Franchir le pas régional vers la Sécurité d’Emploi et de Formation

Les collectivités territoriales, et particulièrement les régions, qui ont la compétence économique, ont un pouvoir d’influence sur l’emploi, sous certaines conditions :

            1-ne pas s’en tenir à une posture gestionnaire, mais entrer pleinement dans le débat et les combats politiques, vis à vis du patronat, de la finance et des pouvoirs politiques en France et en Europe.

            2-Ne pas dissocier la compétence sur le développement économique de la question de l’emploi, car l’emploi et la formation sont la clé pour sortir de la crise, en résolvant en même temps les problèmes de l’offre, c’est à dire les nouvelles productions, les qualifications, et les problèmes de la demande, c’est à dire la pauvreté, précarité, recettes fiscales.

            3-Faire craquer les cadres institutionnels traditionnels de la prise de décision économique et de l’utilisation de l’argent. En amont de la délibération dans les assemblées, il y a des instances économiques, officiellement installées ou non, qui proposent et inspirent les décisions structurantes. Les représentants patronaux, les chambres consulaires y jouent un rôle prédominant. En Île-de-France, par exemple, Valérie Pécresse a installé un « conseil stratégique » où interviennent les patrons des grandes multinationales.

             Dans le projet régional porté par les communistes, il s’agit de déplacer ces pouvoirs d’influence vers les salariés, les citoyen.ne.s, par la mise en place de nouvelles institutions, qui ne soient pas que des lieux d’études et de conseils, comme les CESER, mais soient dotés de « droits financiers », c’est à dire d’une capacité réelle à mener à leur terme les projets sélectionnés.

            En s’engageant résolument dans ces directions, avec la visée de sécuriser les vies professionnelles et changer les logiques dominantes, il y a bel et bien en région un espace territorial de conquête sur les pouvoirs du capital.

            Agir en institution politique vis-à-vis du gouvernement et du patronat

            Les régions représentent un pouvoir politique important. Les exécutifs régionaux, réunis dans l’Association des Régions de France, peuvent peser lourd vis-à-vis de l’État et des instances européennes. Une région qui soutient les grandes mobilisations sociales, combat politiquement l’austérité des dépenses publiques, se confronte au pouvoir patronal, aide les citoyen.ne.s et les salarié.e.s à construire des rapports de force qui peuvent mettre en échec les fermetures de services publics et dresser des obstacles aux plans de licenciements. Le manque de résistance, la position de prudence et de retrait de la plupart des exécutifs régionaux actuels relève du choix de leurs majorités politiques. D’où l’importance d’une présence communiste dans les assemblées qui soutienne, relaie les luttes, incarne une force de propositions et exerce une influence, y compris sur les exécutifs de droite.

            Dans le projet régional communiste pour les élections 2020[1], la résistance aux destructions prend corps dans le mot d’ordre de « moratoire » qui doit être la première exigence immédiate de nos campagnes électorales : moratoire sur les fermetures de lits, services, hôpitaux, lignes TER, gares, guichets, lycées ; moratoire sur les licenciements et exigence d’étude des contre-projets syndicaux.

            L’emploi et la formation pour les services publics

            Une des caractéristiques de la vision libérale de la gestion des budgets publics est d’y appliquer l’opposition qui structure la gestion privée entre, d’une part, les dépenses pour le capital, à développer sans compter, et d’autre part les dépenses pour le travail, à réduire autant que faire se peut : le transfert de cette représentation dans les finances publiques y prend alors la forme d’un critère prétendument de bonne gestion, où les dépenses de fonctionnement devraient être contenues et les dépenses d’investissement accrues. C’est d’ailleurs dans cette optique que le gouvernement Philippe-Macron a, dans le pacte dit de Cahors, en décembre 2017, contractualisé à un maximum de 1,2 % par an l’augmentation des dépenses de fonctionnement des collectivités, sous peine de sanctions. L’orientation du plan de relance et ses déclinaisons régionales vont encore dans ce sens : primauté absolue à l’investissement.

            C’est au contraire par le « fonctionnement », c’est à dire par des dépenses pour l’emploi que se développent les services publics, c’est par de nouvelles qualifications, par la créativité humaine que peut émerger un nouveau mode de développement, c’est par l’extension des activités culturelles, associatives que se dessinera une nouvelle société où le hors travail et l’épanouissement humain prennent toute leur place.

            Santé, éducation, transports, culture, transition écologique, Économie Sociale et Solidaire, autant de secteurs où c’est en poussant sur l’emploi qu’on transforme les logiques sociales actuelles.

            Dans le domaine de la santé, où les manques de structures et de personnels sont criants, les régions, qui ont la responsabilité des formations sanitaires et sociales, pourraient initier des pré-recrutement de jeunes avec un versement d’allocations. De nombreux élèves infirmiers sont déjà réquisitionnés comme supplétifs dans les hôpitaux, pour des indemnités dérisoires. C’est le moment de basculer vers un début de sécurité emploi formation pour ces jeunes. Nos propositions de démocratie sanitaire pour évaluer les besoins des territoires, à l’opposé de l’autoritarisme technocratique des ARS, et de soutien financier aux centres de santé, sont les réponses régionales que nous apportons à la crise sanitaire.

            Pour les lycées, là aussi, les conditions sanitaires et le décrochage scolaire exigeraient des dédoublements de classes et de groupes, avec un soutien scolaire renforcé sur place. Les syndicats demandent à la fois des recrutements immédiats de professeurs, qui relèvent de l’État, en utilisant les listes d’attente aux concours, mais aussi l’organisation d’un soutien scolaire pour lequel des étudiants se destinant à la profession, pourraient être sollicités, prérecrutés, rémunérés, et encadrés par les professeurs. Initier un tel processus en région, puis en demander la généralisation et la prise en charge par l’État, peut être un moyen d’avancer. Le recrutement sous statut d’agents de lycées s’impose également, car ils sont partie prenante de l’encadrement et de l’éducation. Pour prendre l’exemple de l’entretien, les relations avec le personnel, le respect de la propreté des locaux sont très différents selon qu’il s’agit de personnes à plein temps dans l’établissement, connues des lycéen.ne.s, qui interviennent pour aider au bon comportement , ou s’il s’agit de salariés d’entreprises de nettoyage qui travaillent en dehors des horaires scolaires. Il faut mettre un coup d’arrêt à la lente déperdition en personnels adultes des établissements scolaires

            Les régions ont un rôle de coordination et de planification, en tant que chefs de file prescripteurs en matière d’aménagement du territoire. De nouveaux services publics de coordination régionale peuvent être mis en place, dans le domaine de l’eau, de la transition énergétique, de l’alimentation, du logement pour aider à l’extension de services publics dans les territoires.

            Cette fonction planificatrice est assurée par l’élaboration de grands schémas régionaux prévisionnels : aménagement du territoire (SRADDET), développement économique (SREII), formation professionnelle, enseignement et recherche (SRESRI). Mais quelles modalités d’élaboration pour ces grands schémas directeurs : technocratiques ? Ou associant largement les forces vives du pays, syndicats, associations, collectifs de citoyen.ne.s ? Sur un mode coopératif de partenariat avec les collectivités infrarégionales (départements, intercommunalités, communes) ou sur un mode autoritaire ? Quel rapport à la « métropolisation », une tendance « naturelle » du capital toujours attiré par la concentration des richesses et des services, et que la réforme territoriale des lois MAPAM et NOTRE a exacerbée ? Les régions poussent-elles du côté de la sélection et de l’attractivité de quelques territoires jugés aptes à affronter la concurrence mondiale ? Ou au contraire du côté du principe de l’égalité des territoires, avec l’objectif d’une vie et d’un avenir économiques pour les villes bourgs, les zones rurales et les quartiers populaires ?

            Les gestions des régions, toutes corsetées qu’elles sont dans le même carcan budgétaire, ne se valent pourtant pas : les choix politiques qu’elles font dans le cadre de leurs compétences exercent une influence sur l’emploi. La vision budgétaire, le rapport aux services publics, le choix ou pas de l’égalité des territoires sont loin d’être neutres.

            Mais l’intensité de la crise et des destructions d’activités et d’emplois suggère qu’il y a lieu, si l’on veut vraiment inverser les logiques dominantes, de faire craquer les cadres actuels de la prise de décision ; celle des grandes entreprises et leur capacité à mettre en concurrence les territoires, celle des banques et leur pouvoir de mettre à bas telle ou telle PME ou TPE pour un problème de trésorerie, celle des contraintes budgétaires imposées par le gouvernement. La question posée est celle de nouvelles institutions pour remettre l’économie sur les rails des besoins humains.

                        La grande ambition : conquérir de nouveaux pouvoirs territoriaux sur l’emploi

            La crise est déjà violente, et elle n’en est qu’à ses débuts ; l’explosion des licenciements, la déferlante de précarité et de pauvreté l’imposent dans l’urgence : il faut prendre à bras le corps les changements structurels, car les mesures d’urgence ne parviendront pas à endiguer et contrer la vague, d’autant que le plan dit de relance du gouvernement ne fait qu’amplifier la cause, en soutenant le capital contre le travail. Le « soutien à l’investissement » est en fait un blanc-seing sur les restructurations/délocalisations et ne comporte aucune exigence de transformation écologique des productions.

             Le cœur de notre campagne des élections régionales doit porter l’exigence d’une démarche radicalement nouvelle sur l’emploi : 1- affirmer haut et fort que la compétence sur le développement économique et la formation incluent forcément celle de l’emploi ; 2- se donner l’objectif d’élargir le champ d’intervention habituel ; 3- s’en emparer de manière offensive, en impulsant des processus démocratiques nouveaux, afin de faire reculer les pouvoirs du capital dans les territoires.

             C’est dans des institutions nouvelles, qui prolongent les luttes multiples pour l’emploi et les services publics, et concrétisent de nouveaux rapports économiques et sociaux que peut s’exprimer cette nouvelle démarche pour l’emploi. Il s’agit de déporter la décision économique, des lieux actuels où elle s’exerce, c’est à dire les directions d’entreprises et de banques, vers un lieu où elle se confronte avec des exigences sociales en activités publiques et privées, en emplois et formations, qui s’expriment dans les territoires.

                        Des conférences permanentes pour l’emploi, la formation et la transformation                     écologique des productions

            Dans ce processus tel qu’on peut se le représenter, avant expérimentation, les conférences régionales permanentes formalisent cette demande sociale, organisent sa cohérence, planifient sa réalisation, avec des critères d’efficacité sociale et un objectif de sécurisation des vies. Les fonds régionaux en assurent le financement, en regroupant les fonds publics (aides aux entreprises, fonds de formation), et en les utilisant pour faire levier avec la Banque Publique d’Investissement (BPI) , le crédit bancaire, l’apport des entreprises, et canaliser ainsi des masses financières importantes.

            Les fondements théoriques de cette démarche[2] sont une conception autogestionnaire et décentralisée de la transformation sociale, dans laquelle des critères d’efficacité sociale se confrontent et se substituent, grâce aux luttes politiques, aux critères de rentabilité financière. Les voies concrètes par lesquelles, dans le contexte actuel, ces structures pourraient prendre corps sont à explorer[3]. Il s’agit en effet non pas de créer par le haut des usines à gaz qui soient finalement des coquilles vides, mais de construire ces institutions à partir d’exigences démocratiques et de luttes portées par les forces vives des régions : les comités de mobilisation pour l’emploi, pour la santé, pour les services publics, les commissions de contrôle et le suivi des aides publiques, l’implication citoyenne dans les plans régionaux d’aménagement du territoire et de développement économique.

                        Des conférences permanentes, avec qui et pourquoi faire ?

            On ne fera ici qu’esquisser quelques pistes sur les objectifs des conférences permanentes sur l’emploi, la formation et la transformation écologique des productions[4] et les chantiers de sécurité emploi formation qu’elles pourraient ouvrir.

            Quelques indications d’abord sur leur composition : a priori toutes les parties prenantes à la vie des territoires, c’est à dire des salariés, élus, des représentants d’entreprises, associations, services publics, dans un format non pas figé de délégations invariantes, mais à géométrie variable, adaptée aux projets étudiés, à condition que soient toujours inclus les syndicats, syndicalistes, la représentation des salariés concernés (délégués, membres des CSE, membres des Conseils d’Administration pour les services publics).

            Comment, ensuite, aller : recenser les besoins en services publics, en activités productives privées, en transformations écologiques de l’industrie ; évaluer quantitativement et qualitativement les besoins emplois et les formations induits, fixer des objectifs, faire les appels à projet et création d’activités. Enfin, à partir de l’état des lieux du chômage, total et partiel, et du sous-emploi non recensé, proposer des transitions sécurisées entre emploi et formation, le tout au plus près des territoires.

            Quelques chantiers à ouvrir d’urgence pour la Sécurité Emploi Formation

                        Pour les jeunes

            Il a été évoqué les pré-recrutements dans la fonction publique hospitalière et dans l’éducation. D’autres secteurs sont mobilisables. En matière de transport ferroviaire voyageurs et frets, un secteur clé pour la transition écologique, le besoin d’investissements et d’embauches est massif. Une grande bataille doit être menée vis à vis de l’État et de la SNCF pour une politique de maillage territorial fin, la réouverture de lignes, l’amélioration des dessertes, car certains TER sont bondés, et une réhumanisation à bord des trains et dans les gares. Un plan massif de pré-recrutement de jeunes avec allocation de formation, pourrait y pourvoir, offrant un avenir à nombre de jeunes, notamment peu qualifiés[5]. Même processus de pré-recrutement pour d’autres services, en lieu et place des « emplois jeunes » et autres dispositifs dit d’insertion, mais qui les insèrent en fait dans la précarité. C’est par des mises en œuvre locales, prenant appui sur des politiques publiques résolues que l’objectif du PCF « pas un jeune sans emploi ni formation » peut trouver une concrétisation.

                        Du chômage partiel à l’alternance emploi formation

            Actuellement conçu comme du « tout ou rien », organisé à la discrétion des entreprises, le chômage partiel est utilisé dans certains cas pour préparer des restructurations et des réorganisations qui, à terme, supprimeront encore des emplois. Il y a même eu des cas de fraudes avec un télétravail sur des temps prétendument chômés. Le tout avec une réduction importante de rémunération, qui place certains ménages en situation de trésorerie difficile, et qu’il est urgent d’indemniser à 100 %.

            Les fonds publics mobilisés pour la couverture de ce chômage justifient une gestion collective de ce dispositif, avec l’objectif de penser autrement le travail. Le « tout ou rien », ce sont soit des salariés au travail regroupés massivement sur site, donc en risque sanitaire, soit des salariés chez eux sans travail ni formation. Or, on le sait, la pandémie n’est pas près d’être maîtrisée, et d’autres suivront. Pourquoi ne pas imaginer en se projetant à moyen terme, penser autrement l’organisation du travail, en terme de rotations régulières, avec une partie seulement des salariés au travail, une autre en formation, et une réduction pour tou.te.s du temps global travail/formation ? L’allongement du temps du « hors travail », c’est aussi avancer vers de nouvelles relations entre le travail et le « hors travail », y compris pour la formation, qui certes pourrait être professionnelle, mais aussi dédiée à d’autres activités, socialement utiles ou à bien à l’épanouissement personnel. Placer le chômage partiel dans le viseur des conférences permanentes, avec ces objectifs larges sur la formation, rompant avec un utilitarisme professionnel étroit, peut en transformer profondément la nature, et aborder les mutations sur le travail qui arrivent à grande vitesse avec des réponses qui émancipent au lieu d’asservir.

                        Combattre l’intérim structurel

            L’utilisation structurelle d’un volant élevé d’intérim par les grands groupes industriels, mais aussi par l’administration publique, est humainement insupportable. Par exemple dans le secteur automobile, sur le site de Sochaux dans le Doubs, PSA a mis fin à 1 200 contrats d’intérim au mois de mars dernier, au début du confinement, pour en embaucher 1 000 à nouveau au mois de septembre dernier, car le carnet de commandes était bien rempli. C’est l’archétype de « l’armée de réserve » dans laquelle le capital puise et rejette à volonté. Avec pendant ce temps des aides publiques nationales (CICE, CIR), des aides régionales (20 millions d’euros sans contrepartie pour le projet « d’usine du futur » sur le site), et une opération de rachat d’actions cet été pour 10 millions d’euros au groupe chinois Dongfeng Motor Group (DFG). Une stratégie limpide de coût du capital contre baisse du « coût du travail », d’aide publique au capital et pas à l’emploi ; tous les ingrédients de la crise systémique sont réunis dans ce cas de figure.

             Avec les conférences permanentes serait portée l’exigence de rapports contractuels avec les groupes industriels, liant aides publiques, entrée en formation des intérimaires et maintien de leur contrat, en s’appuyant sur les mobilisations des salariés, pour mettre fin à cette précarisation du travail, méthodiquement organisée et massivement subie.

                        Pour des politiques régionales de filières enfin efficaces

            Il y a les décisions bien visibles des groupes, telles la fermeture du site de Bridgestone à Béthune, ou les 1 000 emplois supprimés de General Electric en 2019. Mais il y a aussi celles, moins visibles, des myriades de PME ou TPE sous-traitantes, progressivement marginalisées en tant que fournisseurs par les donneurs d’ordre, quand ces derniers exacerbent la concurrence entre leurs fournisseurs, grâce à un systèmes d’approvisionnement sur plateforme mondiale.

                                    L’exemple de General Electric

            L’exemple de General Electric (GE) dans le territoire de Belfort, est éclairant. 230 entreprises franc-comtoises sont sous-traitantes de GE, dont une centaine sont « stratégiques », c’est à dire sur des productions dédiées, qui impliquent des achats spécifiques pour GE à plus de 50 %. Parmi eux, un tiers ont une dépendance de leur chiffre d’affaires à plus de 70 % du donneur d’ordre. Dès le début de 2017, soit 18 mois après le rachat de la branche énergie d’Alstom dans les conditions scandaleuses que l’on sait, une fois les fichiers sensibles et les brevets d’Alstom transférés sur les serveurs américains, et officiellement localisés, pour ce qui est des brevets, dans la filiale suisse de GE, le « lâchage » des sous-traitants locaux a commencé : un grand plan social s’est déroulé dans l’invisibilité et le silence, bien avant l’annonce des 1 000 emplois supprimés dans la turbine à gaz[6] . La stratégie de désengagement industriel des sites européens a donc commencé par la sous-traitance locale qui en un an, de 2017 à 2018, perd 20 % de son chiffre d’affaires et 40 % de ses effectifs, et enregistre des pertes sur la moitié des achats spécifiques faits pour GE, du fait du changement de fournisseurs. Des entreprises ont disparu, la destruction de centres d’études et d’essais de GE a conduit à la fermeture d’entreprises d’ingénierie, ou à une réduction drastique de leurs effectifs.[7] Des salariés très qualifiés ont quitté le territoire avec toutes les conséquences qui s’ensuivent, sur la recherche, les débouchés de l’université technologique de Belfort Montbéliard, et l’avenir économique et culturel du territoire.

             Un groupement de sous-traitants locaux, réunis dans « la vallée de l’énergie » est certes soutenu financièrement par la région, dans une convention pour l’aide au diagnostic et à la prospection de nouveaux débouchés, mais se trouve dans l’impuissance effective pour faire obstacle au désengagement du donneur d’ordre, par insuffisance de rapport de forces collectif et politique et risque de sanction immédiate par un arrêt des commandes, en cas de velléité de rébellion. Le donneur d’ordre est sur le territoire un véritable tyran à droit de vie et de mort sur ses sujets. L’impératif de chartes de sous-traitance, stabilisant dans le moyen terme les relations sur les projets, les tarifs, les délais de paiement, l’égalisation vers le haut les salaires et droits des salariés de toute la chaîne de la filière s’impose[8].

            Cette construction d’un rapport de force collectif puissant, avec un prolongement institutionnel aux luttes des salariés et de la population, a manqué et laissé ainsi le champ libre aux prédations financières du fonds d’investissement prédateur qui dirige le groupe américain. C’est précisément ce qui est visé avec les conférences permanentes. 250 millions de Crédit Impôt Recherche ont été touchés par GE, sans compter le CICE, pendant que le site de Belfort verse des licences d’exploitation et redevances sur des brevets produits par ses ingénieurs et plonge dans un déficit artificiel délibérément organisé. Toute ces manipulations et cette gabegie de fonds publics, mises sur la place publique, seraient entravées, si elles devenaient dorénavant un sujet relevant de l’exercice d’une responsabilité collective, avec le pouvoir de mobiliser des fonds et construire un projet industriel, y compris, s’il le faut, hors d’un partenaire américain aussi peu fiable. C’est au contraire dans un tête-à-tête feutré et complaisant État/élus dirigeants locaux/direction de GE[9] que continuent à se conduire de pseudo-négociations dont l’enjeu est surtout de masquer les capitulations des dirigeants politiques devant le capital. La question est d’une actualité brûlante puisque GE s’apprête aujourd’hui à vendre à la découpe, secteur après secteur, nucléaire, gaz, réseaux et renouvelables, toute l’industrie énergétique, et briser les cohérences de recherche et de production acquises sur des décennies de savoir-faire humains. Il y a vraiment urgence à ce que dans les campagnes électorales de toutes les régions concernées par un site GE, nous diffusions et portions les propositions pour une maîtrise publique de ce secteur stratégique, que le réseau GE du Parti communiste a initiées, et qui rassemble bien au-delà de ses rangs[10].

                                               Les pôles de compétitivité

            Autre lieu des ravages des politiques régionales au service du capital : les pôles de compétitivité et autres dispositifs d’aide à la compétitivité. Ils sont centrés sur des projets d’envergure nationale ou internationale et sont chargés de faire la jonction entre les laboratoires de recherche, les ressources locales en formation et les projets portés par les entreprises. Tels qu’ils fonctionnent, ils offrent en réalité les ressources humaines des territoires (recherche, qualifications, aides financières) aux entreprises, qui viennent faire leur marché de ce qui les intéresse et les utilisent ensuite selon leurs stratégies mondiales, et faisant jouer évidemment la concurrence, au moment des implantations industrielles, entre les territoires qu’elles ont « vampirisés ». Il en est ainsi aujourd’hui en Franche Comté du pôle « véhicule du futur », de la filière « hydrogène », des batteries, que nombre de régions financent de plus en plus en y voyant des perspectives de diversification prometteuse, mais qui entrent en fait en concurrence les unes avec les autres sans la moindre visibilité sur les retours locaux en terme d’activités et d’emplois. Les diagnostics réalisés dans certaines régions sur les pôles de compétitivité par des cabinets d’audit privés, plutôt enclins habituellement à enfourcher les chevaux de bataille de leurs commanditaires, ont confirmé largement leur faible efficacité à relancer une dynamique locale de développement.
            Mettre fin à une gouvernance opaque des pôles de compétitivité qui est le plus souvent confiée au seul patronat, modifier leur pilotage dans le sens de l‘ouverture aux syndicats et aux élus, exiger des engagements stricts et sanctionnés sur les activités et emplois (non délocalisation, création nouvelles) selon les principes d’intérêts partagés et de coopération avec les autres régions concernées, afin d’échapper à la mise en concurrence qui ne fait que renforcer les pouvoirs du capital, voilà tout un ensemble de sujets dont les conférences permanentes peuvent s’emparer pour sortir de l’enlisement des politiques régionales d’accompagnement du capital et consolider les emplois le long des filières.

            Cette exploration sommaire et non exhaustive des diverses voies à emprunter pour une approche offensive de l’emploi montre qu’avec la volonté politique et l’appui sur les luttes, il y a des possibilités encore largement inexploitées pour élargir le champ d’intervention habituel des régions, impulser des processus démocratiques, et faire reculer les pouvoirs du capital.
             La visée est d’atteindre au cœur du système économique,
grâce la maîtrise démocratique de l’utilisation de l’argent public et privé et l’émancipation du marché du travail, à partir d’une sécurisation progressive des vies professionnelles entre emploi et formation, qui soit le point d’appui des transformations productives requises par l’urgence écologique.

            Les enjeux idéologiques et politiques de cette bataille politique sont considérables pour faire reculer des idées fatalistes qui freinent aujourd’hui la mise en mouvement pour la transformation sociale. Parmi ces idées, celle, bien répandue, y compris à gauche et dans une partie du monde syndical, qu’on ne peut rien faire d’autre que de laisser la gestion des entreprises, des banques au patronat, et celle des fonds publics là la technocratie. Celle, connexe, selon laquelle il n’y aurait rien d’autre à faire contre le chômage que la mise en place du mince filet du « revenu de base ». Dans ce moment d’explosion de la précarité et de la pauvreté, les parades à l’urgence vont se multiplier, l’extension et la revalorisation des minima sociaux est indispensable, et doit faire partie des revendications immédiates.
             Mais il importe aussi de ne pas laisser se laisser emporter par l’urgence en oubliant leur inscription dans une perspective de changement des rapports économiques et sociaux. Il importe de résister à l’idée que l’emploi serait une donnée exogène, quantitativement limitée par des facteurs technologiques, auxquels il n’y aurait d’autre choix que de s’adapter, et laisser se répandre l’idée qu’une partie de la population n’y aura jamais accès. C’est la philosophie sous-jacente du « revenu de base », c’est à dire un renoncement au changement de système économique, qui le condamne inexorablement à n’être qu’un transfert de transfert extrêmement faible, compte tenu des énormes prélèvements du capital sur la valeur ajoutée produite. Une vision libérale qui sépare le social de l’économique et fait du social un résidu de ce que l’économique aura bien voulu lui laisser en redistribution.
            Notre voulons au contraire inverser la logique, en partant du social pour transformer l’économique. Nous voulons faire de la sécurisation des revenus un levier pour intervenir sur les stratégies des entreprises et leur incidence sur l’emploi et la formation ; changer le rapport au travail, en supprimant le passage obligé par la case chômage entre deux emplois ; émanciper les salariés de la subordination du marché du travail afin que ces droits et cette liberté nouvelle les laissent pleinement déployer leur créativité et changer le modèle de développement. Nous voulons une société dans laquelle les gains de productivité utilisés pour le bien commun ouvrent la perspective d’un temps hors travail considérablement élargi et laisse entrevoir une nouvelle civilisation : la société communiste « dans laquelle le libre épanouissement de chacun serait la condition du libre épanouissement de tous » pressentie par Marx et Engels dans le Manifeste du parti communiste[11].


[1]« Ce que nous voulons pour nos régions » présenté au Conseil National du PCF le 7 septembre 2020

[2]Voir dans cette édition de la revue l’article « Nouvelles institutions et pouvoirs du capital ».

[3]Quelques pistes sont données dans l’article ci-dessus.

[4]L’article de Denis Durand traite de la deuxième institution, les fonds régionaux, dans cette édition de la revue.

[5]Le MJCF porte ces revendications de pré-recrutement avec allocation dans la santé, l’éducation et les transports ferroviaires.

[6]Pour mémoire, GE avait promis au moment de l’achat à Alstom la création de 1000 emplois !

[7] On peut citer le cas du groupe national d’ingénierie «A système», qui passe de 300 salariés à 100.

[8]Voir dans ce numéro d’Économie et Politique l’article éclairant de Jacques Bauquier, syndicaliste de la métallurgie et ancien membre du CESER de Franche Comté.

[9]On rappelle qu’en pleine occupation de l’usine de Belfort en 2019, la présidente de région PS et le maire de Belfort LR ont racheté des locaux à GE pour 2 millions d’euros …sans contrepartie : l’accompagnement au désengagement.

[10]Voir la carte pétition lancée par le réseau GE du PCF « Pas d’électricité sans énergie, pas de choix citoyen sans maîtrise industrielle ».

[11]K. Marx, F. Engels, Manifeste du parti communiste, Paris, Éditions Sociales, 1954, p. 49.