre le déficit et l’effet multiplicateur de l’investissement ou de la consommation. La politique du déficit systématique suppose une maîtrise de l’économie par l’État qui doit connaître les quantités globales sur lesquelles il veut agir, contrôler les éléments monétaires afin d’entreprendre une action rapide lorsque le danger de l’inflation commence à se manifester. Certains keynésiens envisageaient, non la possibilité d’une diminution du déficit, lorsque les mécanismes privés auraient repris leur vigueur, mais au contraire, une extension systématique du déficit.

Conclusion. Keynes annonce une nouvelle économie mixte combinant mécanismes privés et rôle de l’État, favorisant la demande globale et l’emploi. Cela participe à la régulation du « capitalisme monopoliste d’État », dans la longue phase ascendante du cycle long. Mais Keynes, en rompant avec les néo-classiques sans recourir à certaines avancées classico-marxistes, laisse de nombreux points aveugles. Les économies contemporaines sont confrontées à une crise profonde du système économique. Celle-ci appelle la recherche de nouveaux mécanismes de régulation allant plus loin que la mise en cause par Keynes des exigences de rentabilité pour le financement public de l’investissement. Nous sommes à un tournant soit la marche vers les privatisations, la nouvelle domination de la rentabilité financière et l’obsession de la réduction du coût du travail ; soit la promotion des salariés, d’autres critères d’efficacité sociale des fonds au lieu des seuls critères de rentabilité financière, des institutions de partage non étatistes allant au-delà de Keynes. Cela nécessite un autre type de production et de répartition des revenus, impliquant des changements fondamentaux.

 Notes et Références

1. Pigou, Theory of Unemployment (1933). Keynes critique la théorie du chômage « volontaire » de Pigou, cf. Théorie générale, pp. 276 et suiv. pp. 34 et suive. : « Les postulats de l’économie classique ». Il critique aussi le dogme de l’épargne, Théorie générale, ch. XXIV : « Notes finales sur la philosophie sociale à laquelle la théorie générale peut conduire », p. 369, et souhaite « l’euthanasie du rentier.

2. Il faut distinguer la pensée de Keynes et celle des « keynésiens », plus ou moins proches de Keynes. Cf. Poulon et treize économistes, Les écrits de Keynes, Dunod, 1985 ; voir aussi, Zerbato (dir)Keynésianisme et sortie de crise, Dunod, 1987. Les principaux disciples de Keynes vont de Harrod, à Joan Robinson, Kaldor, Sraffa, Tobin. Cf. Beaud et Dostaler, la pensée économique depuis Keynes, Seuil 1993. Certains insistent sur la priorité donnée par Keynes à l’accroissement des dépenses publiques et du déficit budgétaire et non à la réduction des impôts pour la relance. Karl Schiller ministre allemand de l’économie en 1967 revendiquait sa fidélité à Keynes, cf. C. Mills thèse d’Etat. : La politique allemande de direction globale de l’économie1967-1969, Essai sur les limites et les contradictions d’une politique d’inspiration keynésienne(1971).