8 – Entre « découplage » étatsunien et « rivalité systémique » européenne

Yves DIMICOLI

Pendant les trente années qui ont suivi l’établissement de la République populaire de Chine (RPC) en 1949, il n’y a pratiquement pas eu d’échanges commerciaux avec les Etats-Unis, Washington ayant rompu ses relations avec Pékin.

En 1979, un an après le lancement des grandes réformes économiques par Deng Xiaoping, les deux pays ont rétabli leurs liens diplomatiques et signé un accord commercial bilatéral, donnant le coup d’envoi à une croissance rapide de leurs échanges. De 4 milliards de dollars le total des exportations et importations a bondi à plus de 750 milliards de dollars en 2022.

Jusqu’en février 2019, la Chine était le plus grand partenaire commercial des États-Unis. Les efforts de « découplage » engagés par Washington ont fait que , depuis peu, elle est devenue la deuxième source d’importations derrière le Mexique.

Au fil des décennies, les exportations de la Chine vers les États-Unis sont passées de produits de faible valeur et à forte intensité de main-d’œuvre à des biens de valeur ajoutée de plus en plus élevée.

Elle est devenue l’un des principaux fournisseurs de produits technologiques de pointe des États-Unis, et les chaînes d’approvisionnement mondiales impliquant la Chine et les États-Unis se sont beaucoup complexifiées.

Echanges de biens et services USA-Chine

(billions of dollars)

                Source : Sirupurapu A. and N. Berman ; “The contentious US-China trade relationship”,

                     14/05/2024, Council of foreign relations (www.cfr.org) .

La forte augmentation du déficit commercial des Etats-Unis est corrélée à la stratégie choisie par leurs multinationales dès le début des années 2000 qui a acéléré fortement la « désindustrialisation » de leur base nationale.

Les multinationales étatsuniennes, on le sait, se sont massivement délocalisées vers la Chine à partir des années 1980 et, surtout après l’adhésion de la Chine à l’OMC. Bien sûr, le déclin de l’emploi industriel outre-Atlantique a démarré bien avant, mais il est tout de même passé de 13,08 % de l’ emploi total non agricole en 2001 à 9,02 % en 2009 pour reculer à 8,40 % en 2022[i].

Fondamentalement, c’est la suraccumulation des capitaux dans la production manufacturière outre-Atlantique[ii] conjuguée à la perspective de profits possibles faramineux à partir de la Chine qui a suscité ces délocalisations massives. Il en est résulté la dévalorisation d’une partie du capital suraccumulé dans l’économie américaine soutenant le taux de profit.

Cette dynamique aurait bénéficié d’un consensus majoritaire dans l’opinion car, selon un étude publiée en 2019[iii], « en moyenne, chaque ménage américain aurait vu son pouvoir d’achat annuel augmenter de 1 500 dollars grâce à la baisse des prix provoquée par l’augmentation des échanges avec la Chine de 2000 à 2007 ».

Un important rapport de la « Commission d’examen de l’économie et de la sécurité des États-Unis et de la Chine » (USCC) publié en 2020[iv] a montré combien l’empire du Milieu était devenu absolument stratégique pour les multinationales US.

En 2017, elles y employaient 1,7 millions de salariés contre 252 000 en 2000 et leurs productions s’adressaient en partie au marché domestique en pleine expansion.

Destination des biens et services vendus par les filiales chinoises de multinationales US

            Source : Op.cit
.

Elles avaient fait de ce pays, 4ème destinataires de leurs dépenses de R&D, un « centre de recherche clé » avec une augmentation de 13,6 % (g.a.) de ce poste entre 2003 et 2017, contre 7,1 % pour l’ensemble de leurs filiales étrangères.

L’industrie manufacturière en a été le principal bénéficiaire, surtout la fabrication d’ordinateurs et les produits électroniques, mais aussi les produits chimio-pharmaceutiques.

Dépenses de R&D des multinationales US en Chine

                       Source : Ibid.

En 2017, toujours, les dépenses mondiales d’investissement des multinationales US en Chine avaient augmenté de 731,2 % entre 2000 et 2017, passant de 1,6 milliards de dollars à 11,7 milliards de dollars moyennant une croissance annuelle moyenne de 14,5 %.

Elles se sont en partie concentrées sur le secteur de fabrication de semi-conducteurs qui a représenté près d’un tiers du total des dépenses mondiales de ces firmes en ce domaine.

Dépenses d’investissements des multinationales US en Chine

                 Source : Ibid.

Ce faisant, souligne le rapport de l’USCC, la Chine est passée de la 20ème place en tant que source de valeur ajoutée des filiales étrangères des multinationales US en 2000 (5,5 milliards de dollars) à la 5ème place en 2017 (71,5 milliards de dollars).

Valeur ajoutée des multinationales US en Chine

                         Source : Ibid.

La hausse a été particulièrement forte dans les semi-conducteurs et autres composants électroniques. Ceux-ci représentaient 5,6 milliards de dollars de valeur ajoutée en 2017, en croissance de 250 % par rapport à 2009 (1,6 milliards de dollars). Mais, la valeur ajoutée dégagée dans la fabrication de produits pharmaceutiques a été importante aussi, totalisant 2,6 milliards de dollars en 2017.

La Chine est donc devenue une base de profits majeure pour les multinationales US. Certes, le durcissement de ses règlementations par Pékin, la politique zéro covid, puis l’atonie persistante de la croissance chinoise avaient de quoi rendre perplexes les dirigeants de ces firmes. Mais c’est le déclenchement par Washington d’une guerre commerciale suivi de toute une rhétorique menaçante sur le thème du « découplage » des deux économies qui a amené certaines de ces firmes à s’engager dans une « diversification » de leur ancrage en Asie.

Les données officielles de la balance des paiements des Etats-Unis indiquent qu’un montant net de 5,6 milliards de dollars d’IDE aurait été rapatrié outre-Atlantique au cours des neufs premiers mois de 2023. Ce flux se serait élevé à 12 milliards de dollars l’année précédente. Cela est en ligne avec le fait que la Chine a enregistré un déficit de 11,8 milliards de dollars en IDE au troisième trimestre 2022, son tout premier déficit avec le reste du monde.

L’UE entre le marteau et l’enclume[v]

La Chine est le deuxième partenaire commercial de l’UE pour les marchandises après les États-Unis, avec un commerce bilatéral atteignant 739 milliards d’euros en 2023  (-14 % sur 2022). La Chine est le troisième partenaire de l’UE pour les exportations et le premier pour les importations.

En 2023, le déficit bilatéral de l’UE s’élevait à 292 milliards d’euros. Les exportations de l’UE vers la Chine se sont élevées, cette année-là, à 223,6 milliards d’euros, tandis que les importations de l’UE en provenance de Chine atteignaient 515,9 milliards d’euros, soit des baisses de 3,1 % et 18 %.

Commerce de produits UE-Chine (mds euros)

                  Source : Eurostat

L’UE enregistre depuis 1997 un déficit structurel dans ses échanges de produits avec la Chine. A l’époque il était dû essentiellement à des biens de consommation à faible valeur ajoutée (jouets, articles de voyage, vêtements). Avec l’adhésion de la Chine à l’OMC en décembre 2001 il a triplé entre 2002 et 2015. Il a continué de s’envoler jusqu’à un sommet historique de 396 milliards d’euros en 2022 avant de reculer à 292 milliards en 2023.

Mais son contenu s’est métamorphosé du fait de la montée en gamme des exportateurs chinois concomitante avec le développement et l’expansion des chaînes d’approvisionnement et de valeur mondiales.

De nos jours, les biens de consommation courante ne sont plus à l’origine que d’un quart du déficit bilatéral UE-Chine seulement. L’an dernier certes, l’UE a acheté encore beaucoup de biens de consommation à l’empire du Milieu, mais ce sont des téléphones et des véhicules automobiles qui comptent pour 17 % de ses importations.

La part des machines et équipements électriques a plus que doublé en vingt ans et représente désormais la majorité des produits achetés à ce pays (21 % en 2023).

C’est sur ce segment que le déficit bilatéral de l’UE avec la Chine s’est le plus creusé entre 2001 et 2023, passant de 3,5 milliards d’euros à 83,2 milliards, du fait, pour beaucoup, des panneaux photovoltaïques et des batteries électriques.

Excédents commerciaux de la Chine par principaux partenaires ( mds $)

                      Source : www.intereconomics.eu .

Au sein de l’UE, les rapports commerciaux entre l’Allemagne et la Chine sont les plus importants.

Pour la huitième année consécutive, en 2023, cette dernière s’est affichée comme le premier partenaire commercial de l’Allemagne. Cependant, les deux pays ont échangé pour une valeur de 253,1 milliards d’euros (-15,5 % sur un an) [vi].

Avec 58,4 milliards d’euros, le déficit commercial de l’Allemagne vis-à-vis de la Chine s’est réduit sur un an. À l’inverse, Berlin a enregistré un surplus de 63,5 milliards d’euros avec les États-Unis, qui restent le premier débouché du « made in Germany ».

En ce qui concerne les échanges de services, l’UE a depuis longtemps enregistré un excédent commercial avec la Chine. En 2023, il s’élevait à 14,1 milliards d’euros marquant un net recul de près de 15 %.

La Chine est le quatrième partenaire commercial de l’UE dans le domaine des services, après les États-Unis, le Royaume-Uni et la Suisse.

Balance des échanges de services UE – Chine (2013-2022 mds d’euros)

                Source : “The importance of Trade in Services in Trade between EU & China” 06/2023

                         (www.esf.be).

La Chine et les États-Unis se positionnent de manière croissante en tant que fournisseurs d’intrants au sein des chaînes de valeur mondiales (CVM) et relativement moins en tant qu’acheteurs, tandis que l’UE connaît une dynamique inverse.

Quand elle servait d’atelier des pays industrialisés, la Chine participait aux CVM en tant qu’ acheteuse d’intrants pour la production de ses exportations. Refusant, à bon droit, de demeurer cantonnée dans un rôle d’assembleur, elle a développé une stratégie de remontée des CVM. Et la montée en gamme des intrants qu’elle exporte a facilité leur intégration dans les filières d’exportation des pays occidentaux. Cela a accru fortement sa contribution aux exportations de l’UE.

Cette dernière est donc très vulnérable dans la guerre commerciale ouverte entre les « deux grands » qui les a fait s’ engager, depuis son déclenchement par Trump, dans une surenchère continuelle de mesures de renforcement du contrôle des exportations qui se veulent réciproquement douloureuses.

Une intéressante étude l’a souligné en 2022[vii]. D’un côté en effet, notent leurs auteurs, « les chaînes de production européennes desservant le marché américain utilisant une part importante d’intrants en provenance de Chine, l’UE serait affectée par un élargissement de l’initiative américaine Clean Network[viii] aux entreprises étrangères ayant recours aux technologies chinoises ainsi que par l’application effective aux entreprises étrangères du contrôle des exportations prévu par la Chine ». Celle-ci est en effet le premier fournisseur de composants électroniques pour la production des exportations de l’UE destinées au marché américain (28 % de ses composants étrangers), suivie des États-Unis eux-mêmes10 (21 %).

                  Source : Op.cit.

Évolution de la part de la Chine dans les échanges de l’UE et des USA

(exportations + importations en % du total)

               Source : Op.cit. ibid.

D’un autre côté, poursuivent-ils, l’UE pourrait subir les effets des rétorsions chinoises de contrôle des exportations vers les États-Unis. Certes, cela concerne en premier les entreprises américaines mais aussi « les entreprises étrangères qui exportent des produits contenant un certain niveau de composants américains. Or, les États-Unis sont le deuxième fournisseur de composants électroniques étrangers de l’UE pour la production des biens qu’elle exporte en Chine (18 % de ses composants étrangers), derrière la Chine elle-même (30 %) ».

Il se trouve que les trois pays pour lesquels la part de composants américains dans les exportations est la plus élevée (France, Allemagne, et Pays-Bas) sont également les trois premiers exportateurs de produits électroniques et électriques de l’UE, secteur le plus intensif en composants électroniques.

La France est très exposée en ce domaine car elle dépend beaucoup des États-Unis pour les composants électroniques nécessaires à ses exportations du fait, notamment, de l’importance de l’industrie aéronautique, très intensive en intrants américains.

Il faudra surveiller la façon dont ce puissant trilemme va jouer, car l’exposition commerciale à la Chine diffère selon les États-membres. En Allemagne, à l’orée des années 2020, la Chine comptait pour 7 % des exportations contre 4 % en France, par exemple. Contrairement à la plupart des pays européens, l’Allemagne enregistre encore un excédent vis-à-vis de la Chine, grâce notamment à son secteur automobile, mais il tend à s’effriter structurellement désormais.

Chine-Allemagne : la « fête » prendrait-elle fin ?

La relation entre ces deux pays est nodale pour la France et l’Europe. Or la donne qui a prévalu depuis des décennies est en train de bouger sérieusement avec :

  • l’accélération de la montée en gamme, mais aussi en prééminence, de la Chine le long des chaines mondiales d’approvisionnement ;
  • le choix des multinationales allemandes de ne pas céder aux injonctions américaines et atlantistes de « découplage » vis-à-vis de la Chine et leur refus de « diversifier » à son détriment, pour défendre et accroitre coûte que coûte ce qui est devenu une base centrale de leurs profits ;
  • l’antagonisme qui grandit entre ces choix et les besoins sociaux et sociétaux des travailleurs allemands et européens ;
  • les impératifs de « cohésion » de l’UE engagée dans une rivalité systémique avec la Chine et impactée, à ses frontières, par la guerre en Ukraine menée par la Russie, alliée « stratégique » de la Chine, et les sanctions qui lui ont été infligées dont les répercussion, sur l’Allemagne notamment, sont colossales.

Le 17 mai dernier, l’office allemand de la statistique (Destatis) a publié des chiffres indiquant qu’ au 1er trimestre 2024, la Chine avait perdu son titre de principal partenaire commercial de la Chine au profit des États-Unis et que cela était déjà le cas depuis le 3ème trimestre 2023.

Une étude de Rhodium Research fournit des clés pour analyser ce qui se présente comme l’ amorce d’une dynamique beaucoup plus contradictoire [ix].

Certains signes indiquent que les exportations allemandes en Chine seraient entrer « dans une période de déclin structurel » en raison d’une accentuation violente de la concurrence dans l’industrie automobile mondiale et de l’ampleur de l’implantation des groupes allemands en Chine contribuant, là-bas, à la suraccumulation de capital avec, en retour, le déferlement de productions provenant de Chine sur les marchés européens, y compris allemands.

Sur quel type de compromis reposait, en effet, la relation étroite pour les échanges commerciaux et l’ IDE qui, depuis les années 1980, s’est nouée entre la Chine et l’Allemagne via ses firmes multinationales ?

D’un côté, schématiquement, l’industrie allemande fournissait les voitures, les machines-outils et le savoir-faire en ingénierie dont la Chine avait besoin pour décoller. De l’autre, la demande croissante de la Chine a rempli les carnets de commandes des konzerns, fait bondir leurs profits et soutenu l’emploi outre-Rhin.

Le méga-plan de relance décidé par Pékin fin 2008, face à la crise financière mondiale, ayant permis à la seule Chine de ne pas tomber en récession, sa demande adressée à l’Allemagne permit à cette dernière de passer, dans de meilleurs conditions que ses partenaires européens, la crise des dettes publiques des pays de la zone euro des années 2010 – 2013.

Comme le relèvent les chercheurs de Rhodium, « cela a créé un alignement unique de l’establishment politique allemand, de ses plus grandes entreprises et de centaines de milliers de travailleurs industriels en faveur d’un engagement économique solide avec la Chine. Alors que les États-Unis subissaient un « choc chinois » au cours de la décennie qui a suivi l’entrée de Pékin dans l’OMC, entraînant la perte d’environ 560 000 emplois manufacturiers américains, l’industrie allemande était en plein essor grâce à une forte demande de la Chine ».

Ce compromis « Allemagne – multinationales allemandes – Chine » commencerait-il à se lézarder avec la perspective de chocs sociaux outre-Rhin ?

Les multinationales allemandes ont, certes, continué d’investir massivement en Chine, mais contrairement aux années d’essor, cela s’accompagne désormais de suppressions massives d’emplois outre-Rhin.

L’exemple de l’équipementier automobile allemand ZF-Friedrichshafen est parlant. Ses dirigeants entendent supprimer jusqu’à 14 000 emplois en Allemagne (1/4 de l’effectif), tout en cherchant à augmenter sa part des revenus en Chine de 18 % à 30 % d’ici 2030[x].

Bosch, Continental, BASF ont prévenu aussi de gros délestages de personnels, tandis que Volkswagen, pour la première fois de son histoire, compte fermer trois usines et supprimer près de 30 000 emplois sur le « standort Deutschland ». Même Tesla a annoncé la suppression de 400 postes fixes dans sa « Gigafactory » Berlin-Brandenburg dont les dirigeants assurent pourtant qu’elle est« le premier site de production de Tesla en Europe et notre usine la plus avancée, la plus durable et la plus efficace à ce jour[xi] ».

C’est que la concurrence devient rude sur le marché domestique allemand avec les voitures électriques fabriquées en Chine[xii] !

Au total, l’Association des chambres de commerce et d’industrie allemandes (DHK) a révélé que plus de la moitié des entreprises du secteur automobile envisageraient, de réduire, d’ici 2035, le nombre d’emplois de 190 000 par rapport au niveau de 2019[xiii].

La part de marché en Chine des fabricants d’automobiles allemands a chuté de quatre points de pourcentage depuis 2018, les pertes provenant surtout Volkswagen qui a vendu moins de voitures en Chine en 2023 qu’en 2013.

L’année dernière, le marché chinois des véhicules de tourisme a augmenté de 5,6 %, mais les bénéfices de la coentreprise chinoise de Volkswagen en Chine « sont probablement tombés à leur plus bas niveau en une décennie, en dessous des niveaux de 2020, lorsque le pays connaissait des vagues de blocages liés à la pandémie » précise la note des chercheurs de Rhodium. 

Rappelons que, selon un décompte de l’OCDE pour l’année 2020, quelque 450 000 emplois industriels allemands dépendaient alors de la demande chinoise…

De même, L’Association allemande de l’industrie électronique et numérique (ZVEI) a indiqué qu’entre janvier et novembre 2023, les exportations allemandes d’équipements électroniques en Chine ont diminué de 3,5 %.

En même temps, les petits et moyens fournisseurs et sous-traitants qui forment le « Mittelstand » si vanté et envié, ont beaucoup souffert de l’atonie de la croissance et de l’intensification de la concurrence chinoises, comme des sanctions prises contre la Russie au nom de son invasion de l’Ukraine.

Par ailleurs, les ETI qui ont accompagné les konzerns en Chine ont été mis à rude épreuve par la compétition devenue acharnée avec les groupes « locaux » chinois et leurs chaines de sous-traitance.

Dans ces conditions, les exportations allemandes vers la Chine, qui ont connu un vif essor dans les années 1990 et 2000, ralentissent depuis dix ans. Après avoir atteint un pic en 2022, elles ont chuté de 9 % en 2023 malgré la croissance économique continue de la Chine, soit la baisse de loin la plus forte depuis l’entrée de la Chine dans l’OMC.

En même temps, les entreprises allemandes sont confrontées à une concurrence féroce avec leurs rivaux chinois sur les marchés tiers, de l’Amérique latine à l’Europe, en passant par le Moyen-Orient, l’Asie du Sud-Est.

Alors que les exportations de machines allemandes vers les pays BRICS (hors Chine) et l’ASEAN ont baissé de 23 % et 14 %, respectivement, par rapport à 2019, les exportations chinoises ont, elles, augmenté de 89 % et 31 % sur ces destinations.

Exportations allemandes en Chine (euro) et PIB chinois (yuan)

                        Source : Ibid.

La Chine a d’ailleurs gagné des parts de marché en Europe aux dépens de l’Allemagne, suscitant l’érosion de l’excédent commercial de l’UE pour les véhicules de tourisme, lequel dépend fortement des exportations allemandes.

Les Konzern sont ainsi amenés, au service de leurs actionnaires de contrôle, à réduire leur empreinte sur le marché domestique allemand tout en augmentant les emplois en Chine, la R&D et même, parfois, la fabrication de produits destinés à l’exportation.

Les chercheurs de Rhodium Research concluent avec lucidité que « l’augmentation des investissements en Chine et la récente vague de réduction des effectifs en Allemagne suggèrent qu’un fossé se creuse entre les intérêts financiers de certaines entreprises allemandes, d’une part, et les intérêts de leur personnel basé en Allemagne et de l’économie allemande dans son ensemble, d’autre part ».

Cela, sans doute, entraînera des répercussions possiblement dramatiques sur tous les fabricants d’automobiles européens avec l’entrée dans une nouvelle ère de concurrence coupe-gorge qui mettra à rude épreuve le type de construction actuelle de l’UE, son orientation et sa gouvernance, posant la nécessité d’une réorientation.

Interdépendance Chine-Pays émergents : codéveloppement ou néo- impérialisme ?

Après son lancement en 2013, et la signature du protocole d’entente par près de 150 pays, l’initiative chinoise des « nouvelles routes de la soie », ou « Belt and Road Initiative » (BRI)[xiv], a visé la construction et l’exploitation d’infrastructures de transports, énergétiques, industrielles et numériques.

Le « Fonds des routes de la soie » (Silk Road Fund) a été initialement doté d’une capacité de 40 milliards de dollars.

Lors du 3ème sommet de la BRI, en octobre 2023, Xi Jinping a annoncé plus de 100 milliards de dollars de nouveaux financements, principalement portés par l’EximBank et la China Development Bank (47,9 milliards chacune) et par une augmentation de 11 milliards de dollars du capital du Silk Road Fund dont les crédits seront recentrés sur la connectivité, le développement durable et la digitalisation.

Les financements chinois à destination des économies émergentes et en développement ont principalement pris la forme de prêts commerciaux et souverains, dont le montant total est passé de 3 milliards de dollars en 2001 à 180 milliards en 2015, avant de diminuer progressivement.

Les principaux pays bénéficiaires se situent en Asie (30 %), en Afrique (28 %) et en Amérique Latine (23 %).

Les flux d’IDE chinois à destination des économies émergentes se sont principalement concentrés vers l’Asie, pour près de la moitié d’entre eux. Ils y ont atteint 284 milliards de dollars sur la période 2005-2022, contre 149 milliards de dollars pour l’Amérique Latine, 90 milliards de dollars pour l’Afrique subsaharienne, et 50 milliards de dollars pour le Moyen-Orient et l’Afrique du Nord[xv].

La Chine est aujourd’hui le premier marché d’exportation de nombreux pays émergents, sa part dans leurs exportations étant passée en moyenne de 4 % en 2002 à 12 % en 2022. De plus, la croissance du tourisme émetteur chinois a créé de nouvelles formes d’interdépendance.

Les pays émergents sont aussi très liés financièrement à la Chine par le biais de prêts commerciaux et souverains. Les principaux secteurs bénéficiaires (énergie, mines et transports) et régions (Asie et Afrique pour près de 60 % des prêts).

Le total des flux d’IDE sortants du pays reste faible par rapport aux prêts, mais les IDE chinois représentent désormais une part importante du stock d’IDE de plusieurs pays (Afrique du Sud, Pakistan, Angola et Thaïlande).

Évolution des prêts et IDE chinois aux économies émergentes (mds $)

Les grands pays émergents du Groupe des Vingt (G-20) exercent une influence croissante sur l’économie mondiale. Les chocs qui surviendraient en leur sein pourraient avoir désormais des répercussions très déstabilisantes sur la croissance mondiale, au point d’être comparables à celles provoquées par les chocs frappant les pays avancés.

Intégration des pays émergents aux chaines d’approvisionnement

           Source : Musso A., Buitron C.O. et A. Popescu : « Les pays émergents pèsent plus lourd sur l’échiquier

                   économique mondial », 09/04/2024 (www.imf.org).

Comme le note l’étude citée du FMI, « Les répercussions les plus importantes sont celles venant de Chine et leur influence sur la variation de la production des pays émergents est désormais aussi puissante que celles provoquées par les États-Unis. D’autres pays émergents du G20, tels que l’Inde, le Brésil, la Russie et le Mexique, jouent également un rôle important sur les résultats économiques de leurs voisins ».

Effets des répercussions issues des pays émergents du G-20 sur le PIB mondial

( %)

            Source : Ibid.

Néanmoins, les pays de l’ASEAN-6 (Malaisie, Philippines, Thaïlande, Indonésie, Singapour) ont connu une croissance plus élevée des IDE au cours de la période 2020 -2023 que la Chine. En particulierle Vietnam est devenu un pôle éminent d’attraction des IDE, en cette période de tensions entre les Etats-Unis et la Chine, avec une main-d’œuvre à faible coût salarial relatif notamment.

Mais ces enjeux ont pris un tour nettement plus politique avec l’émergence de l’organisation des BRICS où la Chine est si influente et son extension rapide à des pays, hétérogènes certes, mais unis par une commune détestation du système de domination mondial du dollar.


[i] Lincicome S. and A. Anand : “The “China shock” demystified, its origins, effects, and  lessons today”, 12/12/2023 (www.cato.org).

[ii] Paul Boccara l’a montré à partir de l’évolution du rapport Produit/Capital aux Etats-Unis. Cf. notamment « La crise systémique : une crise de civilisation », Note de la Fondation Gabriel Péri, décembre 2010.

[iii] Jaravel X. and E. Sager :“What are the price effects of trade? Evidence from the US and implications for quantitative trade models”, CEP discussion papers dp1642, Center for Economic Performance LSE, 2019.

[iv] Malden K. and A.Listerud : “Trends in US multinational enterprise activity in China, 2000-2017”, US-China Economic and Security Review Commission, 1/07/2020 (www.uscc.gov). L’objectif assigné à l’USCC est de surveiller, d’enquêter et de faire rapport chaque année au Congrès sur les implications pour la sécurité nationale des relations commerciales et économiques bilatérales USA-RPC.                                

[v] Beaujeu R., Besson O., Decazes L. et A. Lachaux : « L’union européenne au défi du découplage des chaînes de valeur sino-américaines » Trésor-Eco n°308, juin 2022 (www.tresor.economie.gouv.fr).

[vi] Office allemand de statistiques (Destatis).

[vii] Beaujeu R., Besson O., Decazes L. et A. Lachaux : « L’union européenne au défi du découplage des chaînes de valeur sino-américaines » Trésor-Eco n°308, juin 2022 (www.tresor.economie.gouv.fr).

[viii] Ce programme vise l’élaboration de standards numériques en créant un groupe de pays de télécommunications partenaires, dénommés «Clean Countries». Il aboutit de fait à interdire les importations américaines de certains équipements chinois. L’industrie européenne pourrait être affectée par cette initiative si les États-Unis cherchaient à «purger» totalement leurs chaînes d’approvisionnement, en restreignant également l’accès au marché américain aux entreprises étrangères qui utiliseraient certaines technologies chinoises, notamment la 5G, les applications, le cloud, et les câbles de télécommunications sous-marins.

[ix] Barkin N. et G. Sebastian : “Tipping Point? Germany and China in an Era of Zero-Sum Competition”, Note,15/02/2024 (rhg.com).

[x] Notons à ce propos que ZF traîne le boulet d’un gigantesque endettement contracté pour financer une politique massive de F&A, tandis que se profilent d’énormes besoin de financement pour maitriser l’électro-motricité.

[xi] www.tesla.com .

[xii] La note de Rhodium relève que « sur le marché intérieur allemand, les véhicules électriques fabriqués en Chine gagnent du terrain, représentant 11,7 % des véhicules électriques nouvellement immatriculés en 2023 ».

[xiii] www. zonebourse.com, 29/10/2024.

[xv] Bertrand L. et E. Villani : « Les dépendances des économies émergentes à la croissance   Chinoise »,Trésor-Eco, n°336, janvier 2024 (www.tresor.economie.gouv.fr).