Renault après 20 ans de gestion pour le capital : ce que disent les comptes

On trouvera ici l’introduction de Frédéric Boccara à la journée de travail sur les restructurations des groupes capitalistes organisée par notre revue avec des responsables syndicaux d’entreprises, de différents secteurs, le 28 novembre 2024.

Je vous remercie de participer à cette journée de travail entre des responsables syndicaux d’entreprises (aujourd’hui des grands groupes) et les économistes de la revue Economie&Politique. L’idée étant de se revoir régulièrement, si bien sûr vous le jugez utile à l’issue de cette journée.

Il s’agit de mener un travail de fond pour comprendre ce qui est en cours afin de nourrir l’intervention, les luttes ; de se former réciproquement, ensemble. Une sorte de recherche-action si vous voulez.

Comprendre pour intervenir sur les gestions d’entreprises

Nous cherchons à reprendre, dans des conditions différentes, ce qui avait été amorcé dans les années 1980 avec la création de l’ACGN (Association pour une culture de gestion nouvelle) par Paul Boccara : l’entreprise est un énorme enjeu et l’intervention sur les gestions des entreprises est décisive, pour une tout autre gestion que celle dominée par la rentabilité financière et les monopoles patronaux, et pour une tout autre conception de l’efficacité : sociale, écologique et économique. D’autant plus que nous sommes dans un moment particulier pour l’économie en général, et pour les groupes d’entreprises, en particulier. Un bouleversement semble en cours.

Je m’appuierai sur un travail sur les comptes consolidés du groupe Renault, réalisé initialement en dialogue avec les camarades du centre de Lardy dont ils ont utilisé certains éléments dans leur bataille syndicale.

Productivité apparente du travail et du capital chez Renault

Nous sommes partis d’un tract CGT qui montrait la baisse continuelle des effectifs du groupe Renault depuis une vingtaine d’années (-25 % de 2001 à 2023, soit -40 000 salariés, tout particulièrement en France, voir tableau 1), ainsi que les limites du salaire moyen par tête qui n’augmente (+10 % sur la même période, inflation déduite) essentiellement que parce que la proportion des techniciens et ingénieurs augmente, mais qui probablement recule si l’on regardait par catégorie. Cela montre la surexploitation ; et, en regard, les dividendes s’envolent. Mais il s’agit de voir aussi la masse de capital avancé, le stock total, et pas seulement le flux de profits et de dividendes.

Tableau 1 : Cadrage du groupe Renault
 200120082023Évolution
2001 à 2023
Effectifs salariés (a)  nombre de personnes140 417129 068105 497-25 %
Salaire brut moyen par tête (b/a)  euros courants35 70141 97055 888+57 %
Salaire brut moyen par tête  en euros constants  = inflation déduite35 70136 48639 204+10 %
Chiffre d’affaires  millions d’euro36 35137 79152 376+44 %
Masse salariale brute (b)  millions d’euro5 0135 4175 896 
Amortissements (c)  millions d’euro1 7772 9433 183 
Résultat net, avant impôts (d)  millions d’euro1 0515992 315 
VA reconstituée  = b+c+d = masse salariale + EBE  millions d’euro7 4948 24311 564+54 %
Prix (indice 100 en 2001)100115143 
VA en volume (prix de 2001)  millions d’euro constant7 4947 1668 112 

Source : Rapports annuels financiers de Renault, Comptes consolidés du groupe (extraits, calculs de l’auteur)

En effet, ce qui guide les décisions des capitalistes, c’est le taux de profit. Ainsi, lorsqu’ils décident ce qui sera produit ou non – avec quelles technologies, quels équipements, quelle organisation du travail, quels placements financiers – ils sélectionnent les choix qui permettent d’anticiper le taux de profit le plus élevé, c’est-à-dire le rapport le plus élevé entre le profit et ce stock de capital à rentabiliser. La masse de profit attendue ne suffit pas à déterminer leurs choix : si elle passe de 10 à 15, elle augmente certes. Mais si la valeur du stock de capital est passée dans le même temps de 100 à 200, alors le taux de profit diminue : il passe de 10 % (=10/100) à 7,5 % (15/200) ! C’est le taux qui compte. C’est pourquoi le stock de capital, la masse de capital avancé, « commande » en quelque sorte le flux de profits, puisque ce stock exige d’assurer son taux de rendement financier : il commande le niveau de profit nécessaire. Ce sont les exigences du capital… dont les capitalistes, ainsi que les fonds d’investissements et autres institutions, se font l’expression. Ce stock de capital est aussi, en quelque sorte, le stock de valeur qu’il faut dépenser et immobiliser pour obtenir cette productivité apparente du travail. En ce sens, il est au cœur de la recomposition technologique et financière du travail et des entreprises.

Dernière minute : message de la CGT Renault Lardy
Lors de 2 CSE extraordinaires qui se sont tenus en parallèle chez Renault et Ampere SAS le jeudi 9 janvier, la direction a présenté un projet de réorganisation qui comporte notamment le transfert de 117 salariés depuis Renault vers Ampere et de 45 salariés d’Ampere vers Renault.
La direction a présenté ces transferts comme des ajustements d’organisation après les premiers bilans faits depuis la création d’Ampere en novembre 2023. Il y a en effet des « retours » vers Renault pour les équipes « Freinage et Direction » (actuellement dans AMV-C Composants EV) pour recréer un « métier Châssis fort et une approche système mécanique dans une même équipe » afin de « diminuer les interfaces et simplifier l’organisation » ! Le plus simple aurait peut-être été de ne pas découper l’ingénierie Renault en plusieurs filiales, non ?
Un « simple changement de logo sur la feuille de paye », vraiment ?
Pour le Président du CSE Ampere SAS, il ne s’agirait que « d’un changement de logo sur la feuille de paye ». Pourtant, lors des négociations du « Nouveau Contrat Social », les RH ont menacé de supprimer les augmentations de salaires automatiques des cadres (1% à 10 et 20 ans d’ancienneté) parce que les salariés Ampere en avaient perdu le bénéfice 15 mois après le découpage de Renault. S’ils ont fini par reculer, cela démontrait que leur discours « rien ne change » en passant chez Ampere n’était pas si vrai ! Le « Nouveau Contrat Social » introduit par ailleurs la possibilité de RCC ou DA par « entité » : être dans l’une ou l’autre des entreprises, cela ne sera peut-être pas si transparent dans les mois à venir !
Dans l’autre sens (de Renault vers Ampere), les activités « Simulation Numérique Véhicule », « Banc Conso/Autonomie », « Essais & Validation Bancs Thermiques », « Essais NVH Véhicule », « Essais Sécurité Passive », « LAB accidentologie » seraient transférées chez Ampere.
Ces transferts sont présentés comme des « mobilités volontaires » alors qu’il y aura changement d’entreprise. Mais, si les salariés refusent et veulent rester dans leur entreprise actuelle, ils devront se trouver un nouveau poste. Et le délai de « réflexion » est hyper-contraint : les salariés sont informés entre le 9 et le 20 janvier et ils auront entre le 21 et le 24 janvier pour signer un document tripartite de mobilité inter-filiale avant application… au 1er février. Cela donne vraiment le sentiment d’être pris pour des pions !
Ces transferts posent également question sur l’avenir des secteurs Renault à Lardy dont l’effectif décline peu à peu : quel est leur avenir une fois qu’ils auront encore perdu une dizaine de salariés ?
Par ailleurs, la réorganisation prévoit le maintien à la MAP d’un pôle « ICE/HEV » (Moteurs à Combustion Interne et Hybrides) chez Ampere, « dédié à l’expertise et au pilotage du fournisseur Horse » (22 salariés).
Du point de vue plus général, cette réorganisation (à iso-effectif) a été présentée comme une des solutions pour « contenir l’invasion des constructeurs chinois » et les dépasser avec des innovations. Les autres leviers sont la réduction de la diversité (un véritable « serpent de mer » chez Renault) et… le « nouveau contrat social » (augmentation du temps de travail des cadres, augmentation de la flexibilité et restrictions du télétravail).
Pour la CGT, la véritable solution pour travailler correctement les projets actuels, les projets futurs et les innovations, ce serait d’embaucher massivement et de nous donner les moyens matériels adéquats !

Il y a une recherche permanente, obsessionnelle, de productivité apparente du travail. On cherche à tout prix à « faire suer le burnous », à obtenir plus de production, et donc de profit, par tête de salarié. Les gestions patronales cherchent à renforcer l’exploitation des travailleurs, voire à les surexploiter. Ce que dénonçait le tract, à juste titre. Mais de l’autre côté, et en même temps, il y a, en lien avec cela, une dépense en capital considérable, un gâchis phénoménal de capital immobilisé qui se retrouve dans une dégradation de la productivité apparente du capital (qu’il est préférable d’appeler « efficacité » du capital, cf. encadré). Et au total, les coûts augmentent et la crise d’efficacité est patente. Dénoncer cela en même temps aide à conforter les luttes, ainsi qu’à montrer une perspective.

C’est ce que l’on peut voir en prenant les comptes consolidés publiés par le groupe Renault sur les trois années 2001, 2008 et 2023.

On peut reconstituer la valeur ajoutée (VA) et les productivités apparentes du travail et du capital (pourquoi « apparentes » ? voir encadré). Pour cela, on additionne la masse salariale brute (c’est-à-dire y compris cotisations sociales) et les profits d’exploitation bruts (c’est-à-dire y compris amortissements[1]), ce qui permet de reconstituer la VA, et on la rapporte à l’effectif salarié moyen durant l’année (N) ainsi qu’au total du capital (C) figurant au bilan. On calcule ainsi VA/N, productivité apparente du capital, et VA/C, productivité apparente du capital (ou efficacité du capital).

On prend l’ensemble du capital pour trois raisons : (1) d’une part, c’est l’ensemble des valeurs immobilisées qui sont à mettre en regard de la production (2) d’autre part, c’est bien l’ensemble du capital qui est considéré par le groupe comme « nécessaire » à l’activité, capital matériel (équipements, bâtiments et terrains) plus le capital incorporel représentant les technologies plus le capital financier de contrôle des filiales (3) c’est celui qui est utilisé pour calculer la rentabilité dite « économique ». Le capital est une « valeur qui cherche son plus » comme le définit correctement Marx, bien au-delà d’être uniquement des machines ou uniquement de l’argent. C’est une valeur C qui cherche son accroissement, C ―> C + ΔC (en ce sens on peut dire que le capital un rapport social). Pour souligner le fait qu’il faut prendre toutes les valeurs, Paul Boccara parlait de « capital matériel et financier », Cmf.

Voici ce que l’on constate (cf. tableau 2) : alors que la productivité apparente du travail a augmenté de 44 % en vingt ans (une fois l’inflation déduite, c’est-à-dire la hausse du prix de la valeur ajoutée), la productivité du capital a reculé considérablement (-37 %) ! C’est-à-dire qu’on surexploite continument les travailleuses et travailleurs mais qu’on gâche plus de capital que jamais. Dit autrement, il faut 31 % de salariés en moins pour produire un euro de VA, mais il faut avancer 59 % de capital en plus par euro de VA produite[2] !

Tableau 2 : Productivités – Rentabilité – Partage de la VA
 200120082023Évolution
2001 à 2023
Productivité apparente du travail     
VA / nombre de salariés
 
euros courants par tête
53 37063 866109 614+105 %
VA volume / nombre de salariés  euros de 2001 par tête  53 370  55 521  76 892  +44 %
Productivité apparente du capital  (ou « efficacité du capital »)    
VA / C total15 %13 %9 %-37 %
Rentabilités    
Rentabilité économique globale :   EBE/ capital total brut4,9 %4,4 %4,6 %-6 %
Rendement actionnaires  dividende par action4,382,238,11+85 %
Partage de la valeur ajoutée    
EBE / VA33 %34 %49 %+48 %
EBE / tête  euro courant par tête, par an17 66921 89553 727+204 %

Source : rapports annuels financiers de Renault, Comptes consolidés du groupe (extraits, calculs de l’auteur)

Encadré : Productivité apparente du travail, efficacité du capital et taux de profit

Valeur ajoutée et chiffre d’affaires

Dans « productivité », il y a « production ». La meilleure mesure de la production de richesses par les femmes et les hommes qui travaillent dans les entreprises est la valeur ajoutée, VA. Elle se calcule soit en déduisant les consommations intermédiaires du chiffre d’affaires, soit en additionnant la masse salariale brute et les profits bruts, amortissements inclus. Si on n’arrive pas à disposer de la valeur ajoutée, on peut utiliser le chiffre d’affaires (CA). Mais il est préférable alors d’ajouter au CA les autres revenus qui ne rémunèrent pas directement une vente (royalties, loyers, etc.). En effet, les pratiques d’évasion fiscale amènent notamment à prélever de la VA d’une filiale pour la déplacer dans une filiale située ailleurs, qui va porter les brevets, des activités de gestion, via des royalties, loyers, etc., elles peuvent donc se traduire par un décalage entre le chiffre d’affaires d’une filiale et la valeur ajoutée produite dans cette même filiale. Il faut donc être attentif au périmètre sur lequel est calculé le chiffre d’affaires.

« Efficacité » du capital versus « productivité »

On parle ici de productivité du capital, pour l’opposer à la productivité du travail tout en restant populaire. Et ce terme est utilisé par un certain nombre d’économistes. Cependant cette expression est inexacte puisque le capital seul ne produit pas de richesses : c’est le travail vivant qui produit les richesses, même si c’est en utilisant des équipements. Le capital est du « travail mort » ou « passé », cristallisant une valeur antérieurement créée et ne faisant que transmettre celle-ci dans la valeur de la production. Mais le rôle du capital dans la production n’en est pas moins important parce que les machines, par exemple, démultiplient l’efficacité du travail vivant : avec une même quantité de travail vivant dépensé, on obtient beaucoup plus de produit utile si on utilise des machines, surtout si on le fait efficacement. La création de richesses est ainsi le résultat d’une combinaison du travail vivant avec le travail mort. C’est pourquoi les marxistes parlent, plutôt, « d’efficacité » du capital.

Productivité apparente et productivité totale

C’est pourquoi aussi, lorsqu’on rapporte la quantité de travail à la valeur qu’il produit, il faut parler de « productivité apparente du travail », car cette comparaison ne tient pas compte de la valeur du travail mort utilisée dans le processus de production.

Pour avoir une mesure correcte de la productivité du travail au sens où Marx l’entend (que Marx appelle « la productivité du travail social » ou « la productivité sociale du travail ») il faudrait donc rapporter au produit final la quantité « totale » de travail incorporée dans le produit : le travail vivant dépensé dans le processus de production actuel, plus le travail passé, incorporé sous forme de travail mort dans le produit final. Mais il est en général impossible de connaître précisément le temps de travail dépensé dans le passé pour produire les éléments qui entrent dans le produit final (matières premières, énergies, amortissement des machines et des bâtiments…). Dans les années 1970, des travaux de comptabilité nationale en temps de travail avaient été effectués permettant d’aller dans ce sens, mais c’est encore plutôt un domaine de recherches non actif à l’heure actuelle (voir M. Hollard, Comptabilités sociales en temps de travail, PUG, 1978).

EBE, EBITDA et Profit

Le profit n’est qu’une partie de la valeur ajoutée, celle qui rémunère un capital. Les profits d’exploitation sont bien mesurés par l’EBE (excédent brut d’exploitation), ils comprennent l’amortissement et sont calculés avant l’impôt sur le bénéfice. On peut y ajouter les produits financiers, ce qui donne l’EBITDA (Earnings before interest taxes depreciation and amortization). Par ailleurs certains revenus exceptionnels (c’est-à-dire d’activités non récurrentes) peuvent être comptés à part et devraient normalement être ajoutés. Les groupes font aussi apparaître leur « résultat net », qui est un profit net d’amortissements et après impôts.

Rentabilité et capital

Le capital est une valeur C ou A (comme l’argent) qui cherche à s’accroître, qui cherche « son plus », son profit. Pour y parvenir cette valeur (ou au moins une partie) doit se transformer en capital productif, même si certains capitalistes ne s’en rendent pas compte, par exemple lorsqu’ils opèrent uniquement en bourse. Les capitalistes avancent l’argent nécessaire pour payer les salaires, les matières premières, les machines, les bâtiments, les brevets, le réseau commercial, éventuellement des actifs financiers. Les marchandises vendues à l’issue du processus de production incorporent une valeur supplémentaire (la valeur ajoutée) qui reflète la quantité de travail vivant mis en œuvre. Le profit est la part de cette valeur ajoutée qui va au capital*.

Le taux de profit est le rapport entre le flux des profits ainsi captés au cours d’une période donnée (un an ici) et le stock total du capital avancé au début de la période. Mais cela dépend de l’optique que l’on choisit : toute l’entreprise, un capitaliste en particulier, etc. La formule générale du taux de profit peut s’écrire P/C. La rentabilité est un indicateur de marché pour évaluer le taux de profit. Celle de l’ensemble de l’entreprise, s’appelle la « rentabilité économique », elle se calcule par EBE/K (voire EBITDA/K), où K comptabilise tout le capital avancé par l’entreprise. Mais on peut aussi s’intéresser à la rentabilité des seuls propriétaires qui contrôlent l’entreprise, celle des « capitaux propres » (= capital social + réserves accumulées), il faut alors retenir leur seul profit et le rapporter aux capitaux propres. Mais on peut s’intéresser aussi aux détenteurs d’actions, qui ne touchent que des dividendes. Il faudrait aussi prendre en compte les plus-values réalisées par des reventes d’actions, ce qui n’est pas aisé.

*une part de la valeur ajoutée ne va ni directement aux travailleurs, ni au capital, mais est mutualisée, il s’agit des cotisations sociales. C’est de la valeur ajoutée disponible pour les populations et les travailleurs (VAd), au-delà des salaires. On a VAd = salaires + prélèvements publics + cotisations sociales.

Conséquences

En conséquence, ce qu’on appelle la rentabilité économique des capitaux de Renault (celle de tous les capitaux avancés : P/C, où P le profit est évalué par l’EBE, voir encadré) recule de 6,1 % (cf. Tableau 3).

Pourquoi le groupe Renault et ses actionnaires s’en satisfont-ils quand même ? C’est que la rentabilité financière augmente (celle des capitaux dominants, disons les capitaux des actionnaires principaux) : la rémunération par action croît en effet de 4,38 euros par action à 8,11 euros, soit +85 %. Et la valeur des capitaux propres triple (+204 %) !

Comment se fait-il que malgré les efforts patronaux pour pressurer les salariés (+44 % de productivité apparente du travail et +113 % d’EBE par tête, hors inflation, soit un doublement), le groupe n’arrive pas à accroître sa rentabilité économique ? C’est que le poids du capital est de plus en plus lourd et l’emporte sur ces efforts de redressement : la suraccumulation est à l’œuvre avec, derrière, une crise d’efficacité.

D’abord, rappelons que le taux de profit rapporte le profit au capital (P/C), un flux à un stock. Il ne faut pas le confondre avec le taux de marge qui rapporte le profit au chiffre d’affaires (P/CA) ou à la valeur ajoutée (P/VA), c’est-à-dire dans les deux cas le rapport d’un flux à un flux. Pour passer du taux de marge au taux de profit, intervient l’efficacité du capital dont l’effet est d’autant plus important que la masse de capital est élevée.

On a en effet : P/C=P/VA×VA/C , c’est-à-dire que le taux de profit est égal à la part des profits dans la VA multipliée par l’efficacité du capital. Le recul de l’efficacité du capital est fondamental. On l’observe macro-économiquement dès le début de la crise systémique, à la fin des années 1960 (cf. Fresque historique du système productif, 1974, Insee, Sautter et alii, et l’étude de Paul Boccara dans Issues n° 1 et 2).

Le poids du capital dans le ratio est fondamental. Derrière le recul de l’efficacité il y a, comme on va le voir, le refus de développer massivement les capacités humaines (on les développe un peu mais de façon bridée et contrecarrée) mais aussi la financiarisation et toute la façon dont les groupes se saisissent de la révolution informationnelle et la développent.

Rentabilité et efficacité chez Renault entre 2001 et 2023

Interprétations

Trois dimensions s’enchevêtrent : crise d’efficacité, domination de la rentabilité financière maintenue et renforcée, processus de suraccumulation-dévalorisation dans la crise et comme réponse à la crise, avec ses aspects socialisés (rôle de l’État, règles internationales, banques centrales, technologies) et ses aspects individuels (certains groupes d’entreprises et capitaux contre d’autres), ainsi que ses aspects technologiques branchant sur les deux.

Plus généralement, il existe une recherche d’issue et de réponses de la part des forces dominantes, qui peuvent tâtonner, aussi bien qu’elle existe de notre part et de celle du monde du travail. Il s’agit de comprendre cette recherche au niveau patronal des entreprises. Dans quelle mesure renvoie-t-elle à des enjeux plus profonds de besoin de sécurité sociale professionnelle ou de SEF, y compris du côté patronal, mais de façon refoulée ou limitée ? des enjeux « de sens », en quelque sorte. Mais aussi dans quelle mesure y a t-il des réponses nouvelles qui se tentent dans la situation actuelle ? Dans quelle mesure les processus que l’on constate ici se retrouvent plus ou moins dans les autres groupes industriels ou de services (pour citer les autres présents : Sanofi, Atos, Arcelor-Mittal-Industeel, Thales).

Partons d’un des processus fondamentaux qu’on observe ici et qui consiste à accroître l’exploitation (productivité apparente du travail vivant et profit par tête).

Pour accroître l’exploitation du travail vivant, on constate qu’il faut à Renault (1) avancer beaucoup plus de capital (2) mettre en tension et en difficultés les travailleurs, en même temps que les patrons accroissent le niveau moyen de qualification (3) tout en répondant aux besoins du marché des produits, à la demande (innovation, écologie, prix, etc.).

Les transformations technologiques font partie des réponses, de même que la financiarisation. Mais elles tendent à développer des cercles vicieux.

Quelques cercles vicieux

Ainsi, Renault effectue des rachats financiers, fusions partielles d’entreprises : pour étendre la surface de partage de ses coûts fixes (accord avec Nissan pour produire en commun certains éléments des automobiles), pour étendre le réseau commercial (rachat du russe Avtovaz), pour prendre le contrôle de technologies ou pour les développer en commun (dans quelle mesure est-ce ce qui est recherché dans le nouveau découpage de Renault ?). Mais, nouvelle contradiction, ces gains d’efficacité permis par le partage des coûts fixes de R&D que permet la révolution informationnelle sont contrecarrés par l’énormité des dépenses financières effectuées pour ce même partage. On en voit la répercussion au fur et à mesure en coût du capital : remboursement de l’endettement obligataire, dividendes à verser. De plus, la valorisation accrue du capital de l’ensemble Nissan-Renault-Avtovaz, ou de certains partenaires, consécutive à ces rachats, ou pour se protéger du rachat par d’autres, amène le capital à exiger une rémunération accrue pour maintenir son taux de profit ! On retrouve tout cela dans la montée des coûts du capital. Ils passent de 5,8 milliards d’euros en 2001 à 10,1 milliards en 2023 (+74 %), alors que les dépenses pour les travailleurs[3] n’augmentent que de 21 %, en euros courants (cf. tableau 3). Et au sein même des dépenses en capital, celles en capital financier sont passées de 45 % du total à 71 % en lien avec le coût des achats financiers (voir « Comment Renault a été financiarisé », Fabien Gâche, Economie et Politique, n° 842-843, septembre-octobre 2024).

Tableau 3 : Synthèse des dépenses

en millions d’euros ou en %

 200120082023Évolution
2001 à 2023
Dépenses pour les travailleurs (a)  (yc 60 % R&D*, hors formation**)6 1746 7587 445+21 %
Dépenses pour le capital matériel et financier (b)   (yc 40 % R&D*)5 79012 03010 068+74 %
Dont pour le capital matériel+incorporel / ensemble dépenses capital55 %36 %29 % 
Dont remboursements obligataires+rachats financiers d’entreprises+acquisitions de titres3245 2055 395 
Part des dépenses pour le capital (= b / a+b)48 %64 %57 % 
Coûts (= CA – résultat net)35 30037 19250 061 
Charges de personnel / coûts14 %15 %12 % 
Dépenses pour les travailleurs (yc 60 % r&d, hors formation) / total des coûts17 %18 %15 % 
Dépenses pour le capital / total des coûts16 %32 %20 % 

Source : Rapports annuels financiers de Renault, Comptes consolidés du groupe (extraits, calculs de l’auteur)

* R&D : en moyenne, dans l’ensemble de l’économie, la R&D est constituée de 60 % de dépenses salariales et de 40 % de dépenses matérielles. On applique ce ratio ici, même si il est possible que Renault ne compte pas les salaires dans les dépenses de R&D.

** Dans les rapports annuels publiés, on ne dispose pas des dépenses de formation

Et encore on ne connaît qu’une partie des coûts du capital, par exemple il manque les gâchis, ratés, etc. que les camarades de la CGT Renault avaient pu faire chiffrer dans le passé, pour un certain nombre de cas.

Au total, les dépenses de Renault pour le capital sont à présent supérieures à celles pour les travailleurs de l’entreprise (salaires compris). Elles représentent 20 % à 23 % de l’ensemble des coûts[4], soit une augmentation de 4 points, contre 12 % à 15 % des coûts pour les dépenses pour les travailleurs (selon qu’on y inclut 60 % des dépenses de R&D ou non[5]) dont la proportion a, elle, diminué de 2 points. Les consommations intermédiaires (achats de matières, de produits intermédiaires, d’énergie et de services) représentent le reste, soit 65 %.

Dans le même temps, pour tout à la fois se protéger des rachats en ayant un capital valorisé à un niveau plus élevé et pour attirer des financements boursiers, Renault, comme de nombreux groupes, s’est lancé dans une financiarisation de ses technologies (et de ses marques), les transformant en actifs financiers à son bilan. Ainsi, ses immobilisations incorporelles sont passées de 88 millions d’euros, soit 0,088 milliard d’euros à 14,9 milliards d’euros : une croissance de… 17 000 % en 20 ans ! En contrepartie, ces 14 milliards d’euros accroissent le poids du capital : ils viennent peser sur l’efficacité du capital avancé et exigent des dividendes ainsi que des amortissements, tous prélevés sur la valeur ajoutée produite. De même, ses actifs financiers sont passés de 607 millions, soit 0,6 milliards d’euros, à 17,3 milliards d’euros, soit + 2 743 % en 20 ans ! (cf. tableau 4).

Tableau 4 : Capital de Renault

en millions d’euros ou en %

 200120082023Évolution
2001 à 2023
Capital total (actif = passif)50 12963 831121 913143 %
Dont    
 Côté passif (= financements)    
Capital social
 hors primes d’émission
9141 0861 127+ 23 %
Capitaux propres  y compris réserves accumulées10 05119 14630 634+205 %
 Côté actif (=ce qui est financé)    
Immobilisations matérielles (ou corporelles) brutes22 46730 59142 020+87 %
Immobilisations incorporelles (=valorisation des technologies et des marques)884 31314 933+16 869 %
Immobilisations financières60714 75017 259+2 743 %

Source : Rapports annuels financiers de Renault, Comptes consolidés du groupe (extraits, calculs de l’auteur)

* R&D : en moyenne, dans l’ensemble de l’économie, la R&D est constituée de 60 % de dépenses salariales et de 40 % de dépenses matérielles. On applique ce ratio ici, même si il est possible que Renault ne compte pas les salaires dans les dépenses de R&D.

** Dans les rapports annuels publiés, on ne dispose pas des dépenses de formation

Plus généralement, il est possible d’interpréter ce qui se passe comme faisant partie du processus de suraccumulation-dévalorisation de crise systémique et de ses cercles vicieux. C’est l’objet de l’article suivant.


[1] Les amortissements figurent généralement dans le « tableau des flux de trésorerie ». Ces profits bruts d’exploitation sont à peu près égaux à l’EBE de la comptabilité nationale (excédent brut d’exploitation). Pour obtenir l’EBITDA, très utilisé par les directions d’entreprises, il faut ajouter les produits financiers. À défaut d’EBE, on peut utiliser l’EBITDA, qui est un profit brut avant impôts, mais au-delà des seules activités d’exploitation.

[2] On utilise une règle de trois : 1/1,44 salarié par unité de production, soit -31% ; 1/0,63 capital par unité de production, soit 59% en plus.

[3] Hors formation, et en imputant 60% des dépenses de R&D en salaires, conformément à la moyenne dans l’ensemble de l’économie nationale

[4] Les coûts incluent les dépenses salariales et les amortissements. On les calcule comme la différence entre le chiffre d’affaires (CA) et le résultat net avant impôts.

[5] Il est possible que les dépenses humaines de R&D soient déjà comptées dans les charges de personnel.