Yves DIMICOLI
Les capitaux chinois, dont les flux vers les Etats-Unis avaient fortement augmenté, jusqu’à atteindre un sommet historique en 2016, tendent, depuis, à se désengager en écho à l’hostilité de Washington et à ses efforts revendiqués de « découplage », pour se redéployer surtout vers des pays émergents.
Délocalisations d’investisseurs américains
Flux d’IDE de la Chine vers les États-Unis
2013 – 2023(mds dollars)
Source : Statista 2024.
Flux d’IDE des États-Unis vers la Chine 2012 – 2022
(milliards dollars)
Source : Statista 2024
De leur côté, nombre d’investisseurs étatsuniens et japonais ont commencé à opter pour des stratégies de type « Chine plus un » ou des relocalisations si encouragées par Trump, puis Biden, freinant les flux d’IDE vers ce pays en faveur de destinations qu’ils vont pousser à devenir rivales.
Part de la Chine dans les stocks d’IDE sortant US et japonais
2021 – 2023 ( %).
Source : Rhodium.
En 2022, ils ont vendu pour 9,5 milliards de dollars nets d’actifs chinois après en avoir cédés 67 en 2021. Et cela toujours du fait, principalement, de cessions d’actions.
Flux de portefeuille des investisseurs US en Chine, flux nets combinés d’action et de dette
(trimestriel, milliards de dollars)
Au cours des neuf premiers mois de 2023, les investisseurs américains ont vendu pour 1,76 milliards de dollars nets d’actifs financiers chinois, selon les données trimestrielles officielles de la balance américaine des paiements. Cela a surtout concerné des ventes d’actions.
Pour autant, le stock des IDE étatsuniens en Chine, qui a pris vraiment son envol en 2008 avec le méga-plan de relance de Pékin puis connu une nette accélération à partir de 2014, ne cesse de croitre depuis.
Ce ne sera pas si facile de « découpler », ce qui exigera la dévalorisation d’une partie importante de ce capital suraccumulé et un forcing politico-économique sur les pays accueillant les relocalisations pour qu’ils soutiennent leur rentabilité financière et entrent ouvertement en compétition avec l’empire du Milieu. N’est-ce pas ce qui est recherché avec l’Inde ou le Viet Nam ?
Stock d’ IDE des Etats-Unis en Chine (2000-2023)
(mds dollars, coûts historiques)
Source : Statista 2024
Hésitations des investisseurs européens
Malgré la baisse des IDE européens en Chine au cours des années précédentes, 2022 a connu un retournement de tendance. Selon les données du MOFCOM[1], ils auraient augmenté de 92,2 % (g.a.), du fait d’une envolée de ceux provenant d’Allemagne (+52,9 % g.a.).
Les IDE allemands en Chine ont connu en 2023 une hausse remarquable de 4,3 % atteignant un sommet historique de 11,9 milliards d’euros (12,76 milliards de dollars) en 2023. Parallèlement les sociétés y opérant ont accru de 4,8 milliards d’euros les capitaux propres déclarés.
Les IDE allemands ont représenté 57 % du total des investissements de l’UE en Chine au S1 2024 après 62 % en 2023 et 71 % en 2022. Depuis cette année-là, les IDE liés à l’industrie automobile ont représenté environ la moitié de tous les IDE de l’UE en Chine.
Ces investissements renforcent la dépendance de très grandes firmes allemandes vis-à-vis du marché chinois, en contradiction avec l’objectif politique affiché par Bruxelles de réduction des risques (« De-risking » selon les Américains qui ont introduit ce concept) vis-à-vis de la Chine.
Les chefs d’entreprise allemands semblent avoir été beaucoup plus attentifs aux effets négatifs des stratégies de type « Chine plus un » (coûts, chaînes d’approvisionnement, logistique). Ils se montrent réticents à tenter de rivaliser avec la Chine tout en essayant d’y garder un pied.
La résistance des IDE européens en Chine s’explique donc, avant tout, par la vigueur des investissements allemands. Ils ont représenté plus de 65 % des IDE de l’UE en Chine au cours de la période 2022-S1 2024, contre 48 % au cours de la période 2019-2021.
Le Top 5 des investisseurs européens en Chine en 2023 ne comptait que des firmes allemandes. Par ordre d’importance, on trouvait BASF, BMW, Volkswagen, Bosch et Continental AG. Les trois autres grands pays investisseurs membres de l’UE (France, Pays-Bas Danemark), ont représenté de 7 à 8 % de ses IDE depuis 2022. Ensemble, les 23 autres États membres de l’UE n’ont représenté que 12 % de ses IDE sur la même période[2].
Mais, au 1er semestre 2024, le classement Top 5 de Rhodium donne, cette fois : Volkswagen, le Suédois Ingka, BMW, le Franco-italien STMicroelectronics et BASF.
Cela signifierait-il une implication accrue d’investisseurs de l’UE au-delà des Allemands ? Trop tôt pour le dire, mais le fait doit être relevé.
Portons à présent le regard sur l’évolution des IDE de Chine en Europe.
L’an dernier, ils ont encore diminué dans l’UE et au Royaume-Uni, passant de 7,1 milliards d’euros en 2022 à 6,8 milliards d’euros, soit le niveau le plus bas depuis 2010.
Flux annuel d’IDE de Chine en Europe (2011 – 2021)
(milliard de dollars)
Source : Statista 2024.
Quant aux stocks d’IDE croisés, la Chambre de commerce de l’ UE en Chine évaluait à 165 milliards de dollars en 2023 ceux provenant de l’UE et à 130 milliards ceux provenant de Chine.
Comme le souligne un rapport récent[3], l’incertitude entourant l’économie mondiale, dans un contexte de tensions commerciales et géopolitiques grandissantes, conjuguée à une croissance de la Chine plus médiocre qu’attendue en période post-Covid, a pu affaiblir l’assise financière d’ investisseurs chinois.
De même, des contrôles stricts des capitaux et la dépréciation du yuan (RMB) ont pu contribuer aussi au freinage.
Surtout, les dirigeants de l’UE affirment désormais chercher, dans les rapports avec la Chine, « un équilibre entre la réduction des risques et la coopération », dans un contexte de surveillance accrue des IDE au nom de la « sécurité économique » devenue prioritaire pour Bruxelles.
En 2019, l’UE a décrit la Chine comme « partenaire de coopération et de négociation » et « concurrent économique ». Mais, pour la première fois, elle est qualifiée aussi de « rival systémique ».
Sous l’impulsion de la très atlantiste présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, toute une panoplie de dispositifs, visant singulièrement la Chine, a été mise en place : le mécanisme de « filtrage des investissements étrangers », l’instrument relatif aux marchés publics internationaux, le règlement sur les « subventions étrangères faussant le marché intérieur », le règlement sur les semi-conducteurs, l’instrument « anti- coercition », le règlement sur les matières premières critiques[4].
Surtout, après sept années de négociations intenses ayant abouti, fin décembre 2020, à l’adoption d’un projet d’accord global sur l’investissement (AGI) entre l’UE et la Chine, celui-ci a été gelé en mai 2021 et l’est resté depuis.
L’occasion en fut donnée par la décision de Pékin, le 22 mars de la même année, d’imposer des sanctions contre quatre entités et dix responsables européens, dont cinq eurodéputés, en représailles aux sanctions prises par l’UE, un peu avant dans la même journée, visant des représentants chinois accusés de violations des droits de l’homme contre la communauté des Ouïghours dans la région chinoise du Xinjiang[5].
Le Parlement européen, dans une résolution adoptée à une majorité écrasante[6] le 20 mai 2021, a estimé que les mesures de la Chine ne sont pas fondées sur le droit international tandis que les sanctions décidées par l’UE, comme celles de la Grande-Bretagne et des Etats-Unis, visent des violations de droits de l’homme établis par des traités des Nations unies. Dans sa résolution, il demande que « la Chine lève les sanctions avant » de s’occuper de l’AGI.
Cette impasse constitue un revers pour les deux sous-ensembles mondiaux dont se félicitent, en fait, Washington et Londres.
En effet, ce texte couvre différents secteurs et prévoit que la Chine lève, plus ou moins selon les cas, les contraintes qu’elle impose aux investisseurs étrangers, comme l’obligation de créer une coentreprise ou de transférer des technologies.Il précise également que les groupes publics chinois traitent les entreprises européennes – auxquelles ils vendent leurs services – de manière non discriminatoire.
La ratification de l’AGI permettrait de mieux protéger les investissements et les droits de propriété intellectuelle européens en Chine selon Reuters[7].
N. F. Poitiers, chercheur associé au think tank européiste Bruegel, commentait ainsi la situation : « les Chinois veulent que les Européens montrent au monde qu’ils sont toujours prêts à conclure des accords avec la Chine, même si les Américains pensent différemment (..) les bénéfices économiques (de l’AGI) se trouvent surtout du côté européen »[8].
U. von der Leyen, dans un discours sur la Chine prononcé le 30 mars 2023, a plaidé pour l’adoption par l’UE d’une politique de « réduction des risques » (De-risking) en visant par-là, au plan économique, la mise en place de contrôles sur les IDE européens en Chine dans certains secteurs, à l’instar de ce qu’ont fait les Etats-Unis, répétant à deux reprises qu’il faut « réévaluer » l’AGI.
Pour l’instant, semble exister, malgré tout, un consensus sur le fait que l’UE « devrait éviter un découplage généralisé avec la Chine et plutôt se concentrer sur des mesures ciblées là où des dépendances ou des risques sont jugées exister »[9].
Sur les 27 États membres de l’UE, 24 avaient adopté en avril 2024 une législation pour un filtrage des investissements (soit deux fois plus qu’en 2017)[10]. En janvier dernier, la Commission de Bruxelles a présenté une proposition visant à amplifier et harmoniser les régimes de filtrage des IDE dans tous les États membres avec de nouvelles exigences :
- tous les pays de l’UE devraient adopter un régime de filtrage ;
- le processus de sélection devrait être appliqué à toutes les acquisitions indirectes par des entités basées dans l’UE et contrôlées par un actionnaire étranger ;
- le filtrage des IDE deviendrait obligatoire dans des domaines comme ceux envisagés dans des projets ou des programmes soutenus par l’UE, les infrastructures essentielles, les technologies critiques, les biens à double usage, la fourniture d’intrants critiques ;
- Les États membres seraient incités à inclure les IDE Greenfield dans leurs mécanismes de filtrage.
Tout cela pèse évidemment sur l’ampleur, la diversité et le contenu des flux croisés d’IDE[11] et entrave gravement l’essor de la coopération si nécessaire face au néo-impérialisme américain.
Les IDE provenant de Chine vers l’Europe (définie comme l’UE-27 et le Royaume-Uni) ont de nouveau chuté à 6,8 milliards d’euros en 2023, contre 7,1 milliards d’euros en 2022. Il s’agit du niveau le plus bas depuis 2010.
La valeur des fusions et acquisitions (F&A ou M&A) a chuté de 58 % pour s’établir à seulement 1,5 milliard d’euros.
IDE chinois en Europe : des changements significatifs
Cependant, Les investissements dans les installations nouvelles (dits Greenfield[12]) ont freiné ce recul, ayant progressé de 78 % en 2023 (après +51 % en 2022).
IDE chinois dans les pays de l’UE 27+GB
(milliards d’euros)
Ils sont devenus, en effet, la forme dominante des flux entrants d’IDE chinois en Europe, leur part étant passée de 2 % en 2017 et de 9 % en moyenne sur la période 2012 – 2021, à 51 % en 2022 et jusqu’à 78 % en 2023.
Les projets les plus significatifs, précisent les chercheurs de Rhodium, ont été le fait des firmes CATL, AESC et Huayou Cobalt[13] qui ont investi dans des usines de batteries en Hongrie, en Allemagne et en France.
En 2022 et 2023, ceux réalisés dans la chaîne de valeur des véhicules électriques (VE) ont beaucoup augmenté, s’élevant à 4,7 milliards d’euros (+61 % sur 2022), soit environ 70 % du total des IDE chinois dans l’UE. Ils se déploient de plus en plus tout le long de la chaine d’approvisionnement.
Les secteurs de la santé, de la consommation et des TIC absorbent désormais environ 70 % des IDE chinois non liés aux VE en Europe, soit le double de ce qui était constaté entre 2014 et 2023.
Les IDE chinois en Europe sont le fait d’un nombre de plus en plus restreint de très grandes sociétés dont le champ d’action est mondial. Les cinq premiers investisseurs en ont représenté les deux tiers entre 2021 et 2023, contre 45 % en 2020.
Entre 2017 et 2023 la répartition entre pays d’accueil d’ IDE chinois a connu une très importante recomposition, en écho notamment au « Brexit » et à la recherche par les dirigeants chinois d’Etat reconnus comme pouvant leur assurer une pleine sécurité.
Répartition des IDE de Chine en UE-27 et GB
(2017-2023, groupe de pays)
Source : Statista 2024.
2017 | 2023 | |
France | 2,4% | 14,6% |
RFA | 4,7% | 10,5% |
GB | 62,9% | 10,3% |
Benelux | 8,8% | 7,5% |
EUR.Orientale | 1,8% | 50,1% |
EUR.Méridionale | 16,3% | 3,5% |
EUR.Septentrionale | 3,1% | 3,6% |
Source : Ibid.
Les gros projets d’IDE réalisés dans le secteur des batteries et des VE ont fait de la Hongrie leur principal bénéficiaire. Entre 2012 et 2021, l’investissement annuel moyen en Hongrie n’était que de 89 millions d’euros. En 2022, il est passé à 1,51 milliard d’euros, et a atteint 2,99 milliards d’euros en 2023. Ce pays a capté 44 % de tous les IDE chinois vers l’Europe, soit plus que la France, l’Allemagne et le Royaume-Uni réunis.
On note aussi que la France semble l’emporter, pour l’heure, dans la rivalité d’attraction des IDE avec l’Allemagne.
Cette dynamique a fait de l’Europe centrale la destination la plus importante pour les IDE provenant de Chine.
[1] Ministère du Commerce, département exécutif du Conseil des affaires d’Etat chargé, notamment, des politiques concernant le commerce extérieur, les IDE ou la règlementation de la concurrence et de négocier les accords commerciaux bilatéraux et multilatéraux.
[2] Kratz A., Goh D., Sebastian G. et N. Barkin : “ Don’t Stop Believing: The Inexorable Rise of German FDI in China ”, Note, 31 Octobre 2024, Rhodium Group.
[3] Kratz A., Zenglein M.J., Brown A., Sebastian G. et A. Meyer : “Chinese FDI in Europe: 2023 Update”, Report 6/06/2024, Rhodium Group.
[4] Dans l’ordre, ces dispositifs ont été mis en place les 11/10/2020, 29/08/2022, 23/12/2022, 21/09/2023, 27/12/2023 et 23/05/2024.
[5] Selon des militants et des experts des droits de l’homme des Nations unies, au moins un million de musulmans sont détenus dans des camps au Xinjiang. Les militants et certains hommes politiques occidentaux accusent la Chine de recourir à la torture, au travail forcé et à la stérilisation. Pékin nie les violations des droits de l’homme dans le Xinjiang et affirme que ses camps offrent une formation professionnelle et sont nécessaires pour lutter contre l’extrémisme.
[6] 599 voix pour, 30 contre et 58 abstentions.
[7] La Tribune, 21/05/2021.
[8] Rohart F.: « UE-Chine: l’accord sur les investissements reste sur la table », l’Echo, 05/04/2023 (www.lecho.be).
[9] Brinza A. et alii “De-risking or de-coupling – The future of the UE strategy towards China”, Policy department, directorate general for external policies (2024).
[10] Entre janvier 2023 et avril 2024, six pays ont mis en place de nouveaux régimes ou mis à jour les régimes existants. Les changements les plus notables ont été observés en Belgique et en Estonie, où des mécanismes de filtrage des investissements sont entrés en vigueur. L’Irlande a signé le « Screening of Third Country Transactions Act 2023 », qui devrait entrer en vigueur d’ici la mi-2024. Le Parlement bulgare a modifié la loi sur la promotion des investissements en février 2024 afin de filtrer les IDE pour des raisons de sécurité nationale ou d’ordre public.
[11] Les développements qui suivent sont tirés du rapport de Kratz A. et alii pour Rhodium déjà cité p. 19.
[12] Ce type d’investissement est une forme d’IDE dans laquelle l’entreprise réalise de nouvelles installations dans le pays d’implantation, pouvant tout aussi bien être des usines de production que des bureaux, des points de vente ou des centres de logistique.
[13] Contemporary Amperex Technology (CATL), plus grand fabricant Mondial d’accumulateurs lithium-ion pour les VE, dispose de trois grands centres de R&D dont un basé à Berlin. Automotive Energy Supply Corporation (AESC) créée en tant que coentreprise entre Nissan et Tokin Corporation pour la fabrication de batteries lithium-ion, a établi son partenariat le plus solide avec la firme chinoise Envision laquelle a construit en France (Douai) une Gigafactory appelée à fournir des batteries pour la fabrication de VE par le du pôle ElectriCity de Renault. Zhejiang Huayou Cobalt, entreprise minière chinoise à la tête d’une chaîne industrielle intégrée autour des matériaux de batterie lithium-ion, s’est associée avec Volkswagen Group China dans deux coentreprises couvrant l’amont et l’aval de la chaîne d’approvisionnement cathode.