Alain Tournebise
Le rapport Le futur de la compétitivité européenne remis le 5 septembre par Mario Draghi à Ursula von der Leyen a dû quelque peu brûler les doigts de la présidente de la Commission européenne. Car globalement c’est une critique à peine voilée de la politique européenne menée par la Commission au cours des précédents mandats. Mais si les constats sont impitoyables, les analyses sont contestables et les propositions restent dans une logique de fuite en avant vers plus de marché et plus d’intégration.
Le rapport Draghi s’ouvre sur un constat d’échec : « Depuis le début de ce siècle, l’Europe s’inquiète du ralentissement de la croissance. Diverses stratégies visant à augmenter les taux de croissance se sont succédé, mais la tendance est restée inchangée. »
Le rapport identifie trois raisons principales à ce fiasco.
La première est l’insuffisance d’innovation en Europe comparée à ses deux principaux concurrents que sont les Etats Unis et la Chine. « L’Europe a largement manqué la révolution numérique menée par l’internet et les gains de productivité qu’elle a entraînés : en fait, l’écart de productivité entre l’UE et les États-Unis s’explique en grande partie par le secteur technologique. L’UE est faible dans les technologies émergentes qui seront le moteur de la croissance future. Seules quatre des 50 premières entreprises technologiques mondiales sont européennes. »
La seconde est le coût excessif de l’énergie. « Les entreprises de l’UE restent confrontées à des prix de l’électricité 2 à 3 fois supérieurs à ceux des États-Unis. Les prix du gaz naturel sont 4 à 5 fois plus élevés. Cet écart de prix s’explique principalement par le manque de ressources naturelles de l’Europe, mais aussi par des problèmes fondamentaux liés à notre marché commun de l’énergie. Les règles du marché empêchent les industries et les ménages de répercuter sur leurs factures tous les avantages des énergies propres. Les taxes élevées et les rentes captées par les opérateurs financiers augmentent les coûts de l’énergie pour notre économie ». Un aveu !
La troisième est la dépendance de l’UE vis-à-vis de pays fournisseurs de ressources où dans lesquels des productions ont été délocalisées. : « nous dépendons d’une poignée de fournisseurs de matières premières essentielles, en particulier la Chine, alors même que la demande mondiale de ces matières explose en raison de la transition vers l’énergie propre. Nous sommes également très dépendants des importations de technologies numériques. En ce qui concerne la production de puces, 75 à 90 % de la capacité mondiale de fabrication de plaquettes se trouve en Asie ».
Un constat industriel déjà largement connu et documenté, mais que Mario Draghi étend sans vergogne à une conception de l’indépendance qui n’a que peu à voir avec la compétitivité, celle d’indépendance militaire :
« Collectivement, l’UE est le deuxième pays au monde en termes de dépenses militaires, mais cela ne se reflète pas dans la solidité de sa capacité industrielle de défense. L’industrie de la défense est trop fragmentée, ce qui entrave sa capacité à produire à grande échelle, et souffre d’un manque de standardisation et d’interopérabilité des équipements, ce qui affaiblit la capacité de l’Europe à agir en tant que puissance cohésive. »
Surtout ne rien changer
Trois séries de constats que la présidente de la Commission a dû avaler sans sourciller, car elle y a grandement contribué au cours de son premier mandat.
Face à ces trois principaux défis, Mario Draghi propose une « nouvelle stratégie industrielle ». Et, face à la gravité de la situation, on aurait pu penser qu’elle constituerait une véritable rupture avec les stratégies passées. Hélas, le lecteur trop optimiste sera déçu. On ne trouvera dans ces propositions que des pistes déjà largement balisées.
« La nouvelle stratégie industrielle de l’UE repose sur une série d’éléments constitutifs, dont le premier est la mise en œuvre intégrale du marché unique… les politiques industrielle, commerciale et de la concurrence, qui interagissent étroitement… doivent être alignées dans le cadre d’une stratégie globale. Il est de plus en plus évident que les politiques industrielles peuvent être efficaces dans certaines circonstances…. Il est largement prouvé que la concurrence stimule la productivité, l’investissement et l’innovation. Dans le même temps, la politique de concurrence doit continuer à s’adapter aux changements de l’économie afin de ne pas devenir un obstacle aux objectifs de l’Europe ». Par exemple, étant donné que l’innovation dans le secteur technologique est rapide et nécessite des budgets importants, l’évaluation des fusions devrait porter sur la manière dont la concentration proposée affectera le potentiel d’innovation futur dans les domaines d’innovation critiques. Les projets importants d’intérêt commun (IPCEI) devraient être étendus à toutes les formes d’innovation qui pourraient effectivement pousser l’Europe à la frontière dans des secteurs stratégiquement importants et bénéficier d’un financement de l’UE. »
Plus clairement dit, pour Mario Draghi, la concurrence doit rester le fondement de la compétitivité en Europe, mais, « en même temps » il suggère une application plutôt pragmatique, mélange de choix politiques de développement, de financements publics et d’une certaine bienveillance vis-à-vis des fusions nécessaires à la création de « champions européens ».
« Le troisième bloc concerne le financement des principaux domaines d’action, qui impliquent des besoins d’investissement massifs jamais vus depuis un demi-siècle en Europe. Pour numériser et décarboniser l’économie et accroître la capacité de défense de l’UE, le taux d’investissement total par rapport au PIB devra augmenter d’environ 5 points de pourcentage du PIB de l’UE par an pour atteindre les niveaux observés pour la dernière fois dans les années 19ó0 et 70. À titre de comparaison, les investissements supplémentaires prévus par le plan Marshall en 1948-1951 représentaient chaque année environ 1 à 2 % du PIB des pays bénéficiaires. »
Face à de tels besoins, que le rapport chiffre à quelque 800 milliards d’euros par an, Mario Draghi reste dans la logique de marché avec un appel privilégié aux marchés financiers, par émission d’emprunts communs aux Etats membre (Voir l’article de Denis Durand dans ce même numéro)
Energie : un constat d’échec
Les propositions de Mario Draghi dans le domaine de l’énergie sont très révélatrices de cet aveuglement idéologique. Bien loin de propositions révolutionnaires, le rapport se contente de solutions qui restent fondées sur le marché, (tout juste assorties de quelques mesures visant à en limiter les effets les plus délétères) et sur une intégration européenne plus poussée
Dans une première analyse, il met clairement en cause les mécanismes du marché du gaz et de l’électricité. Ainsi, concernant le gaz :
« L’écart de prix par rapport aux États-Unis est principalement dû au manque de ressources naturelles de l’Europe, ainsi qu’au pouvoir de négociation collectif limité de l’Europe, bien qu’elle soit le plus grand acheteur de gaz naturel au monde. Toutefois, l’écart est également dû à des problèmes fondamentaux liés au marché de l’énergie de l’UE »
« L’UE est le plus grand importateur mondial de gaz et de GNL, mais son pouvoir de négociation collectif potentiel n’est pas suffisamment exploité et repose excessivement sur les prix au comptant, ce qui menace l’Europe d’une plus grande volatilité des prix du gaz nature »
« Même le gaz acheté dans le cadre de contrats à long terme est largement indexé sur les marchés au comptant, qui sont de plus en plus influencés par les perturbations de l’offre et les tendances de la demande en Asie. »
Un constat accablant qui toutefois omet de rappeler que c’est la Commission européenne elle-même qui, au nom de la libéralisation du marché a, dès la fin des années 2000 et jusqu’à 2015 a multiplié les griefs contre les compagnies gazières pour les obliger à réduire la durée des contrats d’approvisionnement à long terme et à les indexer sur les prix spot. Plus récemment, en janvier 2023, la Commission a purement et simplement proposé de ne plus renouveler de contrats à long terme.
Mario Draghi est donc amené à dénoncer l’impact de la volatilité des prix du gaz sur le secteur électrique :
« Les règles du marché européen répercutent cette volatilité sur les utilisateurs finaux et peuvent les empêcher de profiter pleinement des avantages de la décarbonisation de la production d’électricité. Même si l’Europe réduit sa dépendance au gaz naturel et augmente ses investissements dans la production d’énergie propre, ses règles de marché dans le secteur de l’électricité ne permettent pas de découpler totalement le prix de l’énergie renouvelable et nucléaire des prix plus élevés et plus volatils des combustibles fossiles »
On pourrait s’attendre à ce que Mario Draghi propose une réforme du marché qui remette en cause ce mécanisme de fixation des prix de l’électricité.
Au contraire, il préconise de « maintenir le système de tarification marginale pour assurer l’équilibre économique du système énergétique. Cela permettrait d’envoyer des signaux de prix précis pour stimuler la production et la consommation au bon moment et au bon endroit à court terme. » Alors que quelques lignes plus haut, il dénonçait au contraire les distorsions entrainées par ce mécanisme : « en 2022, au plus fort de la crise énergétique, le gaz naturel a fixé les prix dans 63 % des cas, alors qu’il ne représentait que 20 % du mix électrique de l’UE »
Vers un système énergétique discriminatoire.
Au lieu de cela, pour réduire la volatilité des prix du gaz, il propose tout simplement de confier les approvisionnements en gaz à l’Union Européenne pour négocier de nouveaux contrats avec des partenaires plus fiables, organiser des achats groupés avec des contrats à long terme et développer les infrastructures nécessaires. Sans entrer dans le détail, Il propose également d’assortir ce marché du gaz des instruments financiers traditionnels : assurance, couverture et leur règlementation associé.
Pour limiter la volatilité des prix de l’électricité il reprend simplement à son compte les deux principales mesures développées par la Commission pour réformer le marché européen de l’électricité : les contrats d’achat d’électricité (PPA, power purchase agreement) et les contrats pour différence.
Les premiers visent à permettre à un gros consommateur de passer un contrat d’achat à long terme avec un producteur à un prix convenu. Si de tels contrats permettent à l’acheteur d’éviter les fluctuations de prix du marché, il est clair qu’ils ne sont pas à la portée des petits consommateurs et qu’ils constituent un moyen pour les gros consommateurs d’« écrémer » les productions les moins chères au détriment des petits consommateurs. Leur impact sur la volatilité des prix est donc très sélectif.
Quant au contrat pour différence c’est un contrat signé entre un producteur d’électricité et une autorité publique pour une période pouvant aller jusqu’à 15 ans. Les signataires négocient une fourchette tarifaire à l’intérieur de laquelle les prix de l’électricité peuvent fluctuer librement.
Si les prix du marché tombent en dessous de cette fourchette, l’État compense la différence de prix, autrement dit assume les pertes commerciales du producteur.
En revanche, si les prix du marché dépassent les seuils, l’État peut s’approprier les recettes excédentaires du producteur.
Les contrats pour différence ne limitent donc pas la volatilité des prix de marché, ils en font seulement supporter le risque aux finances publiques.
C’est d’ailleurs la caractéristique essentielle du rapport Draghi, entièrement tourné vers l’intérêt bien compris des entreprises européennes, ou du moins de leur rentabilité.
Ainsi, pour rester dans le secteur de l’énergie, un chapitre entier est consacré aux mesures préconisées pour venir en aide aux entreprises grosse consommatrices d’énergie. Un véritable déluge d’aides publiques ! Le rapport propose entre autres de :
- « renforcer le soutien financier à la décarbonisation en commençant par affecter les recettes du système d’échange de quotas d’émission » ;
- « simplifier, accélérer et harmoniser les mécanismes d’attribution des subventions » ;
- « les contrats carbone pour la différence (CCfD) sont une autre forme d’enchère (où) les soumissionnaires dont les coûts de réduction sont les plus bas l’emportent et reçoivent la différence entre le prix qu’ils ont demandé lors de la vente aux enchères et le prix variable du carbone sur le marché ».
Mais on cherchera désespérément une réflexion originale sur la politique énergétique de l’Europe. Rien sur l’efficacité énergétique, pourtant source de compétitivité notamment dans l’industrie, rien sur le pétrole qui constitue encore un tiers de la consommation d’énergie européenne, une réflexion indigente sur le mix énergétique où toutes les sources sont mises sur le même plan, sans une analyse sérieuse de leur coût réel, de leur capacité à répondre aux besoins du système électrique et du secteur industriel . Certes, point plutôt positif, le rapport remet en selle le nucléaire que, lors de son précédent mandat, Ursula von der Leyen s’était échinée à évincer. Mais c’est du bout des lèvres et dans une logique qui reste essentiellement marquée par le fétichisme du renouvelable. Aucune proposition de stratégie européenne pour développer l’atome n’est avancée, alors qu’une multitude de dispositions précises sont élaborées pour accélérer le développement des énergies renouvelables : allègement des règlementations, développement des réseaux et des interconnexions, financements de la BEI, garanties publiques…
Les mêmes causes entraînant le plus souvent les mêmes effets, on peut légitimement douter qu’un même mix électrique régi par les mêmes mécanismes de marché conduise à un secteur énergétique plus performant et des prix de l’énergie plus bas.
Si, ce qui n’est pas acquis, les propositions du rapport entraînaient l’amélioration de la compétitivité en Europe, ce ne serait pas une amélioration globale, mais le résultat de dispositions discriminantes favorisant certains consommateurs, essentiellement industriels, au détriment des autres catégories d’utilisateurs.