Où en est l’économie après un an de pandémie ?

Le déconfinement ne marque pas la fin de la double crise, sanitaire et économique. Il met à l’ordre du jour une alternative fondamentale : « investir » pour le capital et sa rentabilité, ou donner la priorité au développement des capacités humaines pour une nouvelle efficacité sociale, écologique et économique ?

La pandémie reste le contexte de fond marquant. Elle masque toutefois la crise économique, qui a commencé avant (pour la France c’est très clair, puisque le PIB reculait déjà au 4e trimestre 2019) et dont elle a été un révélateur et un catalyseur. Pandémie et crise économique entrent en résonance l’une avec l’autre pour s’amplifier en une crise sanitaire mondiale majeure.

Croissance, activité économique et prévisions

Si l’on regarde la croissance du PIB, après des récessions spectaculaires en 2020, on s’oriente vers des progressions en 2021. Elles vont amener un matraquage médiatique sur « la reprise », prétextant qu’on serait sortis d’affaire. Que nenni, bien sûr ![i] En rythme trimestriel, cela donne +1,6 % aux États-Unis au 1er trimestre 21, contre une diminution pour la France (-0,1 %) et pour l’Allemagne. Dans l’ensemble, au-delà des différences sur certain trimestres, la France et l’Allemagne ont suivi en moyenne le même rythme de croissance (cf. graphique).

Pour l’année 2021, les États-Unis affichent une prévision de 6 % de croissance du PIB, mais l’Insee affiche +5,5 % pour la France (contre 10 à 11 % prévus dans la foulée de l’optimisme de juin 2020), +3,7 % pour l’Allemagne (mais pour la France un artefact lié à un choix statistique qui lui est spécifique amplifie la mesure de la baisse d’activité dans la fonction publique, amplifiant d’autant la remontée[ii]).

En réalité, on ne va pas récupérer le niveau antérieur aussi vite. En outre, il y a un manque à gagner de production et donc de revenu qui n’a pas été généré en 2020 et 2021. Pour la France, ce manque à gagner de revenu global, selon des prévisions de croissance plutôt optimistes de la Banque de France de juin 2020, était déjà de 500 milliards d’euros d’ici fin 2022.

En tout cas, le niveau de PIB de mi-2019, la production globale, n’est pas encore retrouvé au premier trimestre de 2021 : 4,9 points en-dessous en Allemagne, 4,6 points en-dessous en France, 7,3 points en-dessous en Italie, 9 points en-dessous en Espagne, seulement 2,5 points en-dessous en Pologne (fin 2020) et encore 7,3 points en-dessous au Royaume-Uni (fin 2020, car le T1 de 2021 n’est pas encore disponible). Mais il est dépassé aux États-Unis de 1,9 point (cf. graphique en annexe). Rappelons que la Chine est le seul pays d’importance à avoir connu une croissance de son PIB en 2020 malgré la pandémie, se situant début 2021 à 7,6 % au-dessus de son niveau de fin 2019.

Le caractère structurel des difficultés est bien visible dans les évolutions de la productivité aux États-Unis : croissance de la productivité horaire du travail vivant, y compris en 2020 (+2,5 %), mais amplification du recul de la productivité apparente (ou efficacité) du capital (de -0,6 % par an à -6,4 % en 2020) et donc diminution de 1,7 % de l’indicateur de productivité globale (construit trimestriellement par le BLS[iii]). Sans parler du stock de capital financier, non pris en compte dans ces statistiques, dont la valeur s’envole et qui pèse aussi bien sur la productivité que sur les dépenses.

Enfin, du point de vue financier, les nuages s’amoncellent :

  • Envolée des Bourses. Les records sont battus. Les Bourses s’enflamment. Leur capitalisation atteint près de 140 % du PIB mondial, un record, après les 110 % du PIB de fin 2019, de 2008 ou de 2001. Mais c’est bien autre chose qu’une « bulle » financière. Plutôt un véritable « cancer financier » qui se diffuse dans l’ensemble du corps. Quand la Bourse s’envole (alimentée par les liquidités des banques centrales et par la préservation des trésoreries des grands groupes), cela a un effet « réel » : la valeur du capital d’une entreprise donnée est alors plus élevée, cela signifie que pour atteindre un même taux de rendement de ce capital investi dans une entreprise (mettons 10 %), il lui faut prélever plus en montant sur une même production… plus, contre les salaires et les dépenses sociales !
  • Sorties de capitaux, sous forme d’exportations vers les États-Unis, de nature spéculative mais aussi pour des délocalisations et, surtout, pour l’instant, des rachats, fusions-acquisitions, y compris vers le Sud. Les 4 premiers mois de 2021 enregistrent un record historique de rachats d’entreprises (1 770  milliards de dollars de deals). Cela concerne essentiellement la Chine, le Japon et les États-Unis. En Europe, on observe surtout des rachats spectaculaires, chinois ou US[iv]. Les interventions des États, qui portent à présent sur 60 % des opérations, n’évitent rien, car elles sont conçues en termes de digues et non pas d’alternatives. Ceci sans compter d’ailleurs les délocalisations filées, par déménagement d’activité sans comptabilisation d’investissements directs à l’étranger (IDE), comme ce que réalise General Electric. Notons que pour la première fois, en 2020, les entrées d’IDE en Chine ont été supérieures aux entrées d’IDE aux États-Unis.

Le retour d’un déficit commercial record des exportations de marchandises US (notamment avec la Chine) montre que tout se poursuit : rapatriement (renforcé) des profits aux US, entrée de recettes de royalties et services, accueil de capitaux (investissements de portefeuille) pour financer les importations nettes de marchandises, des prises de contrôle par IDE à l’étranger et en solde les dépenses informationnelles intérieures ou de services publics. Tout cela soutient et renforce le dollar contre tous les autres pays et leur développement.

Le besoin d’une autre mondialisation

C’est dire si l’enjeu d’un nouvel ordre international est très important. Il va monter. Il nécessite de nouvelles institutions internationales et de nouvelles règles communes, tout particulièrement en matière économique :

  • on le voit sur les brevets, qui sont dans le champ de l’OMC et des traités d’investissements internationaux du type TAFTA ;
  • on le voit pour le besoin d’une monnaie mondiale commune de coopération, permettant des avances monétaires qui ne soient pas dans les mains du dollar, cela met en cause le couple dollar-FMI (il est discuté au FMI une création monétaire de DTS de 650  milliards de dollars, soit presque 3 fois ce qui a été fait en 2008-2009 ! dont l’essentiel ira aux États-Unis et aux pays capitalistes développés) ;
  • mais cela pose aussi la question de règles sur les multinationales ;
  • sans parler d’un renforcement du rôle de l’OMS et de coordinations mondiales de différents services publics. Tout cela sous l’égide de l’ONU, où les principes de fonctionnement sont quand même plus démocratiques malgré le rôle du Conseil de sécurité, alors que l’OMC comme le FMI en sont complètement indépendants. Or la puissance dominatrice, et impérialiste, voire néo-coloniale des États-Unis repose sur quatre choses : le dollar, la technologie, les multinationales et les règles internationales de circulation de l’argent des multinationales ou des banques.

On a dit que l’UE hésite à amplifier encore sa création monétaire. C’est probablement, outre une idéologie très conservatrice et malthusienne, parce que, pour que cela marche en UE, elle devrait affronter un enjeu de classe qu’elle ne veut pas du tout affronter, et encore moins dans le sens d’une émancipation des peuples. Mais, du point de vue des moyens à sa disposition, de son poids économique, l’UE le pourrait. En revanche, pour les pays du Sud et même, dans une certaine mesure pour les émergents, sauf la Chine, il est très difficile d’utiliser l’arme monétaire massive. Car les dévaluation et fuites de capitaux sont au rendez-vous, ainsi que l’inflation. C’est d’ailleurs ce que l’on observe. Or, pour ces pays, peut-être encore plus que pour nous, mettre en œuvre des avances massives pour sortir des difficultés, et avant d’en être sorti, est décisif. Cela renforce d’autant plus l’enjeu d’un outil de création monétaire mondiale « orientée » sur un investissement en faveur de l’emploi et de la création de richesse, en en faveur des services publics (de santé, en particulier). C’est dire le besoin de combat face au dollar pour une monnaie commune mondiale, et pour une réforme très profonde du FMI. C’est un enjeu pour l’ensemble de l’humanité, afin de faire face vraiment à la pandémie, car la très grande majorité de l’humanité y vit.

Le débat au sein des forces dominantes

Dans le débat de conjoncture, les idées de faire autrement sur l’emploi, la formation, les idées de sécurisation, voire de « conditionnalisation » montent très fort, sans toutefois relever que l’on doit s’opposer à la logique du capital et entrer dans une tout autre relation avec les (grandes) entreprises. C’est le côté trompeur du mouvement que semblent faire les forces dominantes : concéder sur l’idée de conditions mais pas sur les critères précis, concéder sur BCE-création monétaire, mais pas sur l’austérité. Concéder, sur un (petit) impôt des riches transitoire (préconisé par le FMI) mais pas un impôt sur le capital des entreprises et encore moins selon l’utilisation de ce capital. Concéder sur intervention de l’État mais pas sur des pouvoirs pour une autre gestion des entreprises, ni sur le développement de l’emploi-formation sécurisé dans les services publics.

Derrière cela, il y a l’idée que le capital, c’est un stock qu’il faut avant tout conserver, ne pas jeter. Alors que les travailleurs, on peut s’en séparer et les laisser prendre en charge à bas coût par l’État. Alors qu’il faudrait au contraire considérer les capacités des travailleurs comme une ressource à entretenir et à développer, en assumant des excès apparents qui permettent de la mobiliser lorsque les besoins se manifestent, des ressources stratégiques permanentes. Cela renvoie au besoin de sécurité d’emploi ou de formation.

Donc la grille de lecture n’est pas, comme l’écrit l’économiste hétérodoxe américain Dani Rodrick que « le plan Biden pourrait marquer la fin de l’ère néolibérale fondée sur l’idée que la régulation de l’économie par le seul marché est ce qu’il y a de plus efficace » (comme le croient d’ailleurs beaucoup de gauchistes, comme de sociaux-démocrates), comme si État et marché s’opposaient nécessairement. C’est plutôt « quel État ? » : est-ce que cela va être l’État au service du marché et de ses critères, la rentabilité, ou l’État pour appuyer une bataille contre la domination de la rentabilité partout et pour une autre logique démocratique et économique ?

Quelles perspectives, quels enjeux politiques ?

A court terme, la sortie du confinement peut donc signifier à nouveau un rebond transitoire, mais surtout une seconde lame très forte de récession et de difficultés.

Nous ne serons pas dans « la reconstruction », ni dans le « qui doit payer la crise ? », mais dans un nouveau temps de crise, à laquelle il faut faire face pour en sortir ! D’où l’importance de nos batailles pour des conférences régionales et nationale sur production, emploi, formation et utilisation de l’argent, et – surtout – de la bataille contre l’austérité pour une mise massive de fonds, avec des critères précis de contenu (emploi, valeur ajoutée, économies de CO2) au lieu de critères sectoriels (tel secteur doit être appuyé, etc.).

Attention, tirons les expériences de la gauche plurielle, comme de la déconfiture de François Hollande avec le CICE. Voyons bien les différentes facettes de la facilité et du renoncement sur lesquelles toutes les solutions simplistes s’appuient, depuis le revenu d’existence, jusqu’à « territoire zéro chômeurs », ou « un État fort », ou encore la réindustrialisation de certaines activités d’assemblage contre la R&D et les services. A chaque fois, c’est au nom de l’emploi : les emplois se créeraient automatiquement, sans changer le type d’investissement !

Il ne faut pas non plus faire des financements « à côté » des banques et des entreprises, mais en levier sur elles, engager un bras de fer politique avec elles, sur leurs critères de gestion qui guident leur politique d’investissement, en utilisant l’appui de la bataille politique et de ce que nous pouvons conquérir dans les institutions. D’où l’importance de notre bataille pour des fonds régionaux en levier sur les banques, et non pas des banques régionales, en conjonction avec notre bataille pour des conférences régionales permanentes.

Il ne s’agit surtout pas de financer l’emploi et les salaires à la place du patronat et du capital. Il s’agit d’obliger à un nouveau type de développement fondé sur l’emploi, donc de conditionner toutes les dépenses de développement (investissements, recherches, …) au développement de l’emploi et d’une valeur ajoutée efficace, écologique.

C’est dire si les questions de nouvelle démocratie et d’une nouvelle efficacité fondée sur le développement des capacités humaines et des travailleuses et travailleurs, d’autres critères de gestion des entreprises, sont refoulées. Or elles sont décisives, y compris pour déjouer la paralysie possible du mouvement populaire. Cela met la bataille d’idées et la bataille pour de nouvelles institutions, de portée révolutionnaire, au cœur des défis de la conjoncture elle-même.

Annexe

PIB en volume– Evolution trimestrielle

en %, t/t-1

  2019    2020   2021
T1T2T3T4T1T2T3T4T1
France0,60,60,2-0,3-5,9-13,218,5-1,5-0,1
Allemagne0,6-0,50,30,0-2,0-9,78,70,5-1,8
Italie0,00,20,1-0,4-5,7-12,915,9-1,80,1
Espagne0,50,40,40,4-5,4-17,817,10,0-0,5
Zone euro0,50,20,20,1-3,8-11,612,5-0,7-0,6
Pologne1,80,81,10,2-0,2-8,97,5-0,51,1
Suède0,40,40,50,1-0,9-7,87,40,00,8
Union européenne0,60,30,30,1-3,3-11,211,7-0,5-0,4
Royaume-Uni0,60,10,50,0-2,8-19,516,91,3-1,5
États-Unis0,70,40,60,6-1,3-9,07,51,11,6

Source : OCDE, comptes nationaux trimestriels

Niveau de PIB en volume

(indice 100 en 2005-T1)

Commentaire : Les pays n’ont pas retrouvé leur niveau de PIB de fin 2019, sauf les USA.


[i] Si le PIB fait -10 % puis + 10 %, on ne retrouve pas le même niveau, car le +10 % s’applique à un montant plus faible : en partant de 100, avec -10% j’arrive à 90, puis avec +10% je ne remonte qu’à 99. A l’arrivée, il manque 1 % par rapport au niveau initial.

[ii] Il consiste à minorer de 25 % la production des administrations publiques (APU) lorsqu’elles sont en télé-travail, les fonctionnaires étant alors supposés moins efficaces de 25 %… En effet, dans le PIB, la production des APU est grosso modo mesurée comme la valeur des salaires des fonctionnaires. L’Insee a décidé d’y enlever 25 % lors des périodes de confinement, et de considérer que ces 25 % sont une sorte d’aide, pas une mesure de la production des travailleurs et travailleuses. Les infirmières, les profs, les fonctionnaires territoriaux qui multiplient les heures supplémentaires apprécieront !.

[iii] Bureau of Labor Statistics

[iv] Par exemple, ARM, producteur britannique de semi-conducteurs, leader mondial des puces mobiles, possédé par un japonais et racheté par l’américain NVDIA pour 40 milliards de dollars !