Luttes et écologie, quelle visée révolutionnaire ? Les luttes sociales, un vecteur fondamental du dépassement de la contradiction écologie/industrie

Tout ce qui bouge n’est pas rouge, mais tout ce qui est vert n’est pas toujours très clair. Face à un discours écologique de façade et de position qui ne remet pas en cause les logiques capitalistes à l’origine du désastre écologique, le renforcement des luttes sociales et des pouvoirs des travailleurs sur les gestions d’entreprises constitue un levier potentiellement bien plus efficace pour engager une réelle refonte écologique des modes de production à l’échelle planétaire.

« Tout ce qui bouge n’est pas rouge. » Encore moins spontanément ! C’est une évidence après une année marquée par le mouvement des gilets jaunes et les mobilisations pour le climat qui ont poussé dans la rue une partie de la jeunesse et pesé sur le résultat des élections européennes.

« Tout ce qui est vert n’est pas toujours très clair », pourrait-on ajouter car ce qui bouge mérite d’être interrogé, analysé, mis en relation avec les objectifs de transformation sociale et de progrès humain, ainsi qu’avec une analyse des logiques et des pouvoirs qui structurent et orientent notre société. En l’espèce, la journée du 23 juillet a été éclairante. Le jour où l’Assemblée nationale recevait Greta Thunberg, jeune égérie du combat pour le climat, la majorité votait en faveur du traité CETA, traité dit de libre-échange (mais aussi de libre investissement et libre circulation de l’argent et des profits…) avec le Canada dont les conséquences sociales et environnementales sont déjà connues. À cette occasion, Brune Poirson, ministre d’Emmanuel Macron, ex-directrice du développement durable de Veolia Water India, s’est découverte anticapitaliste le temps d’un bavardage au Palais Bourbon. « Surtout ne lâchez rien, continuez à vous mobiliser vous nous poussez vers le xxie siècle », a-t-elle lancé à l’adolescente et aux jeunes qui l’entouraient avant d’ajouter : « La transition écologique va nous permettre de sortir d’un système économique qui est devenu, c’est vrai, de plus en plus absurde. »

La logique du capital à l’origine du désastre écologique planétaire

Absurde mais générateur d’immenses profits pour quelques-uns. Et ces immenses profits ne sont pas une conséquence anecdotique du système, un dégât collatéral dont on pourrait se passer. Ils sont la logique même du système et de l’organisation de ses pouvoirs : rechercher toujours plus de profits et toujours plus accumuler. Voilà de quoi ce système est le nom ! Mais en jouant la carte du « tous ensemble pour le climat », les tenants de ce système tentent de gommer les causes profondes du réchauffement climatique et de reporter au plus tard possible le nécessaire changement de mode de développement. Même brouillage des repères quand la tête de liste EELV lors des élections européennes refuse de se situer sur un axe droite-gauche.

Pourtant l’urgence est là. Nous n’avons plus le luxe de cette grande hypocrisie.

Beaucoup de moyens sont mis en œuvre pour faire de la mobilisation croissante pour le climat un accélérateur de la dépolitisation des questions écologiques, une occasion d’ancrer dans la nouvelle génération l’idée que le climat est une question « au-dessus » du débat politique, qu’elle concerne tout le monde. Certes elle concerne tout le monde, mais si rien n’est fait, les uns en pâtiront quand les autres auront les moyens de se maintenir dans leur bulle protectrice de richesse. Pire, ceux-là entretiendront et élargiront la crise. D’ailleurs, ils commencent à réfléchir aux moyens de nous vendre à prix d’or des palliatifs aux problèmes qu’ils ont eux-mêmes créés pour générer leurs profits jusqu’à présent.

Non, les gouvernants interpellés par la jeunesse ne demeurent pas inactifs par paresse générationnelle ou manque de vision. Non la situation n’est pas bloquée par d’impalpables lobbiesdont le but serait de polluer au maximum. La lutte contre le changement climatique se heurte aux intérêts du capital mondialisé et ultra-financiarisé.

Oui la question climatique est une question de classe. Mais pouvons-nous nous en remettre à un grand soir lointain pour changer les choses ? Ce sont les logiques capitalistes, de la domination du profit et du capital, dès maintenant, qu’il faut faire reculer depuis l’entreprise jusqu’à l’économie globale et dans la culture.

Les luttes sociales sont un moyen de contrer cette logique capitaliste

Pour y parvenir, les luttes sociales sont un vecteur fondamental. Méprisés par les gouvernants et trop souvent regardés avec une distance méfiante par un certain nombre de collectifs citoyens, les salariés en lutte dans leurs entreprises sont soucieux de l’enjeu écologique et porteurs de propositions innovantes. Parce que leur santé au travail mais aussi celle en tant que riverains en dépend, parce qu’ils veulent un emploi qui soit durable, parce qu’ils savent mieux que personne les modifications à apporter pour une production plus propre, parce qu’ils veulent donner un autre sens à leur travail, les salariés ont toute légitimité pour intervenir dans le champ de la transition écologique. Dans de très nombreuses entreprises, les travailleurs, leurs syndicats, ont intégré depuis longtemps l’exigence écologique dans leurs revendications.

Les salariés de l’énergie tout particulièrement se battent pour sortir leur secteur des griffes du marché, même repeint en vert. Leurs propositions nourrissent le débat public en se fondant sur des arguments rationnels. Exemple : dans les Bouches-du-Rhône, le gouvernement a décidé de fermer la centrale thermique de Gardanne en justifiant cette décision unilatérale par l’impératif écologique. Bien que les 4 centrales à charbon françaises réunies ne représentent qu’1 % des émissions de CO2, leur sort a valeur de symbole : il faut fermer. Et pourtant des alternatives existent, sont portées par les salariés pour développer la biomasse, pour expérimenter la capture du carbone, pour faire de ce site un laboratoire de demain. Mais cela nécessite de l’investissement, de la recherche. Donc des dépenses, de l’argent avancé qui va permettre de créer des richesses réelles et utiles – surtout des salaires de chercheurs de techniciens, d’employés, d’ouvriers, des dépenses pour les services publics – mais moins de profit et d’accumuler moins de capital.

Donc des dépenses moins rentables que des placements financiers, des rachats d’entreprises ou des délocalisations. Et c’est pourquoi ils ne sont pas entendus. En grève depuis le 7 décembre 2018, ils ne lâchent pas l›affaire. Leur lutte n›est pas défensive, elle n›est pas à courte vue pour maintenir quelques années de plus une installation vouée à la fermeture, elle vise à faire éclore sur ce site des innovations dont les bienfaits pourraient servir la transition énergétique à l›échelle mondiale.

L’urgence écologique la plus forte est-elle de juguler le réchauffement climatique ? Si oui, il faut nous donner les moyens d’y répondre. Développer les énergies renouvelables qui sont par nature des sources d’énergie discontinues est indispensable mais suppose de développer en face d’autres sources d’énergie. C’est pour cela qu’en Allemagne des centrales au charbon ouvrent alors qu’elles sont génératrices de gaz à effet de serre. Face à cette incohérence, la pertinence d’un mix énergétique incluant le nucléaire est renforcée. Cela suppose de constituer un secteur de l’énergie 100 % public, dont la boussole ne soit pas le profit mais la réponse au défi climatique et aux besoins de la population, avec de nouveaux droits d’intervention pour les salariés et les populations. Cela suppose des luttes de haut niveau, une planification écologique et un volontarisme fort pour structurer des filières localisées en France. Et des pouvoirs sur l’utilisation de l’argent : recherche ou placements financiers ? Nouvelles productions écologiques, dépenses de formation ou rachats financiers ? Investissements longs ou délocalisations ?, etc.

Autre exemple : la raffinerie Total de la Mède dans les Bouches-du-Rhône. La multinationale l’a convertie en « bioraffinerie », c’est-à-dire que celle-ci produit du « biocarburant » à partir d’huiles végétales (huile de palme) en consentant 250 millions d’euros d’investissements. Présentée comme un progrès pour l’environnement et une autonomisation vis-à-vis des énergies fossiles, cette transformation n’est pas sans poser problème. En effet, la production implique le traitement de 300 000 tonnes d’huile de palme par an. Or sa culture est bien souvent la cause de la déforestation primaire (contre la biodiversité et la capacité d’absorption de carbone par les forêts) et son transport jusqu’à nos latitudes n›est pas sans coût écologique. Les salariés et leur syndicat CGT revendiquent depuis le début une réorientation du projet industriel pour que leur raffinerie remplace l›huile de palme par un cocktail d’huiles produites en France et d’huiles usagées qui seraient ainsi recyclées. Loin de s’enfermer dans une posture défensive, ils ont rencontré les collectifs citoyens engagés pour la préservation du climat et la défense de l’environnement. Ils ont fait appel à un cabinet d’experts indépendant pour démontrer la viabilité de leurs propositions.

Dernier cas pratique : des activistes mettent la pression pour fermer l’usine Alteo, située elle aussi dans les Bouches-du-Rhône. Pourtant comme il le lui a été imposé, elle a cessé ses rejets en mer (de boues rouges) et elle produit de l’alumine de pointe indispensable, entre autres choses, aux batteries des voitures électriques et à la confection de panneaux solaires à haut rendement. Reste à régler la question des résidus de production actuellement stockés à proximité de l’usine. Là encore, cela suppose un effort d’investissement long, de recherche et développement, de formation pour utiliser et valoriser correctement ces déchets. Des pistes de solutions émergent : fabrication de briques, de tuiles, de billes expansées pour alléger les matériaux… Là aussi les salariés poussent pour les faire aboutir car cette activité pourrait bien sûr être délocalisée en Roumanie avec des normes sociales et environnementales sans commune mesure avec les nôtres.

Les travailleurs, moteurs de l’alternative écologique

Trop souvent, comme en matière sociale, les revendications écologiques des collectifs de travail sont méprisées, ignorées, bafouées. Les femmes et les hommes sont sommés de se taire au travail. Tout juste auraient-ils le droit de se penser comme des consommateurs coupables, recevant l’injonction d’acheter « mieux » pour « sauver la planète » sans en avoir les moyens.

A contrariode cette impasse dans laquelle le capitalisme mondialisé nous conduit, la prise en compte de l’enjeu écologique renforce l’urgence de conquérir de nouveaux pouvoirs à l’entreprise pour que les salariés puissent intervenir sur la gestion, peser pour orienter la production dans le sens de l’efficacité sociale et écologique, c’est-à-dire de s’opposer à la dictature des critères de rentabilité financière maximale. Pour être effectifs ces nouveaux pouvoirs à l’entreprise doivent s’accompagner d’une conquête de nouveaux pouvoirs sur l’argent (crédit bancaire, fonds publics, profits des entreprises, épargne) afin de financer les indispensables mutations de l’appareil de production. Mutations au moins autant matérielles (investissements) qu’immatérielles (formation, recherche, embauches…).

Travailleurs, sauvons-nous nous-mêmes…

Le défi climatique, la protection de l’environnement, exigent une transformation radicale du mode de développement qui ne pourra venir d’en haut même si elle aura besoin de points d’appui à tous les niveaux de pouvoir politique.

En cela, les luttes sociales sont un puissant vecteur de dépassement de la contradiction écologie-industrie. Et peut-être sont-elles plus que cela. D’une part, elles poussent à parler « technologies » et investissements, comme étant des enjeux de classe et de civilisation très modernes, des nouveaux domaines de la lutte qui poussent depuis quelques décennies. D’autre part, mises en relation entre elles dans une filière, une région, un pays, un continent, jusqu’à l’échelle mondiale, tout en conquérant des pouvoirs politiques, non pas en soi, mais comme point d’appui, elles dessinent une visée révolutionnaire du xxie siècle qui fait écho aux paroles d›un chant écrit au xixe « producteurs sauvons-nous nous-mêmes, décrétons le salut commun ».