Critique marxiste de l’État bourgeois et crise du présidentialisme en France

PARIS - Le 29 octobre 2003 - PAUL BOCCARA - Agora de l'Humanité à la mutualité sur le théme "Le travail peut-il être libérateur"avec Christian BAUDELOT, Sophie BEROUD, Paul BOCCARA,Sabine FORTINO, et Christian LAROZE - Photo Patrick NUSSBAUM *** Local Caption *** 18501:06/02/04 *** Local Caption *** 18501:06/02/04
Paul Boccara

Il semble bien que ce qui domine aujourd’hui, y compris chez des gens qui se réclament du marxisme, c’est la persistance des illusions sur la révolution politique et sur l’État, que Marx commençait à dénoncer dès le tout début et dont il n’a cessé de reprendre la critique. Persistance de ces illusions non seulement dans toute la société, mais dans les mouvements qui se réclament du marxisme lui-même. Dans la société peut persister l’idéalisation de l’égalité, de la justice qui seraient le but de l’État existant démocratique, critiquée par Marx, comme nous l’avons vu, dès le début. Mais cette illusion peut prendre une forme apparemment critique si l’on prétend que l’État n’a pas effectivement établi cette « justice », mais que s’il ne l’a pas fait, il doit pouvoir le faire, c’est-à-dire l’illusion idéaliste consistant à dire essentiellement « l’État devrait faire cela, pourrait faire cela », avec cette « critique moralisante » que Marx opposait à la « morale critique » matérialiste au cœur des luttes réelles. Alors que dans la conception de Marx, l’État par définition c’est une forme politique qui met le pouvoir à part de la masse des individus de la société et donc, par définition, il ne peut pas être le moyen de l’émancipation de tous les individus concrets.

C’est une forme d’idéalisation ou de conception idéaliste, qui consiste à croire qu’un État d’un autre ordre, ou même la politique, peut en réalité faire l’essentiel de l’émancipation universelle. Il s’agit de la croyance à une révolution à âme essentiellement politique que critiquait Marx dès le début. Au lieu de l’articulation essentielle avec la critique de l’économie et de toute la société, de ses bases matérielles et spirituelles qui dépassent la sphère du politique et de l’État.

(…)

Eléments sur la théorie marxiste des formes politiques originales de l’État bourgeois

Voyons d’abord la distinction du politique et de l’État. L’État est une forme historique des rapports politiques, il n’y a pas toujours eu, il n’y aura pas toujours l’État. Cette conception de Marx est confirmée par les travaux des anthropologues contemporains qui parlent de société sans État pour des sociétés très anciennes. Ce qui ne veut pas dire sans politique, parce qu’il y a toujours des problèmes d’organisation de la société dans sa globalité et des forces pour faire respecter cette organisation de la société dans sa globalité ; ce qui définirait le champ du politique, pour en parler de façon très sommaire. Le politique représenterait le jeu des forces ou des pouvoirs au niveau de la société totale, même réduite à un microcosme, comme une communauté primitive, une tribu indienne, ou comme une châtellenie indépendante de l’an mille. Et l’État, ça représente une forme concentrée de ce pouvoir et non pas éparpillée, comme par exemple à l’époque des châtellenies indépendantes. Une forme concentrée et en même temps donc, mise à part, dans une sorte de division du travail social entre l’État et le reste de la société. Ainsi Marx peut caractériser, dans le Livre 1 du Capital : « Le pouvoir d’État ou la force concentrée et organisée de la société ». Marx, comme d’ailleurs ses sources immédiates, développe cette théorie de l’État historiquement contre le féodalisme, où précisément nous n’avons pas cette concentration, du moins à l’époque classique. Donc concentration du pouvoir politique, à part de la société, et séparation, contrairement par exemple à ce qui se passe dans le féodalisme classique, du politique et de la société civile, du « public » et du « privé », ces séparations essentiellement étatiques et même bourgeoises, au lieu de l’intrication dans d’autres types de société. Cet organisme politique à part semble d’ailleurs aller de pair avec les sociétés de type marchand et prémarchand. Mais évidemment l’État capitaliste n’est pas l’État de l’Antiquité classique, société marchande.

Avant de considérer de plus près l’État bourgeois, quelques mots d’abord sur la façon dont la question se posait par exemple chez Lénine ou chez Gramsci, dans la tradition marxiste. Lénine, dans l’ouvrage L’État et la révolution (mais son œuvre est plus riche, sa pratique encore plus) est assez réducteur, selon moi, par rapport à la théorie marxiste. D’ailleurs c’est « l’État », ce n’est pas l’État bourgeois, il n’est pas tellement historiquement déterminé, d’où les limitations corrélatives pour « la révolution ». L’essentiel pour Lénine dans L’État et la révolution (d’autres textes montrent qu’ailleurs il contredit éventuellement cette tendance) est de présenter l’État comme appareil de répression et organisation de « la force physique » au service de la classe dominante. À l’opposé, si l’on peut dire, en forçant l’opposition en quelques mots, on a la tendance de Gramsci, qui tout en se situant dans une problématique marxiste d’origine léniniste sur l’hégémonie, va insister sur l’aspect « force morale » en quelque sorte de l’État, en soulignant la prédominance de cette force morale. Alors que la question n’est pas de mettre l’accent soit principalement sur l’aspect force physique au service de la classe dominante, appareil de répression physique, soit sur l’aspect force morale, mais sur leur liaison. Il s’agit de la force utilisée dans certaines conditions de légitimité et aussi de la production de la force sociale physique dans des formes politiques historiques qui organisent la force et la répartissent. Dans ces formes politiques, il y a à la fois l’aspect moral et physique, comme dans la forme marchande il y a valeur d’usage et valeur (1). C’est précisément ces formes politiques particulières dont il faut étudier plutôt d’ailleurs que le principe, le fonctionnement spécifique et les transformations historiques dans leur articulation avec les formes économiques et le mode de production à ses différents stades, phases et moments concrets. C’est d’ailleurs ce que fait Marx. L’accent essentiel est mis par lui sur les formes politiques et sur leurs transformations. Alors qu’on ne trouve pas le développement de cette théorisation fondamentale chez ses successeurs, où même s’il y a des éléments, des références, elles sont largement allusives. Marx, à plusieurs reprises, va revenir sur ces questions depuis la Critique du droit étatique hégélien jusqu’aux travaux sur les luttes de classes en 1848-52 ou la guerre civile en France en 1871.

Assemblée parlementaire, appareil d’État et délégations

Pour caractériser l’État de la société capitaliste, de la société bourgeoise Marx considère qu’il y a deux formes politiques, deux organismes qui caractérisent ses formes politiques originales : l’assemblée élue et l’appareil d’État, avec toute une dialectique historique entre l’assemblée élue et l’appareil d’État, avec d’ailleurs le pouvoir gouvernemental auquel se rattache l’appareil et qui peut faire le lien dans cette dialectique entre les deux. Ainsi dans les différents manuscrits pour La guerre civile en France, de 1871, on trouve plusieurs fois cette caractérisation, mais également dans d’autres textes. Par exemple, dans le deuxième essai de rédaction il écrit : « l’État bourgeois moderne s’incarne dans deux grands organismes : le parlement et le gouvernement ». Ou encore, à propos de classes dominantes de la société bourgeoise, « l’appareil d’État et le Parlementarisme », « les organismes généraux de leur domination » (2).

On rencontre très souvent des gens qui se disent marxistes, pour qui l’État, la machine d’État, l’appareil d’État, tout ça c’est la même chose ; alors que cette distinction entre appareil d’État et assemblée parlementaire, à l’intérieur de l’État, est, pour Marx, tout à fait constitutive des formes originales de l’État bourgeois. Par exemple, si l’on prend l’État antique démocratique grec, dans l’assemblée de la cité il y a tous les citoyens, il n’y a pas de délégation, il n’y a pas d’esclaves, mais tous les libres. Par contre, dans l’État bourgeois les exploités, j’allais dire les esclaves, les prolétaires votent, mais justement il y a délégation, ils ne font pas partie de l’assemblée. Cette dialectique entre ces deux organismes peut être étudiée dans son évolution et dans sa correspondance avec le mode de production capitaliste et son évolution. De nos jours, on parle beaucoup de « délégation », parce que justement il y a maturation sociale en quelque sorte diffuse d’une pensée critique. On peut même dire qu’il y a double délégation ascendante : délégation des citoyens aux élus de l’assemblée et délégation par les élus au pouvoir gouvernemental et à l’appareil d’État.

Cette mise à part de la société des organes de l’État se poursuit encore avec la délégation descendante de pouvoir dans l’appareil d’État ou la machine d’État, l’administration et les fonctionnaires d’exécution. Cet appareil d’État qui est à part, qui est particulier, se réclame pour cela de « l’intérêt général ». On parle souvent même en se réclamant du marxisme de l’intérêt général. On ne sait pas que par exemple Marx dans La critique du droit étatique hégélien critique de façon très systématique, cette expression d’« intérêt général », parce que qui dit général dit précisément non pas intérêt de chacun des individus. Ce qui est traité de façon générale peut être mis à part de chacun des individus de la société, parce que c’est en fait dominé par les intérêts d’un certain nombre de particuliers. L’intérêt général, c’est une façon de rendre abstraits les intérêts sociaux, de leur donner une forme telle que cela serve les droits égaux foncièrement bornés et donc les particuliers dominant la société. Donc « l’intérêt général » dont on se réclame, par exemple souvent dans la propagande courante, pour Marx c’est un concept essentiellement bourgeois. Cet universel abstrait et non pas concret pose le problème de la visée dès le départ autogestionnaire de la conception de Marx d’une autre politique où les forces reviennent à chacun des individus concrets et à leurs interventions décisives, avec des pouvoirs décentralisés. On trouve beaucoup de textes dans ce sens. Pour n’en citer qu’un seul sur cette conception de l’intérêt général, dans Le 18 brumaire de Louis-Napoléon Bonaparte, Marx note comment « chaque intérêt commun fut immédiatement détaché de la société, opposé à elle à titre d’intérêt supérieur, général, enlevé à l’initiative des membres de la société, transformé en objet de l’activité gouvernementale depuis le pont, la maison, l’école et la propriété communale, du plus petit hameau jusqu’aux chemins de fer, aux biens nationaux et aux universités ». C’est un texte bien connu mais qu’on cite comme ça, sans voir qu’il y exprime une critique rigoureuse de ce qu’est l’intérêt général.

Ce système de délégation particulier présente des correspondances étroites avec le type de société et d’économie du capitalisme.

L’homme libre qu’est le prolétaire (exploité et libre d’une domination personnelle, à l’opposé de l’esclave ou du serf) vote, mais en déléguant précisément à d’autres les pouvoirs. Il y a une relation intime entre la prolétarisation ou encore la salarisation et le suffrage universel.

Aussi, le progrès de la conquête du suffrage est en même temps une élaboration de l’aliénation par le système de délégations. La démocratie nationale, ce n’est pas la même chose que des institutions autogestionnaires décentralisées : la majorité nationale peut être complètement opposée à une minorité régionale ou locale par exemple et l’empêcher de décider, pour elle-même, sur certaines questions. La décentralisation signifie une unité par la concertation sur les questions communes et le partage des pouvoirs pour le reste.

De même, il y aurait une correspondance entre l’appareil d’État organisé à part, dominant ainsi au nom de « l’intérêt général », et la domination des salariés dans l’entreprise pour le capital et les moyens de production appropriés par lui au nom des intérêts généraux de l’entreprise et de sa prétendue « organisation scientifique ». D’ailleurs, Marx emploie la même expression d’interversion, du subjectif et de l’objectif (des sujets et des objets) pour les rapports entre capitaux et travailleurs et pour ceux entre appareil d’État et citoyens.

1. Voir sur cette opposition et son dépassement, mon article « Caractères généraux de l’État capitaliste et de son articulation au mode de production », La Pensée, n° 217-218, janvier-février 1981.

2, Karl Marx, La guerre civile en France, 1871, édition nouvelle accompagnée des travaux préparatoires de Marx, Editions sociales, Paris 1953, p. 257 et 215.

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