Renault : les cercles vicieux de la suraccumulation et les exigences d’alternative

Frédéric BOCCARA
économiste, membre du comité exécutif national du PCF

Dans ce deuxième article, l’auteur élargit l’analyse, à partir du cas Renault, aux dimensions nouvelles que prennent les contradictions du capitalisme et ses tentatives pour les surmonter.

D’après la théorie de la suraccumulation-dévalorisation[1], durant la phase de tendance à l’expansion du cycle long Kondratiev telle celle des années 1945-67, dans les crises conjoncturelles de suraccumulation, c’est le relèvement du taux d’exploitation qui domine, avec la diffusion du même nouveau type de technologie et son approfondissement, permettant de les surmonter. Mais cela n’empêche pas le progrès d’une suraccumulation structurelle durable de longue période et l’apparition de la crise systémique (crise qui de nos jours est radicale, allant même jusqu’à prolonger la phase de difficultés de façon indéfinie). Alors, le relèvement du taux d’exploitation ne suffit plus, même s’il continue à être pratiqué. La dévalorisation du capital devient nécessaire (c’est-à-dire une moindre valorisation du capital). Mais, sans changement systémique, ce sont des dévalorisations « individuelles » (certains capitaux ou entreprises) ainsi que les anciennes formes de dévalorisations structurelles qui sont pratiquées (voir dans la rubrique « Théorie, formation » de ce numéro l’article « Capitalisme monopoliste d’État social et dévalorisation ». A ces dévalorisations, s’adjoint la recherche d’un nouveau « type » technologique économisant le travail mort dans tout un « travail de la crise ». La financiarisation participe de chacun de ces aspects.

Ainsi, pour redresser leur taux de profit, de nos jours les directions des groupes, appuyés en cela par l’État, cherchent tout à la fois à surexploiter, à dévaloriser le capital et utilisent les nouvelles technologiques, voire les développent. Mais, en même temps, la suraccumulation se poursuit, voire s’approfondit. La dévalorisation de capital qu’ils pratiquent plus ou moins sous les formes antérieures, sans changer le jeu du taux de profit. Or ce sont ces formes issues du CMES (voir encadré) qui sont en crise donc cela ne répond pas, ou peu et de façon individuelle, aux difficultés, et donc la suraccumulation d’ensemble continue à se développer. D’où le terme de « cercles vicieux » et de dévalorisation « de crise ». Rappelons ce qu’est la dévalorisation du capital : c’est une moindre valorisation du capital. C’est-à-dire qu’une partie du capital est mise en valeur à un taux moindre que le taux de profit jugé « normal », elle est rémunérée à un taux plus faible. La baisse de valeur d’éléments de capital, voire la disparition de certains capitaux, n’est qu’une des modalités possibles de cette dévalorisation (pour mémoire, on peut lister : mise en sommeil de capital, destruction de capital, exportations de capitaux, nationalisations, intervention de l’État du CME). Au sein de Renault, il semble que ces autres processus expliquent les évolutions et leurs contradictions, voire leurs limites.

Modalités de dévalorisation

La première modalité de dévalorisation est la moindre mise en valeur du capital public, systématisée et structurelle avec la mise en place du CMES après-guerre dans les différents pays capitalistes développés. Malgré la contre-révolution néolibérale ultérieure et les vagues de privatisations, la présence de l’État dans le capital de Renault reste importante. Avec 15,01 % du capital, il reste le premier actionnaire (devant Nissan qui détient 15,00 %). De plus, en raison de la « loi Florange » qui accorde des droits de vote doubles aux actions détenues durant deux ans par un même actionnaire, l’État détient 22,45 % des droits de vote en assemblée des actionnaires de Renault (et Nissan 22,43 %). Mais il s’est engagé à ne pas utiliser plus de 15 % de droits de vote, sauf dans certains cas. De 2015 à 2023, il s’était aussi privé de la possibilité de vote dans un certain nombre de cas, aux termes d’un accord avec Nissan. Ainsi, l’État agit de plus en plus uniquement comme un garant du grand capital privé que comme un « État social »[2] et semble-t-il avec une rentabilité moindre que les autres capitaux[3].

C’est une première modalité de dévalorisation qui, tout en empruntant la forme de celle du CMES de la sortie de la crise précédente n’est pas tout à fait de même nature : lorsque l’État était majoritaire dans Renault, il a pendant longtemps impulsé une politique sociale d’avant-garde (en lien avec le rapport de forces établi par les travailleurs avec la CGT) et a pris des décisions plutôt en faveur de l’intérêt national, jusqu’au début des années 1980 (y compris en développant sa propre filiale de machines-outils, RMO), malgré des vicissitudes notamment pour l’expansion à l’étranger (« aventure américaine ») ou le refus d’une nouvelle petite cylindrée populaire dans les années 1970, tout en renforçant la surexploitation. Or, par exemple, à présent, la France enregistre un déficit commercial extérieur pour le secteur des automobiles, ce qui est clairement contraire à l’intérêt national et la politique sociale de Renault n’est plus du tout d’avant-garde !

Seconde modalité de dévalorisation, les différenciations dans les types d’apport en capital. Le capital total du groupe Renault est de 121,9 milliards d’euros mais seulement 1,1 milliard d’euros de capital social a été apporté par les actionnaires fondateurs, et au total, avec les profits accumulés restés au sein du groupe, les capitaux propres s’élèvent à 30,6 milliards d’euros. Ce sont eux qui perçoivent les dividendes ou les plus-values de revente. Les autres capitaux (91,3 milliards d’euros) ne perçoivent rien ou presque (dettes aux fournisseurs, dettes fiscales) ou des intérêts bancaires (dettes bancaires) ou autres (emprunts obligataires). Ces derniers peuvent être parfois plus élevés, parfois moins élevés que la rémunération des actionnaires, mais en tout cas ils ne perçoivent pas de plus-value de revente liée à l’appréciation du titre. On ne s’intéresse ici qu’aux profits et capitaux imputés à la tête de groupe de Renault dans ses comptes consolidés. Pour raffiner l’analyse, on pourrait s’intéresser à ce qui se passe dans le sous-groupe Horse, de Renault, où 55 % des capitaux sont apportés par le chinois Geely (45 %) et la saoudien Aramco(10 %), donc 45 % du capital et du profit de Horse sont attribués à Renault.

Troisième modalité de dévalorisation, complémentaire de la première, les petits actionnaires. En effet, 63 % du capital de Renault est détenu par « le public ». Au sein de celui-ci il peut certes y avoir de gros actionnaires ayant des détentions de peu de pourcentage[4] mais d’un montant élevé tels des fonds d’investissement (avec une capitalisation boursière autour 15 milliards d’euros, acheter 2 % de ses titres, représente une dépense de 300 millions). Mais la plus grande partie sont une myriade petits actionnaires dont les titres sont gérés par des intermédiaires (banques, fonds de pension, notamment) qui souvent refusent d’actionner leurs droits de vote lors des assemblées générales d’actionnaires. Or, la majorité, via une AG extraordinaire convoquée dans la foulée de l’AG ordinaire, est calculée sur les droits de vote restants qui se rapprochent ici des 27 % (100 %-63 %). À la limite, avec à peine 13,5 % on peut être majoritaire en AG extraordinaire et exercer le pouvoir.

Quatrième modalité : la sous-traitance et la vente de filiales. Une entreprise sous-traitante utilise du capital nécessaire à la chaîne d’activité globale de production d’une voiture, mais Renault exerce son pouvoir pour baisser les prix, donc en règle générale les marges du sous-traitant. Ainsi, d’une part une partie du capital avancé pour fabriquer des voitures, celui du sous-traitant, est dévalorisé, d’autre part la marge de Renault est relevée. Mais bien entendu certains sous-traitants cherchent à être suffisamment gros et puissants pour imposer leurs prix.

Cinquième modalité, les aides publiques. C’est de l’argent qui pourrait être du capital, mais qui devient une subvention. Il ne demande pas son taux de profit. C’est donc aussi une modalité de dévalorisation : exonérations de cotisations sociales (dont le CICE transformé en exonérations permanentes), aides à l’investissement, Crédit d’impôt recherche, PGE (prêt garanti aux entreprises, dont 4 milliards d’euros tirés par Renault et remboursé de façon anticipée à des conditions avantageuses), chômage partiel durant financé par l’État durant la pandémie, prêts à taux préférentiel la présence de l’État entraînant un taux d’intérêt plus faible, etc. Les aides publiques ne sont pas chiffrées par Renault. Macro-économiquement, un rapide calcul montre qu’il semble y en avoir beaucoup plus que dans le passé : d’après les chiffres de la comptabilité nationale (Insee), le poids des subventions aux sociétés non financières ne dépasse pas les 3 à 4 % de leur valeur ajoutée pour augmenter à partir du milieu des années 1970 et atteindre à présent le double, soit 6 % de leur VA. En prenant en compte les exonérations de cotisations sociales (apparues en 1993), les subventions à ces entreprises représentent entre 15 % et 20 % de leur VA, soit 30 % à 35 % de leur EBE.

Le problème est que toutes ces modalités de dévalorisation du capital relancent l’accumulation : le total du capital au bilan est passé de 50 milliards d’euros en 2001 à 122 milliards d’euros en 2023… soit une multiplication par 2,2 (cf. tableau 4) ! ! Car pour surexploiter et pour « moderniser », ainsi que pour racheter des entreprises et des technologies, il faut beaucoup de capital.

Processus liés aux transformations technologiques

La révolution informationnelle d’une certaine façon poursuit la révolution industrielle en ce sens qu’elle remplace des tâches humaines par des machines. Mais avec une différence radicale, car elle remplace des activités du cerveau humain de transformation et transmission de l’information plutôt que la main maniant l’outil. En ce sens, contrairement à la révolution industrielle, elle nécessite un développement des capacités humaines spécifiques de création des informations, de compréhension, etc., c’est-à-dire un développement de la singularité et de la créativité humaine. Et comme elle repose sur l’information, qui par nature se partage, elle rend le partage efficace y compris en termes de coûts. D’où, avec la persistance des règles capitalistes, l’énorme progression des partages mais de type monopoliste, par les grandes multinationales, en lien avec la finance.

Plus précisément, le coût de création des informations nouvelles, par exemple trouver la formule chimique d’un médicament, peut être élevé et incertain (coûts de R&D). Mais une fois la formule trouvée, le résultat de ces recherches constitue de l’information qui peut être partagée dans une multiplicité de filiale à un coût négligeable. Le coût informationnel dépensé fonctionne alors comme un coût fixe partageable, qui peut d’autant mieux être étalé qu’on le partage dans un ensemble plus grand de filiales. Ce coût n’a été dépensé qu’une fois, alors que pour utiliser une machine dans tout un réseau de filiales il faut la produire plusieurs fois, ce qui a un coût significatif qui s’ajoute à chaque fois.

Dans le même temps, la révolution informationnelle change les exigence sur le travail et les travailleuses et travailleurs : la formation et la qualification deviennent décisives ; la singularité de la personne prend une importance considérable (capacité de communication, d’abstraction, temps d’échange, initiative et inventivité), de même que toute la singularité humaine non réplicable ; enfin, le geste n’est plus l’élément décisif du travail, il tend à disparaître, d’où notamment l’accent mis sur les processus à suivre et sur les normes. Enfin la frontière entre productifs et improductifs se brouille. Par exemple, l’information sur la mise en œuvre des procédés de fabrication peut, via des programmes informatiques, être directement « agissante » dans des équipements matériels productifs. Ainsi, une partie des ingénieurs de Renault-Lardy travaillent au même moment que les « opérateurs » postés pour pouvoir interagir avec eux. Ils sont pour une part partie prenante du procès de production.

Cinq des processus qu’on a repérés auparavant se rangent dans cette catégorie.

  1. L’extension internationale du groupe pour amortir les coûts fixes informationnels et mettre en commun certains coûts matériels : batteries électriques, châssis de certains véhicules, etc. Mais, comme on l’a vu cela a un coût financier élevé : 4 à 5 milliards d’euros et un financement par les marchés financiers, ainsi que la nécessité d’élever sans cesse la valorisation boursière pour rendre plus coûteux un hostile rachat/prise de contrôle de Renault
  2. Réseau de marque commun. C’est le cas avec le russe Avtovaz. Mais là aussi, en regard des gains d’efficacité du partage, dont on ignore le chiffrage, cela a un coût financier élevé de 1 à 3 milliards d’euros.
  3. Traiter l’information comme du capital, en l’englobant dans des « actifs incorporels » valorisés financièrement et porteurs de droits de propriété intellectuelle. D’un côté cela permet de lever des capitaux, mais de l’autre le coût est considérable : la valeur des actifs incorporels a été multipliée par plus de 160, donnant un capital de 14 milliards d’euros. Un capital qui réclame son rendement : dividendes, amortissements, valeur boursière.
  4. Plus généralement, les directions d’entreprises sont incitées à pousser la valorisation boursière (pour se protéger des rachats) mais cela conduit à une hausse du coût du capital, comme on le constate chez Renault, hausse qui limite les capacités à dépenser pour le développement humain. Cela relance les cercles vicieux : accroître encore la valorisation pour attirer des financements, mais ceux-ci renforcent la pression sur les dépenses de développement humain (qualification, recherches, embauches) devenues de plus en plus décisives avec la révolution informationnelle. Ce sont ainsi des contradictions nouvelles qui apparaissent du fait de la conjonction de la révolution informationnelle et du maintien de la domination de la rentabilité financière : une incitation au partage qui diminue les coûts, mais la financiarisation du partage qui accroît les coûts, en même temps qu’elle fragilise le collectif de travail, les travailleurs et l’efficacité.
  5. Enfin, du côté des salariés, les qualifications s’accroissent mais ils sont moins payés que dans le passé des salariés à qualification comparables. De plus, la nouvelle convention de la métallurgie, qui instaure la rémunération au poste tenu, permet de ne pas rémunérer la qualification. Mais surtout, face au besoin permanent de renouvellement et donc de formation interne, cette dernière est très limitée. Elle s’accroît cependant (chez Renault 22,4 heures par an par salarié, en moyenne, en 2023 soit à peine 3 jours, mais en augmentation de 3h sur 2022, avec probablement d’énormes différences entre cadres et ouvriers ou techniciens)[5]. Et Renault, comme la plupart des grands groupes, privilégie l’appel au marché du travail : on licencie, on fait des plans de restructuration et on embauche des salariés ayant des qualifications plus à jour. Mais un problème se pose : beaucoup s’apprend sur le tas et des compétences acquises disparaissent. En particulier, celles qui sont liées à un apprentissage « sur le tas ». Dans quelle mesure celles-ci sont de plus en plus importantes ? Et donc leur manque poserait encore plus de problèmes qu’auparavant ? S’y ajoute le fait que la transmission de ces compétences et cet apprentissage sur le tas pour se faire entre générations de salariés exige du temps. Or la surexploitation sans cesse accrue que montre l’augmentation de la productivité par tête laisse de moins en moins d’espace, de disponibilité d’esprit et de temps pour cela. Enfin, les dépenses de formation sont l’objet de dévalorisation renforcée : prise en charge par l’État de la formation professionnelle appliquée (avec la fermeture des écoles internes) et subventions considérables à l’apprentissage, qui a une trop grande part de travail déguisé. Les effets sont connus : formations à la fois insuffisamment généralistes, car subordonnées à des besoins patronaux étroits, et insuffisamment précises, car trop éloignées des situations réelles de travail. En outre, la précarité pose un problème de rotation excessive des salariés. C’est dans ce domaine que sont le plus évidents les enjeux d’une combinaison de haut niveau entre emploi et formation, mais dans une sécurité d’emploi et de revenu.
    Mais c’est aussi dans ce domaine que le chiffrage des coûts des non-dépenses est le moins disponible, et probablement rarement effectué[6].

Les délocalisations, quant à elles, combinent l’ensemble des processus qu’on a isolés.

Enfin, les grands groupes, dont Renault, semblent aujourd’hui confrontés à des éléments nouveaux. On peut en citer cinq : nouvelle étape de la révolution informationnelle avec l’Intelligence artificielle (IA) et ses effets dans tous les domaines (depuis la production jusqu’à la conduite intelligente, en passant par le suivi des pannes des véhicules ou la numérisation du poste de pilotage des véhicules, ou nécessité que l’opérateur qui dialogue avec l’IA soit capable de recul et formule le problème concerné) ; besoins de partage et coopérations accrus, mais aussi de visibilité et de cloisonnement des apports ; refonte écologique des voitures et du processus de production ; problèmes de viabilité financière et besoins d’avances de fonds démultipliées ; dette considérable des entreprises qui peut en faire des proies. Dans quelle mesure ces éléments expliquent-ils le découpage de Renault en plusieurs entités relativement cloisonnées ? Le groupe consolidé Renault se situe en haut d’une pyramide comprenant et séparant notamment : Ampère pour les motorisations électriques et les logiciels (avec des partenariats spécifiques) ; Horse pour les motorisations thermiques et hybrides (en co-entreprise avec le chinois Geely et la compagnie saoudienne Aramco) ; Hyvia pour l’hydrogène ; et le maintien mais dans un cadre ré-équilibré financièrement et plus lâche (?) de l’alliance avec Nissan et Mitsubishi notamment pour les batteries, le réseau commercial et certaines plates-formes de fabrication communes).

Enjeux de sécurité sociale professionnelle, de SEF et d’alternative

Il semble donc que se poursuit la crise d’efficacité du capital liée à la domination de la rentabilité financière. Mais il semblerait aussi que nous entrons dans une nouvelle phase technologique et de concurrence (exacerbée par la récession, les difficultés de rentabilité à l’échelle mondiale et l’envenimement impérialiste des États-Unis, tous trois liés à une poussée aigüe de suraccumulation). Cette nouvelle phase, outre ses aspects technologiques, apparaît marquée par l’accélération de la course à l’innovation et à la rentabilité et donc un besoin inédit de mobiliser des grandes masses de capitaux.

D’où, par hypothèse, la recherche, avec un sentiment d’urgence, de financements massifs nouveaux et le développement d’alliances internationales multiples sur des bases technologiques, permettant de partager les capitaux et les risques ainsi que les savoirs et compétences, mais aussi d’étendre les marchés potentiels et la base d’amortissement/partage des coûts fixes. Le sentiment d’urgence peut être renforcé par la pression sociale ― et concurrentielle ― à relever un tant soit peu le défi écologique climatique.

Mais les directions d’entreprises doivent malgré tout tenir compte de deux besoins en partie contraires : conserver le contrôle et faire place à un développement des compétences-qualifications (y compris mobiliser la créativité et la motivation des travailleurs et travailleuses, d’où les énormes efforts idéologiques d’intégration à leurs projets managériaux et de réorientation productive de toutes sortes). D’où les cloisonnements multiples entre grandes composantes des multinationales (pas seulement chez Renault, mais aussi chez Sanofi, peut-être chez Thales ?). D’où, aussi, les progrès nouveaux de dépenses de formation, mais sur une base de départ bien faible, ou encore les ambivalences vis-à-vis des travailleurs expérimentés ou âgés, voire les ambivalences sur les rémunérations des cadres et la montée de la partie proprement financière de la rémunération et de « l’intéressement ». D’où, encore, les pressions pour une intervention renforcée de l’État par les aides publiques ainsi que pour un État « stratège » au service du capital, prenant en charge l’incertitude du taux de profit et du rendement de la R&D.

On pourrait résumer cette orientation d’un grand groupe multinational à base française ainsi : recherche de financement de la RD et des capacités humaines, dans la double révolution écologique et informationnelle qui touche les multinationales, par partages financiers renforcés, appel étendu aux marchés financiers et coût du capital accru, en vue de se maintenir concurrentiellement par de nouveaux produits adaptés et de redresser la rentabilité financière, aussi bien contre les dépenses sociales et publiques que salariales, et en dévalorisant les capitaux minoritaires ou ceux des sous-traitants, outre les aides publiques.

Le problème est que ceci développe les cercles vicieux de la demande insuffisante et de la finance. Mais, peut-être et de façon nouvelle, parce que les services publics sont bien trop attaqués et parce que le vieillissement de la main-d’œuvre commence à être massif, cela développe les insuffisances de compétences, de qualifications (77 % des entreprises dans le monde souffrent d’une pénurie de main d’œuvre qualifiée, d’après l’OIT, Organisation internationale du travail) et au final recul de l’efficacité globale mettant en cause la rentabilité et obligeant à des fuites en avant renforcées.

Il faudrait disposer de plus d’information, concernant Renault, sur les insuffisances de qualifications et, surtout, leurs effets sur les coûts et les gâchis d’efficacité liés à la surexploitation, à l’insuffisance des emplois.

Toutefois, il apparaît que les alternatives doivent prendre au sérieux un certain nombre de défis, mais en les prenant sur une toute autre base de classe que celle du capital : rechercher le développement des capacités humaines, et le financement coopératif des recherches, mais sans l’inflation des coûts du capital, ce que peuvent permettre des accords de partage sans prise de capital (comme il avait été revendiqué pour Alstom comme alternative à sa fusion avec Siemens que les luttes ont permis de faire échouer), ou des financements bancaires à très bas taux, voire des avances publiques ou des bonifications, parce qu’elles ne passent pas par les marchés financiers. Développement des capacités humaines et alliances internationales d’un nouveau type semblent deux pieds fondamentaux d’alternative. Il faut les composer avec deux autres éléments : des dépenses d’investissement matériel d’un nouveau type et, pour les technologies (leur valorisation comme leur utilisation), d’autres règles que le marché, la prédation et la valorisation boursière.

Au-delà de trouver des financements et d’exiger des produits répondants à d’autres besoins sociaux (écologie, consommation durable, bien-être réel), c’est dire si l’ensemble des alternatives exige d’être pilotée par une autre conception de l’efficacité. Cela exige une autre façon de baisser les coûts et d’évaluer les gestions : des critères de gestion alternatifs à la rentabilité, visant l’efficacité du capital matériel et financier (VA/C), capital dont les stocks de matières physiques font partie, la valeur ajoutée disponible pour les capacités humaines et les populations (VAd) et les partages informationnels, au service de productions écologiques et sociales.

***

Depuis 2008 et la crise financière mondiale, l’intervention publique est réhabilitée. La pandémie de 2020-22 a montré à quel point elle pouvait être encore décuplée. Le capital fait monter la pression pour un État « stratège » à son service, dans une alliance État-capital renouvelée, très anti-sociale, au contraire du CMES d’après-guerre. Bien qu’il se heurte à des difficultés sur les aspects internationaux de ces relations (difficultés en fait fondamentales, tenant à la nature même du capitalisme, non coopérative) il cherche à dérouler un projet en ce sens, opposant en outre, les travailleuses et travailleurs du Sud et des émergents à celles et ceux des pays développés, jusqu’au sein de ses propres multinationales.

Mais le bras de fer ne fait que commencer entre le grand capital et le reste de la société : non pas « plus d’État » mais « quel État et au service de quoi » ? A partir d’exigences « universelles », ou disons humanistes, cela exige d’affronter des enjeux radicaux, de classe, au sens moderne du terme, ceux de la domination du capital sur le vivant (les êtres humains et la nature).

Baisser les coûts du capital, pour permettre d’autres dépenses de développement et engager largement des partages de coûts et des coopérations, telle est la ligne fondamentale d’alternatives qui est nécessaire. Alternatives forcément diverses d’un groupe d’entreprises à un autre. Il s’agit de mobiliser des leviers publics, de nouveaux leviers publics… mais selon une tout autre logique… et pour une autre « stratégie » que celle du capital. Et surtout, comme cela commence à se faire sur des projets alternatifs que la CGT a commencé à recenser, de faire intervenir les salariés et les populations avec leur savoir et leur créativité, leur capacité de concertation… jusque sur les financements et en mettant le développement des capacités humaines en son cœur ― « l’emploi et la formation d’abord » ― aussi bien face au défi écologique que face à la déferlante de suppressions d’emplois, plans sociaux et licenciements qui a commencé.


[1] Voir en particulier Paul Boccara (2015), Théories sur les crises, 2ème volume, p. 244-245 et p. 294 à 300, Delga éditeur

[2] Les votes des États français, allemand et espagnols dans Airbus (à travers leurs différentes sociétés de participation) font aussi l’objet d’un engagement envers les actionnaires privés de ne pas agir de concert (sauf dans certains cas spécifiques, liés à la souveraineté, notamment en matière de défense), de ne pas dépasser ensemble 30 % des droits de vote, même si leur taux de détention était supérieur, ni 15% pour chacun des trois États. Actuellement l’État français détient environ 11% comme l’État allemand et l’État espagnol 4 %.

[3] Alors que la rentabilité économique de Renault est de 4 à 5 %, en 2023, les dividendes que l’État reçoit lui donnent un taux de 1,6% si on les rapporte à sa détention des capitaux propres (cf. rapport de l’Agence des participations de l’État, l’APE). En outre, l’État ne vend pas ses actions, donc ne fait pas de plus-value sur titres, ou seulement à la marge. Les autres actionnaires, eux, peuvent en revanche vendre leurs actions.

Plus généralement, en utilisant les chiffres des deux rapports annuels de l’APE pour 2023 on constate que le taux de rentabilité économique brut moyen de l’ensemble des entreprises où l’État a une participation significative (85 entités, occupant 1,6 million de salariés) est de 6 à 7 %, tandis que celui de l’État calculé en rapportant ses dividendes à la valeur des capitaux propres qu’il détient est de 1,4 %, ce qui donne 6,6% pour les dividendes des autres actionnaires. De même, dans Airbus, seulement 26 % des profits ont été distribués en dividendes, ce qui est plus faible que la moyenne du privé boursier et ce qui donne une rentabilité de 3,4 % pour le capital détenu par l’État français contre environ 10 % pour les autres actionnaires (le reste des dividendes rapportés au reste des capitaux propres)… Il faudrait confirmer cela sur plusieurs années.

[4] Détentions inférieures à 5 % des droits de vote, sinon le détenteur doit se déclarer.

[5] De même, dès le début de sa brochure Airbus communique sur les heures de formation dispensées à ses salariés, en apparence au même niveau que le rendement de ses actions. Mais rapportées au nombre de salariés celles-ci ne représentent que 14 heures en moyenne, soit moins de 3 jours par an et par salarié… et là aussi il doit y avoir d’énormes différences par catégories.

[6] Certains calculs simples sont éclairants. Dans les années 2010, sur les chaînes de montage des Airbus, il fallait environ 6 mois à un salarié pour être opérationnel au bon niveau de rendement. Or la moitié des salariés étaient des intérimaires. On renouvelle les intérimaires tous les 18 mois, cela fait donc un tiers du temps de contrat où le salarié n’est pas pleinement opérationnel… à comparer au gain patronal affiché d’embaucher des salariés en précaires !