Denis Durand
Pendant que la panique saisit Paris devant l’ampleur inattendue des déficits budgétaires, Bruxelles tremble pour l’avenir de la compétitivité européenne en lisant le rapport que Mario Draghi a remis, sous ce titre, à la présidente de la Commission Ursula von der Leyen le 9 septembre.
À retenir
- L’Union européenne « décroche » dans l’économie mondiale, en comparaison avec les États-Unis, et perd de plus en plus de terrain vis-à- vis de la Chine.
- Le rapport Draghi met en lumière le retard de l’UE dans la révolution technologique informationnelle, en lien avec la pénurie de main-d’œuvre qualifiée.
- Au nom de la «compétitivité » du capital européen, Mario Draghi propose de concentrer l’action économique sur un petit nombre d’objectifs : combler le retard en matière d’innovation, mettre en œuvre un plan commun de décarbonation et de compétitivité, accroître la sécurité et réduire la dépendance européenne vis-à-vis des technologies et matières premières extérieures.
- Il estime qu’une augmentation d’au moins 5 points du taux d’investissement dans l’UE, soit environ 800 milliards d’euros par an, est nécessaire pour revitaliser la « compétitivité économique » et réussir la décarbonation. La France devrait investir 130 milliards d’euros supplémentaires par an.
- Pour mettre à la disposition de l’économie les avances de fonds dont elle a besoin, Mario Draghi se refuse à envisager une mobilisation sélective de la création monétaire des banques et des banques centrales, et prône le développement de la finance de marché, incluant des mesures dévastatrices comme la relance de la titrisation des crédits et le recours aux fonds de pension pour alimenter les marchés financiers européens.
- Il appelle à une centralisation, à caractère fédéraliste, de la « gouvernance » économique européenne.
- Le rapport contient, à son corps défendant, des indices d’une alternative possible : une politique économique fondée sur des critères d’efficacité sociale, écologique et économique, en opposition à la rentabilité capitaliste.
Lorsqu’il devint président de la Banque centrale européenne, en 2012, Mario Draghi se distingua, jusque dans ses relations avec les représentants syndicaux des personnels des banques centrales, par une ouverture d’esprit qui contrastait avec le dogmatisme affiché de son prédécesseur Jean-Claude Trichet. Il en fit tout de suite la preuve avec succès, au paroxysme de la crise financière, en promettant aux marchés que la BCE ferait « tout ce qu’il faudrait » (whatever it takes) pour empêcher un éclatement de la zone euro. Hélas ! C’est avec le même « pragmatisme », devenu président du Conseil en Italie, qu’il aménagea sans état d’âme l’arrivée de la fasciste Georgia Meloni au pouvoir.
Autant dire que le travail de ce pur fondé de pouvoir de l’oligarchie financière, passé par le MIT et par Goldman Sachs, doit être lu avec toute l’attention et toute la circonspection qu’il mérite.
Le rapport comporte six parties. La première, intitulée « un nouveau paysage pour l’Europe » est une alerte sur le décrochage de l’Union européenne dans la compétition économique, politique, militaire mondiale. Principal symptôme mis en avant dès les premières lignes, « le revenu disponible par habitant a crû presque deux fois plus vite aux États-Unis qu’en Europe depuis l’an 2000 », en raison d’un ralentissement de la productivité apparente du travail plus prononcé de ce côté-ci de l’Atlantique.
L’Europe décroche
dans un monde qui bascule
Le basculement du monde qui est en train de se produire rend cette tendance beaucoup plus alarmante encore. On observe, depuis le début de ce siècle au moins, que dans un monde menacé de fracturation l’Europe peut devenir un « ventre mou », condamné à subir le coût de la rivalité entre une puissance installée mais menacée, les États-Unis, et une puissance fragile mais jusqu’à présent en plein essor, la Chine. Le constat est d’autant plus inquiétant que le choix d’une Europe utilisant ses atouts pour agir en faveur d’un monde qui se dégagerait pacifiquement de l’hégémonie américaine, selon des principes de coopération et de paix, ne fait pas partie de l’univers mental de la classe dirigeante européenne, fondamentalement accrochée au rêve d’une « Europe puissance » respectueuse des dominations constitutives de la mondialisation capitaliste.
Plus précisément, le rapport énonce plusieurs changements qui risquent de rendre ce rêve encore plus inaccessible. L’ère d’une croissance rapide du commerce international, dont les entreprises européennes avaient su tirer profit, semble révolue. La dépendance de nos économies envers les technologies et les matières premières extérieures à l’UE est devenue cruciale. La guerre en Ukraine a bloqué l’accès aux hydrocarbures vendus par la Russie, principal fournisseur d’énergie à l’UE. L’OTAN peut de moins en moins être présentée comme une protection face à la montée des conflits sur l’ensemble de la planète.
Avant même de détailler cet angoissant tableau, Mario Draghi avait commencé par souligner que les diverses stratégies successivement menées depuis vingt ans n’ont pas modifié la tendance. Pourtant, les autorités européennes ont cherché à faire évoluer leurs principes [1] en vue de définir une politique de « sécurité économique » et de libérer les politiques industrielles européennes de leurs dogmatismes [2].
Les trois chapitres suivants décrivent trois objectifs prioritaires dont le rapport préconise l’adoption. Le premier visera à « combler le retard de l’UE en matière d’innovation ». Le deuxième consistera en un « un plan commun de décarbonation et de compétitivité » – Alain Tournebise traite, dans ce numéro, des préconisations du rapport en matière d’énergie. Le troisième sera d’« accroître la sécurité et réduire la dépendance ».
Comme on le lit souvent dans les colonnes d’Économie&Politique, une action politique conséquente suppose que les objectifs visés s’accompagnent des moyens financiers nécessaires et d’une organisation appropriée des pouvoirs. Mario Draghi ne l’ignore pas. C’est pourquoi les deux dernières parties de son rapport sont intitulées respectivement « Financer les investissements », et « Renforcer la gouvernance » de l’UE.
Suit une annexe de 328 pages énonçant un grand nombre de propositions dans tous les domaines évoqués dans la partie principale du rapport.
Un diagnostic plus qu’alarmant
Le constat le plus sévère porte sur le retard pris sur les États-Unis dans les technologies de l’information. C’est dans ce secteur que se concentre l’écart de productivité qui s’est creusé entre les deux rives de l’Atlantique, avec des effets sur l’ensemble des activités économiques. Mario Draghi considère comme irrémédiablement « perdus » les secteurs tels que le cloud computing, aucun acteur européen n’étant de taille à rivaliser avec les géants de Wall Street pour assumer la masse d’investissements nécessaires. Il s’inquiète alors des possibilités qui subsistent de valoriser les atouts européens dans les domaines qui semblent aujourd’hui porteurs d’avenir, comme l’intelligence artificielle.
Le rapport attribue cette situation à « une structure industrielle statique qui produit un cercle vicieux de faible investissement et de faible innovation », l’Europe étant prise dans un « piège des technologies intermédiaires », dont l’automobile à moteur thermique est l’exemple le plus significatif.
Il insiste aussi sur les « pénuries persistantes de main-d’œuvre qualifiée », à tous les niveaux de formation des travailleurs, handicap aggravé par la diminution de la population en âge de travailler qui s’est amorcée dans l’Union européenne depuis les années 2010 et qui va se poursuivre dans les prochaines décennies. Signalant cependant les inconvénients du modèle social des États-Unis, il conclut que « l’Europe a besoin d’une approche fondamentalement nouvelle des compétences. L’UE doit veiller à ce que tous les travailleurs aient le droit à l’éducation et à la reconversion pour leur permettre d’évoluer vers de nouveaux rôles à mesure que leurs entreprises adoptent de nouvelles technologies ou d’accéder à de bons emplois dans de nouveaux secteurs ».
Il pourrait être instructif de mettre cette prise de conscience en rapport avec le moment où l’Union européenne a cessé de rattraper son retard par rapport aux États-Unis en matière de productivité apparente du travail, et où ce retard a recommencé à se creuser : les années 1990, c’est-à-dire précisément celles où le tournant néolibéral de la construction européenne, inauguré par l’Acte unique de 1987, mis en œuvre par l’ouverture du marché unique en 1992 et couronné par la création de l’euro en 1999, a commencé de produire tous ses effets.
On pourrait alors se demander si cette pression accrue de la logique de rentabilité capitaliste, dans un monde plus que jamais dominé par le dollar, n’est pas pour quelque chose dans le déclin relatif du capitalisme européen, obnubilé par la baisse du coût du travail. Mario Draghi s’en garde bien. Après son prédécesseur à la tête du gouvernement italien Enrico Letta [3], il préfère insister sur l’inachèvement de l’Union des marchés de capitaux. Ceux-ci, fragmentés en marchés nationaux, n’offriraient pas aux entreprises à fort potentiel de développement la possibilité d’atteindre rapidement la profitabilité, faute de venture capitalists prêts à prendre des risques financiers. En somme, le mal viendrait de ce que la construction européenne ne serait ni assez libérale, ni assez fédéraliste.
Mario Draghi préconise donc de centraliser les actions d’une « politique étrangère économique », à l’aide d’un nouveau « cadre de coordination pour la compétitivité » (Competitiveness Coordination Framework) destiné à remplacer tous les autres outils de coordination des politiques européennes, à l’exception du « semestre européen » qui sert à maintenir les politiques budgétaires dans les contraintes du Pacte de stabilité.
Ce cadre de compétitivité se concentrerait sur un petit nombre de plans d’action répondant à des priorités stratégiques et associant « objectifs bien définis, gouvernance et financement ».
Financement :
hors des marchés, point de salut !
Ce qui a donné tout son retentissement au rapport Draghi, c’est ce qu’il dit du financement d’une « nouvelle stratégie industrielle ».
Il présente en effet une évaluation assez réaliste, c’est-à-dire très impressionnante, des investissements qui seraient nécessaires pour stimuler la compétitivité des économies européennes tout en menant à bien leur décarbonation. S’appuyant sur des estimations de la Commission européenne, Mario Draghi préconise d’augmenter de 5 points au minimum le taux d’investissement dans l’UE, ce qui représente des dépenses supplémentaires de l’ordre de 800 milliards par an, sur la base du PIB de 2023. La part de la France se monterait alors à 130 milliards d’investissements supplémentaires par an au moins. Encore cette estimation est-elle formulée en termes de comptabilité nationale ; elle sous-estime donc des dépenses indispensables, en matière de formation particulièrement, qui ne sont que très partiellement prises en compte dans le calcul de la formation brute de capital fixe.
En supposant que le secteur public continuera de réaliser 20 % de l’investissement productif, contre 80 % pour le secteur privé, le rapport souligne que ce dernier ne sera pas en état de tenir un tel objectif, sauf à faire baisser le coût du capital d’environ 250 points de base, selon le modèle de la Commission européenne. Pour Mario Draghi, la seule façon d’y arriver sera de demander à l’État des aides qui viendront s’ajouter aux 20 % d’investissements directs à réaliser par le secteur public.
L’ancien président de la BCE aurait pu évoquer un usage de la politique monétaire en vue d’inciter les banques à financer en priorité, et à taux réduit, les projets relevant de la stratégie proposée dans le rapport. Une particularité de l’Union européenne est en effet la part prépondérante des crédits bancaires dans le financement des entreprises. Seulement, pour Mario Draghi, ce n’est pas là un avantage mais un grave handicap : « les banques sont généralement mal équipées pour financer des entreprises innovantes : elles n’ont pas l’expertise nécessaire pour les détecter et les surveiller et ont des difficultés à valoriser les garanties (en grande partie immatérielles) que ces entreprises peuvent apporter, en particulier par rapport aux business angels, aux capital-risqueurs et aux fournisseurs de capital-investissement ». Il y a là un vrai problème mais des solutions peuvent être recherchées pour le résoudre [4] – par exemple des garanties d’État conditionnées à des critères d’emploi, de formation et de création efficace de valeur ajoutée – Mario Draghi ne le fait pas.
Dans la même veine, il aurait pu préconiser un recours massif de la Banque européenne d’investissements, et des banques d’investissement nationales comme la Caisse des Dépôts, aux refinancements de la BCE mais, là encore, il s’en garde bien, préférant appeler ces institutions à tirer parti de la bonne réputation dont elles jouissent sur le marché financier pour acheter davantage d’actions privées !
Les solutions préconisées tendent donc à renforcer encore l’emprise des marchés financiers sur les économies européennes. Elles consistent d’abord à relancer la titrisation des crédits, comme si la leçon de la crise des subprimes, précisément causée par l’usage de cette technique aux États-Unis, était oubliée ! « Les banques de l’UE ne peuvent pas compter sur la titrisation dans la même mesure que leurs homologues américaines, écrit Mario Draghi. Les émissions annuelles de titrisations dans l’UE ne représentaient que 0,3 % du PIB en 2022, contre 4 % pour les États-Unis. La titrisation rend les bilans des banques plus flexibles en leur permettant de transférer une partie des risques aux investisseurs, de libérer des capitaux et de débloquer des prêts supplémentaires. Dans le contexte de l’UE, elle pourrait également se substituer au manque d’intégration des marchés des capitaux en permettant aux banques de regrouper des prêts provenant de différents États membres en actifs standardisés et négociables qui peuvent également être achetés par des investisseurs non bancaires ». Le rapport préconise donc d’alléger les règles « prudentielles » qui pèsent sur les actifs « titrisés ».
Au menu : titrisation
et assaut contre les retraites par répartition !
Mais pour cela, il faut que ces « investisseurs non bancaires » disposent d’un marché de capitaux plus liquide et plus « profond » que ne le sont aujourd’hui les marchés européens. En termes plus triviaux, il faut y attirer beaucoup d’argent, en captant une part plus grande de l’épargne des Européens. Pour Mario Draghi, « le moyen le plus simple et le plus efficace d’y parvenir est d’utiliser des produits d’épargne à long terme (fonds de pensions) ». Il considère en effet que le développement insuffisant des fonds de pension explique largement le manque de capitaux disponibles sur les marchés européens. Devant ce cynisme ingénu, on comprend donc que pour les auteurs du rapport l’avenir d’une Europe « préservant l’inclusion sociale » passe par de nouveaux assauts contre les retraites par répartition !
Le rapport propose d’autres moyens concrets de développer la finance de marchés, comme la transformation de l’ESMA (European Securities and Markets Authority), qui a pour mission aujourd’hui de coordonner les autorités nationales, en une autorité européenne des marchés financiers, qui aurait compétence directe sur l’ensemble du territoire de l’UE, et qui serait indépendante des gouvernements à l’image du conseil des gouverneurs de la BCE.
Il se prononce enfin pour l’émission régulière de titres communs pour financer des projets conjoints entre pays membres, sur le modèle des obligations émises en 2021 pour financer le programme Next Generation EU. L’idée, pour le coup, n’a rien de nouveau. Voici ce qu’en disait en 2010 Jean-Claude Juncker, qui n’était pas encore président de la Commission européenne mais président de l’Eurogroupe des ministres des Finances de la zone euro : « Je voudrais qu’en Europe, au sein de la zone euro, nous fassions tout pour éliminer ce désavantage de ne pas disposer d’un gouvernement unique et central qui veille au respect du bon sens… il faut suppléer à cette défaillance par l’émission d’euro-obligations qui au moins, faute d’un gouvernement que nous ne voulons pas avoir, nous donne un instrument pour nous permettre de gouverner avec des mécanismes de marché [5] »
En d’autres termes, ce qui est proposé est une fuite en avant, à la fois dans la financiarisation, vers des institutions européennes de plus en plus fédérales et vers un capitalisme monopoliste d’État profondément antisocial où le soutien public à la rentabilité du capital financier prend la forme grossière de pures subventions qui mobilisent le plus clair de la création monétaire des banques centrales.
Des contradictions,
donc des leviers pour agir
La stratégie définie dans le rapport implique de modifier les institutions européennes, pour leur donner un caractère plus fédéraliste. En particulier, Mario Draghi juge nécessaire d’élargir le champ des décisions susceptibles d’être adoptées à la majorité qualifiée du Conseil. Cela signifie des négociations à 27, probablement pendant des années, et sans garantie de succès. Aussi Mario Draghi préconise-t-il de ne pas faire de ce changement juridique un préalable à l’adoption de dispositions qui peuvent être mises en œuvre sans attendre. Il n’est pas sûr que cette stratégie progressive suffise à emporter la décision, compte tenu des rapports de forces politiques au sein de l’UE. Mais même en supposant que cette façon de faire adopter une « nouvelle stratégie industrielle » soit couronnée de succès, l’Europe serait-elle sauvée pour autant ?
On peut affirmer que non puisqu’en réalité la politique préconisée par Mario Draghi consisterait à aggraver les traits de la construction actuelle qui, en la subordonnant aux exigences du capital et en acceptant le cadre fixé par l’impérialisme américain et l’hégémonie du dollar, sont précisément à l’origine de contradictions insurmontables et d’un affaiblissement de l’Europe dans un monde traversé de multiples fractures.
Pourtant, on pourrait lire dans les données figurant dans le rapport les indices d’une possibilité de faire autrement. En mettant en évidence l’énormité des moyens financiers nécessaires pour déployer en Europe les potentialités de la révolution technologique informationnelle tout en menant à bien la transformation écologique des productions et des consommations qu’exige l’état de la planète, il révèle la pertinence des arguments qui en appellent à une autre utilisation de l’argent public, de l’argent des entreprises et de l’argent des banques.
Même s’il se refuse, comme on l’a vu, à envisager un usage dynamique de la création monétaire des banques comme moyen de procurer à l’économie les avances de fonds dont elle a besoin pour se développer efficacement, il reconnaît néanmoins que la politique monétaire devra s’affranchir d’un dogmatisme excessif : « du fait que l’offre s’ajuste plus graduellement que la demande – car il faut du temps pour mettre en place du capital supplémentaire – la phase de transition implique certaines pressions inflationnistes, mais ces pressions se dissiperont avec le temps », écrit le rapport.
Il en signale les conséquences pour les finances publiques : « si les dépenses publiques liées à l’investissement ne sont pas compensées par des économies budgétaires réalisées ailleurs, les soldes budgétaires primaires peuvent se détériorer temporairement avant que le plan d’investissement n’exerce pleinement son impact positif sur la production. Toutefois, si la stratégie et les réformes décrites dans le présent rapport sont mises en œuvre en parallèle, l’impulsion à l’investissement devrait s’accompagner d’une augmentation significative de la productivité totale des facteurs (PTF) de l’UE. Une augmentation notable de la PTF permettra d’améliorer l’excédent budgétaire de l’État, ce qui réduira considérablement les coûts de transition liés à la mise en œuvre du plan, à condition que les recettes supplémentaires ne soient pas entièrement consacrées à d’autres fins. Par exemple, une augmentation de 2 % du niveau de la PTF d’ici dix ans pourrait déjà suffire à couvrir jusqu’à un tiers des dépenses budgétaires (subventions à l’investissement et investissements publics) nécessaires à la mise en œuvre du plan. L’augmentation de 2 % de la PTF peut être considérée comme modeste compte tenu de l’écart actuel de 20 % entre l’UE et les États-Unis ».
L’accent mis sur la productivité totale des facteurs dans ce seul passage du rapport, qui ne traite, partout ailleurs, que de la productivité apparente du travail, est un aveu : au XXIe siècle, la clé de l’efficacité économique se trouve dans l’amélioration de l’efficacité du capital (économiser le capital matériel et financier pour un maximum de valeur ajoutée) bien plutôt que dans la surexploitation des travailleurs et dans le pillage de la nature.
C’est ce qui pourrait inspirer, à l’opposé des préconisations du rapport Draghi, une politique
- fondée sur de nouveaux critères d’efficacité sociale, écologique et économique, opposés au critère de la rentabilité capitaliste en ce qu’ils visent à améliorer massivement la productivité totale des facteurs en augmentant en priorité la productivité du capital ;
- donnant, à cet effet, une place centrale à la sécurisation de l’emploi et de la formation, clé d’un usage efficace de la révolution technologique informationnelle ;
- acceptant, dans un premier temps, une augmentation très dynamique des dépenses publiques ;
- recourant donc, pour financer aussi bien le développement des entreprises que celui des services publics, à une création monétaire sélective des banques et de la banque centrale ;
- misant, pour imposer ces solutions, sur une décentralisation et une démocratisation du pouvoir économique, à l’opposé du projet profondément antidémocratique d’un État fédéral européen ;
- et recherchant des appuis dans le monde pour desserrer l’emprise de l’impérialisme américain et de l’hégémonie du dollar.
Mario Draghi, comme ses pairs au sommet des institutions politiques et économiques de l’Union européenne, est ainsi pris entre l’angoisse devant un avenir très sombre pour le capital européen et les exigences mêmes de ce capital, rendues de plus en plus délétères par la crise systémique. Cette contradiction est appelée à s’exacerber : elle ouvre donc un espace pour bousculer les blocages politiques et construire des rapports de forces en faveur d’un autre projet de société.
[1] Voir le débat « Quelle nouvelle phase de la mondialisation ? », animé par Charlotte Balavoine, qui a réuni l’année dernière Nasser Mansouri-Guilani et Vincent Vicard dans le cadre du séminaire « Capitalisme, un nouveau paradigme ? » de la Fondation Gabriel Péri : Économie&Politique n° 824-825, mars-avril 2023.
[2] À la fin de l’année 2023, la Commission avait approuvé environ 750 milliards d’euros d’aides d’État
au titre d’exemptions temporaires à l’encadrement des aides d’État, soit 5 % du PIB de l’Union européenne (Benoît Coeuré, « L’Europe dans une économie mondiale fragmentée : tirer parti du marché unique et de la politique de concurrence », Policy Paper de la Fondation Robert Schuman n° 761, 23 septembre 2024.
[3] Enrico Letta, Much More than a Market, rapport présenté au Conseil européen le 17 avril 2024.
[4] Voir Frédéric Boccara, Les PME/TPE et le financement de leur développement pour l’emploi et l’efficacité, rapport présenté au CESE le 15 mars 2017.
[5] Jean-Claude Juncker, président de l’Eurogroupe, Libération, 16 décembre 2010.