
Stéphanie Gwizdak
Cet article s’appuie sur les travaux du réseau des militantes et militants communistes du groupe Thales. Pour suivre cette actualité, on lira avec intérêt leur bulletin 433 thtz. Il reprend par ailleurs des extraits d’un article d’Esteban Evrard publié en septembre 2024 dans le journal en ligne Libertés Actu.
Le mardi 5 mars, le PDG de Thales Alenia Space annonçait la suppression 1 300 postes en Europe, dont 1 000 en France. Une décision incompréhensible et totalement injustifiée pour les salariés et leurs représentants, de même que de l’avis des experts mandatés pour l’occasion.
Cette filiale, détenue à 67 % par Thales et à 33 % par Leonardo, un groupe italien, est spécialisée dans la fabrication de satellites. Un secteur sensible et d’intérêt national. Mais l’avenir s’obscurcit pour ses salariés qui craignent d’ores et déjà la suppression de savoir-faire et l’augmentation des cadences.
Une sous-charge de travail ?
Bien que de nombreuses activités et commandes soient pérennes pour les années à venir, la direction persiste. Il y aurait une « sous-charge » de travail dans le domaine des télécommunications. Une analyse entièrement démentie par les syndicats, preuve à l’appui. Les rapports émanant de cabinets d’expertise parviennent aux mêmes conclusions : les raisons de ce plan (« ramener l’activité à un niveau de profitabilité compatible avec les annonces faites aux actionnaires ») et ses objectifs ne sont pas démontrés. Pire, ces réductions d’effectifs camouflées en « redéploiement » pourraient contrecarrer les projets en cours et à venir.
Pour les membres du Comité européen de Thales, la direction est pour l’instant incapable d’expliquer en quoi ces réductions d’effectifs permettront de répondre à des objectifs économiques ; ni même de démontrer un quelconque sureffectif.
S’il est évident que le marché mondial a été largement bouleversé par l’arrivée d’acteurs comme SpaceX d’Elon Musk, de leurs constellations, et de leur modèle basé sur la vente de services, les syndicats rejettent l’idée que cela soit une raison pour supprimer des postes. Pour la CGT, c’est même tout l’inverse !
De la même manière, la direction prend appui sur les retards technologiques accumulés vis-à-vis d’autres concurrents sur les constellations. Même réponse de la part des syndicats ; cela ne peut pas servir d’alibi à la suppression d’effectifs.
C’est toute une stratégie qui est remise en question. Tout porte à croire que TAS n’a ni vision de long terme, ni stratégie industrielle, ni planification des besoins en matière de formation, d’embauches et de recherches. C’est cette politique à la petite semaine qui agace les salariés de l’entreprise. L’idée qu’un quart des effectifs peut être sacrifié sur l’autel de la Bourse leur est insupportable, même si la direction promet que les salariés français seront replacés ailleurs dans le groupe. Ce qui est assez questionnable pour les syndicats.
Les syndicats affirment les perspectives de l’entreprise
À contrepied des annonces de la direction, les syndicats voient de belles perspectives dans ce marché des satellites et en particulier des télécommunications dont il est question ici, alors que l’opération en cours impactera a n’en pas douter la capacité du groupe à livrer les autres types de satellites (observation).
Utiles tant à la météorologie qu’à l’observation de la terre ou aux besoins dans le secteur de la Défense, ces satellites sont aujourd’hui présents dans notre quotidien. Et Thales concentre une bonne partie des capacités industrielles essentielles pour la France.
Le constat de la CGT est sans équivoque : « Cette situation est symptomatique du passage d’une société d’ingénieurs à un société de financiers. Des projets court-termistes, sur de l’argent public et à la recherche de la rentabilité. On a vu les mêmes dynamiques chez Boeing et chez Atos ».
« Quel avenir pour une entreprise qui supprime 25 % de ses effectifs à l’heure d’un tournant décisif du secteur ? »,
Les besoins en communications spatiales à l’heure d’un tournant décisif du secteur
Ainsi, la Commission Européenne a attribué le 31 octobre, soit cinq jours avant la dernière réunion de la direction avec le comité européen qui devait rendre son avis, le contrat de concession pour le système satellite IRIS² au Spacerise Consortium, composé de SES, Eutelsat et Hispasat. Ce contrat de plus de 10 milliards d’euros sur 12 ans vise à lancer plus de 290 satellites pour des services de communication gouvernementaux et commerciaux d’ici 2030, projet financé par des fonds publics de l’UE et privés. Les retombées industrielles sont importantes pour les constructeurs européens, en Allemagne (OHB) ou en France, notamment pour Thales Alenia Space et Airbus… Ceux-là mêmes qui sont en plein plan de suppression de postes.
Ironie d l’histoire, la direction Thales annonce d’ores et déjà que ni les effectifs ni l’outil industriel actuel ne seront sans doute suffisants pour pouvoir répondre à la demande d IRIS2…
Les besoins en communications spatiales
La presse présente le projet IRIS2 comme une réponse à Starlink, constellation de satellites d’Elon Musk bien connue des astronomes amateurs pour la pollution du ciel nocturne que génèrent ses 6 500 satellites en orbite basse (avec un objectif de 42 000 à terme). Cette constellation fournit un service très haut débit par satellite partout dans le monde, États inclus, dont l’Ukraine qui avait reçu des milliers d’antennes pour sa communication dans les zones du conflit au début de la guerre. L’Ukraine s’en est également servie pour le contrôle de ses drones militaires ; cela a fortement déplu à M. Musk qui a décidé désactiver le service dans les zones de guerre, privant l’Ukraine d’une partie de son armement. Un épisode qui a sans doute rappelé à l’Europe qu’elle ne pouvait pas être dépendante d’une société privée pour ses communications sensibles. Si la France est équipée depuis le début de l’ère spatiale d’une flotte de satellites de communication souveraine, ce n’est pas le cas de la plupart des pays européens. Le projet IRIS2 répond donc d’abord à ce besoin d’un accès à un réseau souverain et résilient pour les communications sensibles, gouvernementales principalement et commerciaux ensuite, partout à travers le monde. Ce n’est pas le premier projet spatial européen d’envergure dans le domaine spatial. Galileo, GPS européen, est complètement en service depuis cette année avec des précisions qui dépassent celles du GPS américain ou chinois.
Des besoins qui demandent des connaissances et savoir-faire technologiques de dernière génération et un outil industriel adapté
Une architecture innovante, pour une empreinte environnementale réduite et des gains d’efficacité
Par contre, la constellation à l’avantage par rapport aux satellites géostationnaires utilisés habituellement de fournir de faibles latences (le temps nécessaire à l’information pour faire l’aller-retour avec le satellite) et une couverture mondiale dans toutes les conditions. L’architecture par elle-même diffère de celle de Starlink. Au lieu de lancer des milliers de satellites à faible coût avec une durée de vie courte (3 à 5 ans), la Commission Européenne, l’ESA et les membres du consortium ont préféré des satellites plus capacitifs, répartis sur des orbites particulières pour maximiser leur couverture et leur résilience. Ces satellites auront une durée de vie bien plus longue que pour ces autres projets, 7 à 12 ans, réduisant au passage la pollution de la haute atmosphère quand les satellites seront désorbités une fois leur mission terminée.
La 5G par satellite
Autre particularité de ce projet par rapport à Starlink, il utilisera des technologies ouvertes, favorisant l’interopérabilité et l’évolutivité de la constellation. Ainsi, la technologie de communication cellulaire sans-fil 5G NTN* sera utilisé, la même que dans nos téléphones mais version spatial. Le problème de cette technologie est le manque de maturité aujourd’hui de la technologie 5G pour le spatial. Le projet est d’ailleurs vu par le consortium comme un validateur de cette technologie qui a été standardisée fin 2022. Il faut encore développer en Europe une filière 5G capable de produire les puces, les antennes et les terminaux – filière industrielle qui est encore à l’état de balbutiement quand on compare aux compagnies américaines (Qualcomm, Apple), chinoises (Huawei, ZTE), sud-coréennes (Samsung, LG) ou japonaises (Sony, NEC).
Le projet industriel
IRIS2 est avant tout un grand projet industriel avec des retombées qui dépassent largement le seul consortium sélectionné pour mener le projet. Un satellite est un bijou technologique qui concentre de nombreux composants et savoir-faire de pointe. Par exemple, les puces électroniques doivent être capables de gérer des débits très importants dans les conditions spatiales, extrêmement contraignantes (température, tempêtes magnétiques, vide). Thales Alenia Space (TAS) et Airbus Defense and Space (ADS), grands industriels français du spatial, savent produire ces puces et devraient être centraux dans la réalisation du projet.
Cela est donc de très bon augure pour ces entreprises qui ne remettent pourtant pas en cause les plans massifs de suppression de postes qu’elles ont annoncés quelques mois plus tôt (2 500 chez ADS en plus de celles annoncées par Thales), avec tout le risque de pertes des compétences qu’ils vont engendrer.
Tout aussi symptomatique, leur position quant à l’outil industriel : ne pas être en mesure de répondre à la demande car leur outil industriel ne suffira pas. Point. Unmanque terrible d’ambition industriel, à laquelle ne se résout pas la CGT qui porte le projet de justement développer l’outil industriel afin de répondre au besoin.
Casse des compétences et sacrifice industriel sur l’autel de la profitabilité court-termiste.
Dans ce contexte d’un marché porteur, les décisions de la direction apparaissen, de l’avis général des salarié, comme compromettant l’avenir d l’entreprise. Les salariés détenant les compétences et expériences critiques sont, de surcroit, souvent les premiers a partir, plongeant ceux qui restent dans de grandes difficultés – les expertises pointent un situation « pré-France Télécom » – et les directions dans des usines à gaz chronophages pour tenter de faire en sorte que le bateau reste à flot.
Le capitalisme : un frein à la réponse aux enjeux.
L’un des objectifs du projet IRIS2 était d soutenir l’industrie spatiale européenne et développer des technologies et des compétences quand précisément cette industrie est soumise à de forte turbulences avec l’arrivée des nouveaux acteurs comme Starlink.
Le marché du spatial évolue en effet très vite avec le « new space » (ensemble de startups massivement financé avec pour objectif la privatisation et l’exploitation de l’espace), bousculant les grands groupes industriels dont l’inertie (financière et managériale) est importante. La diminution du « business historique » corollaire à ces transformations est la justification des directions pour ces licenciements, en masquant leur manque de préparation après des années de diminution des budgets de recherche et une gestion basée sur la rentabilité et la diminution du risque, au détriment d’une formation plus que nécessaire dans ce contexte de transformation d’une industrie stratégique…
Planification et coopérations : un rendez-vous manqué.
Mais IRIS2 fait aussi la part belle aux startups, c’est d’ailleurs écrit dans le projet approuvé par le Parlement européen. C’est devenu commun dans les projets spatiaux, que ce soit de l’ESA et du CNES, qui financent massivement des startups dans l’espoir de voir émerger la « technologie de rupture » qui rendra le spatial européen compétitif. Fait tout à fait fascinant, en Belgique où le plan se solde par des licenciements secs, une startup dans le domaine des satellites telcom’ s’est installée, et recrute juste en face de Thales. Une startup dont l’actionnaire principale est… Airbus. Le même Airbus qui supprimé 2 500 emplois par ailleurs à la maison mère.
On pourrait reprocher au projet européen son manque de planification d’une filière en se concentrant sur la répartition des « tranches » entre les différents pays financeurs pour réaliser un projet en économisant les coûts…
Si IRIS2 sera très probablement un succès et répondra à des besoins essentiels de souveraineté et de résilience pour les communications européennes, on regrettera l’absence d’une planification européenne plus large qui mettrait en cohérence les projets et les industries européennes comme peuvent le faire la NASA aux Etats-Unis ou la CNSA en Chine, préférant une vision concurrentielle entre les États, les entreprises, les startups.
Cela serait par la planification, au service des besoins démocratiques, que l’on pourrait assurer la pérennité de la recherche et des chaînes de montage d’entreprise comme TAS. Enfin, il n’est pas prévu pour le moment que cette infrastructure, qui couvre pourtant le monde entier et utilise des technologies standardisées, soit ouverte à des collaborations internationales. On peut penser aux pays africains dont les besoins en connectivité par Internet sont importants de par leur développement, laissant probablement le champ libre à la Chine, aux GAFAM ou à Elon Musk…