9 – Internationalisation du Renminbi et dédollarisation

Yves DIMICOLI

Alors que les États-Unis ont militarisé leur monnaie nationale et ne cessent de brandir (et d’appliquer) la menace de sanctions et l’extraterritorialité de leur droit, la Chine avance pas à pas pour rassembler le Sud global dans une volonté commune de s’émanciper de l’hégémonie étouffante du dollar en jetant les bases d’un nouveau système monétaro-financier à vocation mondiale.

Grandir sous les fourches caudines du dollar

Dans les années 2000 et pour soutenir ses exportations, la Chine avait ancré sa monnaie au dollar de façon à la maintenir sous-évaluée par rapport à son « taux de change d’équilibre ». Celui-ci est fictif et repose sur des hypothèses fragiles, mais il oriente les choix des acteurs sur les marchés de devises.

Cela faisait partie du grand compromis passé avec le multinationales américaines. Elles y avaient beaucoup délocalisé et y réalisaient d’énormes profits en exportant, à partir de la Chine, des productions à bas coût salarial relatif dans le monde entier d’autant plus compétitives que le RMB était sous-évalué. Le géant asiatique accumulait ainsi des excédents commerciaux croissants entrainant l’amoncellement de réserves de changes en dollars considérables.

Atteignant 4000 milliards à la mi-2014, elles étaient placées en bons du Trésor des Etats-Unis (T-bonds), le dollar étant devenu, depuis le coup de force de Nixon pulvérisant le système de Bretton Woods, une monnaie mondiale de fait dont la valeur varie selon l’offre et la demande sur les marchés de devises.

Réserves de change de la Chine (1000 Mds de dollars)

            Source : FMI

Dans ce non-système monétaire international, les Etats-Unis peuvent continuer à creuser leur déficit extérieur, lequel soutient la demande de dollars dans le monde, et accumuler des dettes qu’ils remboursent en émettant des dollars. Tel est le « privilège exorbitant » du Billet vert dont l’inflation dévore le monde entier.

La Chine est devenue un pièce maitresse de ce circuit. Mais au cours des années 1990-2000 les capacités humaines des Chinois ont énormément progressé avec une montée en gamme irrépressible de leurs productions et créations et l’occupation d’une place devenant stratégique dans les chaînes mondiales d’approvisionnement et de valeur, mais aussi dans le circuit international du Trésor américain.

Les investissements directs étrangers y ont beaucoup augmenté, la taille et l’attractivité des places financières de Shanghai et de Shenzhen se sont beaucoup accrues .

Dure leçon mais volonté intacte

Pékin a, donc, légitimement refusé de laisser le pays se faire éternellement enfermer dans le statut d’assembleur industriel à la solde des Etats-Unis et des pays riches. Et, avec l’arrivée de Xi Jinping à la présidence de la RPC, le souci de garder la maitrise nationale de la politique monétaire, tout en cherchant à faire bouger la donne, est devenu prioritaire.

L’initiative « Belt & Road » (BRI) lancée en 2013, moyennant des prêts de 120 milliards de dollars accordés par la Chine pour les projets qu’elle y soutenait a commencé à conférer un rôle international au RMB[1].

Mais ce processus est venu buter sur la grave crise monétaire et financière à laquelle la Chine fut confrontée en 2015.

En effet les autorités chinoises ont poussé cette internationalisation, défiant le « triangle d’incompatibilité » de Mundell qui postule l’impossibilité pour un Etat de maintenir à la fois un taux de change fixe ou ancré à une autre devise, la libre circulation des capitaux et l’autonomie de sa politique monétaire.

On peut penser, en fait, qu’ils avaient parié sur la capacité de la Chine à accumuler indéfiniment des réserves de change grâce à ses excédents commerciaux. Ceux-ci étaient censés empêcher toute attaque spéculative contre l’ancrage sous-évalué du RMB au dollar et, donc, toute hémorragie de capitaux qui obligeraient à puiser largement dans ces réserves[2].

Or pour la première fois depuis le début de 2009, la FED engagea un remontée de ses taux d’intérêt directeurs fin 2015. Dans le même temps, la conjoncture économique de la Chine devenait de plus en plus maussade conduisant de nombreux observateurs à anticiper un « atterrissage en catastrophe » [3].

Aussi le RMB s’est-il retrouvé surévalué par rapport à son « prix d’équilibre », ce qui a déclenché des sorties de capitaux jusqu’à une attaque spéculative massive.

Dès 2016, nombre de ménages chinois ont cherché à transférer des avoirs à l’étranger. Surtout, les entreprises d’État, elles-mêmes, se sont mises à acheter des actifs à l’étranger, au nom d’impératifs de gestion, anticipant que la situation devenait telle qu’elle obligerait Pékin à dévaluer le RMB. On a estimé à 1000 milliards de dollars le total des capitaux ayant alors quitté la Chine[4].

Très secouées, les autorités chinoises ont été contraintes d’intervenir en dévaluant à deux reprises le RMB et en renforçant drastiquement le contrôle des sorties de fonds. Les achats d’actifs à l’étranger par les entreprises chinoises se sont alors taris, le crédit réservé ce type d’opération étant sévèrement rationné.

Depuis cette grande crise qui a suscité aussi une tempête boursière, les réserves de change de la Chine ont été maintenues aux environs de 3000 milliards de dollars et la Banque centrale (BPC) laisse le RMB s’apprécier ou se déprécier en fonction des variations du marché de devises.

La leçon a été retenue par Pékin, sans que, pour autant, ne reculent ses besoins impérieux d’émancipation vis-à-vis du système du dollar, sa volonté d’autonomie de sa politique monétaire et son ambition de rayonnement international du RMB.

Internationalisation du Renminbi[5]

Les liens commerciaux et financiers avec la Chine sont les moteurs des paiements transfrontaliers en RMB. Mais ils ne concernent que les pays participant à la BRI. Outre les échanges commerciaux, l’accord de prêts par la Chine à cette occasion explique les transactions transfrontalières bilatérales dans cette monnaie, de même que l’extension de lignes de swap bilatérales libellées en RMB par la BPC et la création de chambres de compensation du RMB à l’étranger.

Pourcentage des paiements internationaux en RMB (%)

                      Source  : “End of the line : The cost of faltering reforms”, China Pathfinder Annual

                              Scorecard, 10/2024 (www.atlanticcouncil.org).

Il faut rappeler ici, que Xi Jinping, dès 2013 et à l’appui du lancement de la BRI, avait émis l’idée de créer une banque multilatérale de développement en Asie pour ne plus laisser le monopole de cette mission à la Banque mondiale et à son décalque régional, la Banque asiatique de développement, aux mains de ses deux principaux bailleurs de fonds, les Etats-Unis et le Japon.

Le 24 octobre 2014, la Banque asiatique d’investissement pour les infrastructures (BAII) est mise en place et son siège social installé à Pékin. Washington y était absolument opposé et a tenté d’empêcher l’Australie et la Corée du sud d’y adhérer[6], mais ils sont passés outre. Et la Maison-Blanche a exprimé sa « déception » quand des pays du G-7 ont rejoint l’institution, en particulier le Royaume-Uni

Initialement liée explicitement à la BRI, elle s’est élargie à des Etats ne participant pas à cette initiative. Elle met l’accent, aujourd’hui, sur les « infrastructures vertes » et « la connectivité » et, apparemment, sans que, pour la sélection des projets, ne soient avancés des critères autres que ceux de la rentabilité financière associés à des objectifs chiffrés de créations d’emplois et de formation.

Cela étant, les efforts engagés par le gouvernement chinois pour internationaliser le RMB ne datent pas d’hier.

La question a commencer de se poser avec la crise financière de 2008 et la perte de confiance dans le dollar due à la création monétaire massive de la Fed pour en contenir les effets sur l’économie et le système monétaro-financier étatsuniens.

Pékin fut alors inquiété par la forte dépréciation des bons du Trésor américain (T-Bonds) qui en est résultée car ils constituaient la part la plus importante des réserves de change de la Chine. Et puis, il a bien fallu faire face à la crise de liquidité du dollar sur les marchés mondiaux.

Le gouvernement chinois a commencé, en 2009, par autoriser Shanghai et la province du Guangdong à effectuer des règlements commerciaux transfrontaliers en RMB. Dans la foulée, des centres offshore du RMB ont été désignés (Hong Kong, puis Singapour et enfin Londres).

Les dépôts bancaires ont augmenté d’autant plus rapidement, de 2010 à 2015, que ces « xeno-RMB » pouvaient être utilisés pour entrer en Chine continentale malgré un contrôle strict des flux de capitaux.

Un nouveau marché d’obligations libellées en RMB a été créé à Hong Kong, sur lequel les entreprises, qu’elles soient étrangères ou publiques chinoises, pouvaient s’endetter.

Mais cette progression rapide a fini par se heurter à un plafond de verre en 2015 quand le RMB fit l’objet de l’ intense spéculation de 2015-2016, tandis qu’éclatait une violente crise boursière, avec une forte réduction des dépôts en « xeno-RMB » à Hong Kong à la clé. Réaliste, Pékin décidait alors de ne pas chercher à pousser plus loin, à ce moment-là, l’utilisation transfrontalière du RMB. Mais il avait signé, dès 2009, une première ligne de swap bilatérale[7] (BSL) avec l’Autorité monétaire de Hong Kong (premier centre officiel offshore pour le RMB).

Cet épisode tumultueux n’a pas entamé d’un pouce la détermination de Pékin de faire jouer un rôle international au RMB, mais sa méthode pour le faire a changé.

Il ne cherche plus l’opposition frontale avec Washington et le système du dollar mais agit pour faire reculer, pas à pas, leur emprise en commençant à construire les bases d’un nouveau système et à rassembler toutes les nations qui ressentent vitalement le besoin d’une émancipation.

Lignes de swap bilatérales de la BPC avec des banques centrales étrangères

                         Source  : Ibid.

C’est ainsi que la devise chinoise a fait son entrée dans le panier des droits de tirage spéciaux (DTS) du Fonds monétaire international, où il rejoignait le dollar, l’euro, le yen et la livre sterling.

C’était là une victoire symbolique importante, rendant crédible l’ambition de faire de cet actif de réserve l’embryon d’une monnaie commune mondiale, alternative au dollar, comme en avait fait la proposition Paul Boccara dès le début des années 1980. Idée qui fut reprise en partie, en 2009, par le gouverneur de la BPC.

Et, de fait, les émissions de DTS ont pris, après la crise financière de 2008, une ampleur que les dirigeants américains n’ont pas pu contenir, malgré leur aversion pour cet instrument dont ils ont toujours redouté qu’il puisse contribuer, d’une façon ou d’une autre, à faire reculer la dépendance du monde entier au dollar, à ses institutions et ses marchés, à la culture de domination, de sanctions et de guerre qui lui colle aux rangers.

Puis Pékin désigna des sites supplémentaires à partir desquels il était possible d’investir sur le marché financier chinois, tel le « Hong Kong-Shanghai Stock Connect »(HKEX)[8], pour y attirer des investisseurs étrangers.

Après la victoire très hostile de D. Trump en 2016, Pékin a cherché à se diversifier en dehors des actifs en dollars et, en particulier, des T-Bonds. Mais J. Biden a poursuivi et accentué les hostilités.

Les dirigeants chinois ont alors décidé de forcer la marche, non pour tenter de faire s’ effondrer le dollar, mais de « dédollariser » le monde – c’est-à-dire de faire en sorte de pouvoir s’en passer – en commençant par leur propre pays, les BRICS et le « Sud global ».

C’est dans cette perspective large et potentiellement rassembleuse qu’ont été relancés les efforts d’internationalisation du RMB. Mais, cette fois, c’est l’utilisation de la monnaie numérique de la BPC (CBDC) qu’ils cherchent à promouvoir au-delà des frontières.

Les énormes progrès de la Chine en matière de technologie financière, ainsi que l’adaptation rapide d’applications de paiement mobile tels qu’Alipay, WeChat Pay ou Union Pay[9] devraient faciliter l’acceptation transfrontalière de la CBDC chinoise.

Lorsque la Russie, dont une grande partie du commerce extérieur et des réserves internationales sont désormais libellées en monnaie chinoise, a été sanctionnée pour son invasion de l’Ukraine, le RMB lui a offert un moyen de s’adapter.

L’internationalisation du RMB a aussi été poussée par les onze hausses successives du taux d’intérêt de la FED entre le 16 mars 2022 et le 26 juillet 2023, date à partir de laquelle il a été maintenu au niveau très belliciste de 5,5% jusqu’au 18 septembre 2024.

La flambée du coût des emprunts en dollars a obligé, en effet, nombre d’ acteurs dans le monde, principalement du côté des pays du « Sud global », à se tourner vers le RMB pour se financer ou se refinancer. Et comme la liquidité du dollar se resserrait, les lignes de swap du RMB ont été beaucoup plus utilisées, la BPC les ayant étendues aux banques centrales de 40 pays.

Enfin, Pékin a fortement encouragé l’utilisation du RMB pour payer ses importations et les progrès ont été sensibles en ce domaine.

Emprunts en RMB à l’étranger auprès d’institutions financières chinoises

            Source : Ibid.

Au final, si en 2010, moins de 1 % des paiements transfrontaliers de la Chine avaient été réglés en RMB, contre 83 % en dollars, en mars 2024, il libellait plus de la moitié (52,9 %) de ces paiements, soit un doublement de sa part en seulement cinq ans[10].

Règlements et parts du RMB (mds RMB)

                        Source : Ibid.

En 2022, après l’invasion de l’Ukraine par la Russie, plusieurs banques russes avaient été exclues de du système SWIFT qui interconnecte quelque 11 000 institutions financières dans le monde et facilite plus de 9,5 milliards de transactions par an, majoritairement en dollars.

Pékin a donc créé une alternative à SWIFT avec le système de paiements interbancaire transfrontalier (CIPS). Mais, pour l’heure, ce système n’a pas réussi à atteindre la taille critique en termes d’utilisateurs face à SWIFT et la majorité des transactions bancaires transfrontalières par CIPS se fait entre banques chinoises. Il faudrait que les utilisateurs du RMB dans le monde soient beaucoup plus nombreux.

La Chine y travaille ardemment, utilisant plus le RMB pour ces paiements transfrontaliers que le dollar depuis 2023. Elle mène des négociations actives avec d’autres pays pour cela.

C’est ainsi que la Russie a accepté, l’an dernier, de vendre en RMB des milliards de m3 de pétrole via l’oléoduc Power of Siberia 1. Un deuxième pipeline est en construction depuis le début de l’année, le « Chine-Russie Extrême-Orient ». Et Moscou fait pression pour que soit construit un Power of Siberia 2. 

Si tout se déroule ainsi, les trois installations fourniraient à terme 98 milliards de m3 de gaz chaque année à la Chine, soit l’équivalent du total des exportations de gaz de la Russie par gazoduc en 2023 et du quart de la consommation totale de gaz de la Chine cette même année.

Mais Pékin traine des pieds, ne tenant pas à une telle dépendance à la Russie. Jusqu’ici, pour sa sécurité énergétique, elle a cherché à diversifier ses sources d’approvisionnement à partir de pays comme la Kazakhstan, l’Ouzbékistan ou le Turkménistan. De plus, elle a construit le pipeline sino-birman et a développé un groupe de terminaux de gaz naturel liquéfié (GNL) capable de réceptionner des livraisons de plus de 20 pays[11].

La Chine cherche à négocier aussi avec l’Arabie saoudite pour lui payer en RMB ses achats de pétrole. Et il est vrai que le Royaume se sent floué depuis que les Etats-Unis sont devenus premiers producteurs et exportateurs mondiaux d’hydrocarbures grâce, en particulier, à la fracturation hydraulique pour l’extraction de gaz et de pétrole de schiste. Et cela sans parler de l’envolée de leurs exportations de GNL vers l’Europe, depuis l’embargo sur la Russie ?

La menace nucléaire de ventes massives des réserves de change en dollars

Mais qu’advient-il alors de la place de la Chine dans le circuit mondial du dollar et comment évolue son portefeuille de T-Bonds ?

Selon l’agence Reuters[12], la Chine détenait 782 milliards de dollars en T-Bonds en novembre 2023, dernière donnée disponible, soit le montant le plus faible depuis 15 ans en baisse sensible par rapport aux pics de 1200 milliards de dollars en 2011 et 2013.

Plus important encore, la Chine détenait, l’an dernier, moins de 32% du total des T-Bonds en circulation, soit la part la plus faible depuis 22 ans et marquant un recul de 14% par rapport à 2011.

Notons que la part de Pékin dans l’ensemble des T-Bonds détenus par le secteur officiel est désormais de 21 %, soit le plus bas niveau depuis 2005 et très en deçà du pic de 37,5 % atteint en 2011.

Selon des experts de la Deutsche Bank, la Chine en aurait vendu pour 15 milliards de dollars en novembre 2023, ce qui porte les ventes nettes de ces titres, au cours des douze mois précédents, à 65 milliards de dollars.

Certes, souligne Reuters, la Chine détiendrait des T-Bonds via d’autres pays, comme la Belgique, et on estime que 60% des 3240 milliards de dollars de ses réserves de change seraient placées encore en d’autres actifs libellés en dollars, comme les obligations d’agence[13], les effets à court terme et les dépôts bancaires.

Mais il paraît évident que les dirigeants chinois ont décidé de réduire l’empreinte de leur pays sur le marché obligataire étatsunien et que cela devrait se poursuivre, à fortiori avec le retour de Trump.

Pour autant, il demeure vrai que les avoirs chinois sont encore suffisamment importants pour que leur vente précipitée soit extrêmement perturbatrice pour le marché financier américain et le dollar.

Mais Pékin en a-t-il la volonté, ce n’est pas avéré. Et y a-t-il intérêt ? Peut-être cela pourrait-il être un moyen de pression ultime en cas de tensions majeures avec Washington, un peu comme la menace d’utiliser l’arme nucléaire dans un conflit militaire. Cela reste à voir.

A la tête des BRICS face au dollar

La Chine a été et reste le cœur battant de l’organisation des BRICS. Certes les pays qui y ont adhéré sont très hétérogènes. Mais les rassemblent une commune exécration de l’hégémonie du dollar, de ses institutions, de l’extraterritorialité du droit américain avec son cortège de sanctions. Ils partagent aussi inquiétude et irritation face au déficit de financement dont souffrent les pays du « Sud global » et l’aspiration à un monde plus multipolaire.

En août 2023, l’organisation a invité six pays à la rejoindre. L’Égypte, l’Éthiopie, l’Iran et les Émirats arabes unis (EAU) y ont officiellement adhéré le 1er janvier dernier. Le président argentin, le très libertarien J. Milei, a rejeté l’offre et l’Arabie saoudite l’examine toujours.

L’expansion des BRICS au-delà des membres fondateurs que sont le Brésil, la Russie, l’Inde et la Chine, ainsi que l’Afrique du Sud qui les a rejoints en 2010, vise à renforcer leur influence en tant que force économique et politique mondiale.

Aujourd’hui, ils comptent environ 3,3 milliards d’habitants, soit plus de 40 % de la population mondiale. Leurs économies pèsent ensemble environ 37,3 % du PIB mondial en parité de pouvoir d’achat. Selon les chiffres du FMI pour l’année 2024, la Chine représente à elle seule 19,05 %, et l’Inde 8,23 %, tandis que ces pour les États-Unis et l ’UE sont de 14,99 % et 14,41% respectivement[14].

Avec l’ajout de l’Iran, des E.A.U. et, peut-être demain, de l’Arabie saoudite, il pourraient contrôler près de la moitié de la production mondiale de pétrole et représenter environ 35 % de sa consommation totale, selon une rapport récent de S&P Global[15]. Ce document souligne que, si l’Arabie saoudite rejoint les BRICS, cette organisation serait une « grande puissance pour les matières premières ».

Cela est fondamental quand on sait combien l’industrie des hydrocarbures constitue un mur porteur de tout l’édifice du dollar, le commerce du pétrole ou du gaz et le calcul de leurs prix sur les marchés mondiaux se faisant uniquement en cette monnaie.

L’Arabie saoudite, les E.A.U. et l’Iran produisent 17 % du brut mondial. La Russie et le Brésil sont aussi de grands producteurs. Les États arabes du Golfe et l’Iran sont les principaux fournisseurs de brut à indice d’acidité moyen préféré par les raffineries des pays asiatiques.

De son côté, la Chine est le plus grand importateur mondial de pétrole brut, ce qui lui donne des raisons fortes pour se rapprocher d’Abou Dhabi, Riyad et Téhéran.

Part des BRICS dans le PIB, la population, la production pétrolière et les exportations de produits

             Source : Statista .

Les Brics cherchent aussi à élargir leurs efforts de coopération en matière de sécurité nationale et de développement économique aux échanges culturels et aux projets humanitaires.

Surtout, ils cherchent à ouvrir la voie vers un nouveau multilatéralisme en mettant en place des institutions pour une émancipation des dominations des Etats-Unis et des pays du G-7.

C’est le cas de la Nouvelle Banque de Développement (NDB)[16], créée en 2015 à l’instigation de Pékin avec l’Afrique du Sud, le Brésil, l’Inde et la Russie, dont le siège social est à Pékin. C’est un préteur multilatéral dont le cœur de cible est le « développement durable ». Le Bangladesh et les EAU en sont devenus membres en 2021, l’Egypte en 2023 et l’Algérie en 2024.

Dés le début, un débat à fleuret moucheté a semblé avoir lieu à propos de la sélection des projets éligibles à ses financements. D’un côté, en effet, son tout premier président, K.V. Kamath, ancien directeur général de la plus grande banque privée indienne, avait déclaré que, pour être sélectionnés, les projets devront être « bankable »[17], autrement dit financièrement rentables. D’un autre côté, le Chinois Zhu Xian, vice-président, déclarait que la NDB entend « financer des projets qui sont créatifs et qui apportent des avantages à la population locale »[18]. Bref, le premier mettait l’accent sur un critère décisif, tandis que le second mettait en avant un objectif généreux vague.

Il est vrai que la NDB tire ses ressources prêtables d’émissions d’obligations sur les marchés financiers, chinois notamment. On sait combien ces marchés peuvent exercer une pression incitant à ne retenir que des projets « bankable ».

Mais le débat va se poursuivre sous la pression rivale, de plus en plus forte, des attentes sociales et environnementales, sans parler du bras de fer avec la principale place forte de « Dame rentabilité », les Etats-Unis.

La NDB n’en est qu’à sa dixième année d’existence, alors que la Banque mondiale a été créée en juillet 1944. Mais les potentiels sont considérables, comme les contradictions.

En effet, la critique monte sur le fait qu’elle servirait, avant tout, les intérêts stratégique des dirigeants chinois. Surtout est pointé du doigt le fait qu’elle pourrait être concurrencée par la Banque Asiatique d’Investissement pour les Infrastructures (BAII).

Quoi qu’il en soit, Xi Jinping, prenant la parole le 23 octobre lors du XVIe Sommet des BRICS à Kazan (Russie) a déclaré  : « Plus notre époque devient tumultueuse, plus nous devons rester fermes à l’avant-garde, faire preuve de ténacité, faire preuve d’audace et de sagesse pour nous adapter. Nous devons travailler ensemble pour faire des BRICS un canal principal de renforcement de la solidarité et de la coopération entre les pays du Sud et une avant-garde pour faire avancer la réforme de la gouvernance mondiale ».

Après avoir rappelé que la Chine a lancé un Centre de développement et de coopération Chine-BRICS en matière d’intelligence artificielle, il a annoncé la création prochaine d’un Centre international de recherche sur les ressources en eaux profondes des pays BRICS, un Centre chinois de coopération pour le développement des zones économiques spéciales dans ces pays, un Centre chinois pour leurs compétences industrielles et un Réseau de coopération de leur écosystème numérique…(Ouf !).

Il a appelé à défendre le multilatéralisme et « à adhérer à la vision d’une gouvernance mondiale caractérisée par des consultations approfondies, une contribution conjointe et des avantages partagés » en insistant pour « que le système financier international reflète plus efficacement les changements dans le paysage économique mondial ». A bon entendeur d’entendre !

Il faut souligner combien l’initiative stratégique chinoise est de portée mondiale, même si elle peut aussi donner à penser qu’elle œuvre à une fragmentation du monde, ce que les dirigeants chinois n’ont jamais revendiqué à la différence de Washington avec son « découplage ».

Ainsi, Xi Jinping s’est rendu en personne aux sommets de l’APEC[19] et du G-20 qui se sont tenus au Pérou et au Brésil respectivement[20].

Au Pérou, au nez et à la barbe de J. Biden présent au sommet de l’APEC, il a inauguré le port en eau profonde de Chancay, détenu majoritairement par l’entreprise chinoise COSCO, en présence de la présidente du Pérou, Dina Boluarte. Ce gigantesque équipement, devant représenter à terme un investissement de 3,5 milliards de dollars, est conçu pour raccourcir les routes commerciales entre l’Amérique latine et la Chine. Cr sera une vitrine de la BRI dans le sous-continent.

Au Brésil, Xi s’est entretenu avec Lula. Dans une déclaration commune, ils se sont engagés à collaborer afin d’établir des « synergies » entre la politique de développement brésilienne et l’initiative BRI que Brasilia n’a pas rejointe, pour l’heure. Une trentaine d’accords commerciaux ont été signés par les deux parties.

Enfin, lors d’une rencontre avec le président bolivien Luis Arce, le président chinois a appelé à « aligner l’initiative BRI sur le plan de développement 2025 de la Bolivie ». Un accord d’un montant d’un milliard de dollars a été conclu avec le consortium chinois CBC, qui inclut le fabricant de batteries CATL, pour construire deux usines d’extraction de lithium dans le pays.

Le RMB dans une « trappe » ?

La Chine est en bute à des tendances déflationnistes persistantes qui brident la demande intérieure, la consommation des ménages en particulier, et poussent les familles à « sur-épargner ». Le FMI conseille à Pékin d’opter pour une « plus grande flexibilité du taux de change (qui) aiderait à contrer les pressions de désinflation » [21], partant du principe qu’un RMB plus faible ferait repartir à la hausse les prix intérieurs des produits importés, ce qui permettrait de contrer les tendances déflationnistes à l’œuvre.

Est-ce si sûr et est-ce là une option de Pékin ? Quoi qu’il en soit, cela ne semble pas du tout facile à mettre en pratique.

Le taux de change RMB/dollar avait plongé en 2018 en riposte aux hausses des droits de douane américains décidés par Trump. Depuis la mi-2023 il s’est quelque peu stabilisé dans une fourchette de 7-7,2 RMB pour un dollar, c’est-à-dire beaucoup plus bas que dans les années 2010 et même en 2021. Mais cela n’avait pas du tout stimulé une hausse des prix intérieurs, car la faiblesse du rapport RMB/dollar a été en partie compensée par sa force vis à vie des monnaies de ses autres principaux partenaires commerciaux.

Le taux de change effectif du RMB est en effet impacté par le redéploiement et l’intensification des rapports commerciaux de la Chine vers les pays de l’Asean et les BRICS et, déflaté des prix, il est sensiblement plus élevé que le taux de change bilatéral avec les Etats-Unis, même s’il s’est déprécié, lui aussi, depuis le début de 2022.

           Source : Peltier C. : « Chine : veillée d’arme », Eco Emerging ( BNP-Paribas), 22/11/2024.

Aujourd’hui, on pourrait se demander, comme certains auteurs, si la Chine ne se trouverait pas en quelque sorte coincée dans « le piège du Renminbi »[22] : sa monnaie demeurant surévaluée, au risque d’handicaper redoutablement l’économie.

Mais au moins trois problèmes se posent qui peuvent inciter à ne pas laisser se déprécier fortement le RMB :

  • Plus faible, il risquerait de provoquer l’hostilité des partenaires commerciaux qui accuseraient Pékin de « dumping monétaire » ;
  • Si le RMB se déprécie fortement, l’ ambition d’accroitre son internationalisation deviendrait vaine ;
  • Les autorités chinoises, comme on l’a vu, gardent en mémoire l’expérience douloureuse de la crise de 2015-2016, ayant eu à supporter une fuite massive de capitaux et la perte de 1000 milliards de dollars de réserves de change pour stopper la spéculation contre le RMB. Ils ne veulent, en aucun cas, recommencer.

Au demeurant, Xi Jinping a été définitif lors d’un discours d’ouverture d’un séminaire sur « la promotion d’un développement financier de haute qualité » prononcé, en janvier dernier, à l’Académie nationale d’administration : « (..) une puissance financière doit reposer sur une base économique solide avec une force économique de premier plan, une force scientifique et technologique, une force nationale globale, et en même temps avoir une série d’éléments financiers clés de base à savoir : une monnaie forte, une banque centrale forte, une institution financière forte, un centre international fort, une règlementation financière forte et une équipe de talents financiers solide »[23].

Bref, il n’est pas question de laisser se déprécier le RMB de façon inconsidérée et cela, pour des impératifs d’attraction des capitaux, face à Wall Street et au dollar, de promotion des places financières chinoises et pour ne pas décourager une utilisation plus internationale de la monnaie. Du coup, la BPC est tenue de maintenir des taux d’intérêt réels relativement élevés.

Taux d’intérêt réel (%)

           Source : Trading Economics.

Le coût du capital pesait donc assez lourdement sur l’économie chinoise et contribuait aux tendances déflationnistes, le niveau des taux d’intérêt réels se rapprochant dangereusement du taux de croissance réel à +5,2% l’an dernier. Or, la croissance chinoise a ralenti de nouveau sur les neuf premiers mois de l’année en cours.

Mais la baisse des taux directeurs de la FED, plus importante que ce qui était attendue, a permis un certain desserrement des contraintes que Pékin a saisi au bond, mais pas pour recommencer comme en 2008.

Que pourrait-il se passer avec le retour de Trump ?

Il y a beaucoup d’incertitudes. Cependant, Pékin devrait rendre coup pour coup en cas de hausse des droits de douane américains sur ses produits ainsi que l’a annoncé le futur hôte de la Maison Blanche. C’est ce que les autorités chinoises ont fait systématiquement dès 2018.

Taux de droit de douane moyen (%)

            Source : “China outlook : Can China make it in 2025 ?”, 25/11/2024 (privatebank.jpmorgan.com).

Pour ce qui concerne le RMB, les variations enregistrées entre la mi-juillet 2024 et la mi-novembre laissent penser que Pékin n’entend pas céder aux marchés en matière de taux de change du RMB.

Celui-ci a certes baisser assez sensiblement jusqu’à la fin septembre, en écho à la médiocrité de la croissance chinoise et du fait de sorties d’IDE significatives. Mais il s’est redressé tout aussi sensiblement avec l’annonce d’un plan de soutien important fin septembre par la BPC (cf. la note sur la conjoncture), vivement appuyé par Xi Jinping et le PCC.

Cependant, dans une note intitulée « Se préparer à une tempête », que plusieurs media américains ont pu consulter, les analystes de J.P. Morgan Chase prévoiraient des droits de douane effectifs moyens de 60 % sur la Chine, contre 20 % actuellement. Cela pourrait ralentir la croissance à 3,9 % contre 4,8% en 2024, selon eux.

Les auteurs estiment que la Chine, en réponse à cette fuite en avant dans la guerre commerciale menée par Washington, pourrait laisser le RMB se déprécier de 10 à 15%. C’est « nettement moins que les 28 à 30 % auxquels on pourrait s’attendre si la banque centrale chinoise devait répéter le « Play book » de 2018-2019, lorsqu’elle a permis à la dépréciation de la monnaie de compenser 70 % de la hausse des droits de douane américains »[24]. Nous verrons bien… 

Mais, au-delà, les analystes de JP Morgan prévoient que le « choc commercial » à venir ralentira la croissance des marchés émergents à 3,4 % en 2025, contre 4,1 % cette année. « Les exportateurs manufacturiers d’Asie émergente et du Mexique seront également touchés, l’Inde le moins, la Malaisie et le Vietnam le plus », augurent-ils.

De quoi les faire encore plus désirer une nouvelle donne monétaro-financière mondiale contre l’imperium du dollar ?


[1] Zeidan R. : “De-dollarization, the Belt and Road Initiative and the future of the Chinese Yuan”, Georgetown Journal of International Affairs, 18/04/2024 (gjia.georgetown.edu).

[2] Ibid.

[3] En 2015, avec un taux de croissance du PIB de 7,04%, contre 10,64% en 2010 et 14,23% en 2007, elle était sur une trajectoire nettement descendante.

[4] Op.cit. ibid.

[5] Amighini A. and Garcia-Herrero A.: “Third time luky? China’s push to internationalise the renminbi”, Policy Brief, Issue n°20/23, October 2023 (www.bruegel.org).

[6] « China launches AIIB in Asia to counter World bank”, Affairs Cloud, 24/10/20124 (affairscloud.com).

[7] Des lignes de swap entre banques centrales sont mises en place afin d’approvisionner les banques centrales étrangères en devises pour qu’elles octroient des prêts aux banques ordinaires de leurs juridictions.

[8] C’est un dispositif d’accès au marché grâce auquel les investisseurs de Chine continentale et ceux de Hong Kong peuvent négocier et régler des actions cotées sur le marché du pays partenaire via les bourses et les chambres de compensation d leur propre marché domestique.

[9] Alipay est le principal moyen de paiement sur les sites de commerce électronique Alibaba tels que Taobao et Tmall. Détaillants physiques : il est largement accepté par les détaillants physiques en Chine, allant des grands supermarchés aux petits magasins locaux. WeChat Pay est un portefeuille numérique connecté à l’application chinoise éponyme. Il est rapidement devenu un moyen de paiement essentiel pour les entreprises souhaitant toucher les clients chinois, tant en Chine qu’à l’étranger. Enfin, les achats effectués en Chine continentale peuvent être payés par carte magnétique, cartes à puces et Quick Pass UnionPay (y compris Quick Pass mobile) sans avoir besoin de change.

[10] Kern M. : « The start of the de-dollarization : China’s move away from the USD”, 06/08/2024 (oilprice.com).

[11] Yu A. : « China is rightly dragging is feet on Russia’s Power of Siberia 2 gas pipeline”, Global Energy Monitor, 05/2024 (www.globalenergymonitor.org).

[12] “Derisked ? China’s US bond footprint fades”, 25/01/2024.

[13] Les obligations d’agence sont des titres de créance émis par certains départements du gouvernement américain, ainsi que par des entreprises associées parrainées par le gouvernement. Bien qu’elles ne soient pas émises par le Trésor, ces obligations sont considérées comme des investissements très sûrs.

[14]  www.ifm.com.

[15] “BRICS expansion could see more downstream oil investment: analyst”, 01/02/2024 (/www.spglobal.com).

[16] Son capital initial est de 100 milliards de dollars et son capital souscrit a été réparti à parts égales entre les membres fondateurs. Chaque membre y dispose d’une voix et aucun n’a de droit de veto.

[17] “BRICS set to creat new financial architecture”, 22/11/2015 (www.rbth.com).

[18] « BRICS New Development Bank aims to offer 2,5 billion USD of loans in 2017”, People’s Daily online, 28/11/2016.

[19] L’Asia-Pacific Economic Cooperation, est un forum économique intergouvernemental visant à faciliter la croissance économique, la coopération, les échanges et l’investissement de la région AsiePacifique

[20] Brèves Economiques Chine & Mongolie, semaine du 25/11/2024, Publication du SER, Direction Générale du Trésor.

[21] République Populaire de Chine : Consultation au titre de l’article IV de 2023, 02/02/2024 (www.ifm;org).

[22] Cf. par exemple Lubin D. : « China’s « renminbi trap » : the economy needs a weaker currency, but Beijing is unable to act.”, Chatham House, 03/02/2024 (www.chathamhouse.org) ou encore Sing C. K. : “China’s slump hints at a unique liquidity trap”, 27/07/2024 (www.reuters.com).

[23] app.xinhuanet.com , 16/01/2024.

[24] “JPMorgan sees 10 – 15% Chinese yuan slide in response to trade war”, 27/11/2024 (www.bloomberg.com).