Démocratiser notre République

André Chassaigne
Président du groupe GDR - Assemblée nationale

Un régime ne se résume pas à une Constitution et à ses institutions. L’exercice du pouvoir sous la Ve République se situe aux antipodes de notre conception de la République. De notre conception des institutions découle en effet une déclinaison de notre idéal républicain et démocratique. Il est vrai qu’il y a une forme de consensus mêlée de confusion autour de l’idée de « République ». C’est pourquoi il convient d’en clarifier le sens. La République ne se résume pas, selon nous, à une forme de gouvernement. Notre idéal s’inscrit dans l’histoire de la philosophie des Lumières à l’origine de la diffusion des valeurs universelles d’égalité et de liberté. Elle s’inscrit aussi dans l’histoire de l’enracinement de la République à la fin du XIXe siècle, sur la base d’un projet incarné par la figure de Jaurès et animé par le dévouement à la chose publique, les valeurs de justice, de solidarité et de laïcité. Notre République s’articule autour de la notion de citoyenneté comme morale du vivre ensemble, fondée sur la reconnaissance de droits, l’inclusion sociale et l’adhésion à un corpus de valeurs communes, qui ont su faire face aux mouvements royalistes, bonapartistes et fascistes. Ces ennemis de la République sont toujours parmi nous. Pis, leurs idées ne cessent de se diffuser jusqu’au cœur du régime. Ce qui explique en partie les maux qui gangrènent notre système politique et institutionnel. Notre diagnostic critique appelle des propositions. En dépit du nombre et de la fréquence des réformes ces dernières années, la Constitution de 1958 peine à répondre aux critiques récurrentes relatives au déséquilibre structurel des pouvoirs et au déficit démocratique du régime. Il ne suffit plus, aujourd’hui, de passer d’une République à une autre. Il ne suffit plus d’améliorer le système, de mettre un peu d’huile dans les rouages. C’est la démocratie toute entière qui doit entrer dans un nouvel âge, plus ouverte sur la société telle qu’elle est, plus ouverte sur le monde, plus active dans la sollicitation des citoyen-nes, plus civique et participative.

La présidentialisation de la Ve République

Hélas, ce mouvement d’ouverture est aujourd’hui rendu impossible par la prééminence du Président de la République dans nos institutions, laquelle s’est accentuée avec le passage au quinquennat et l’inversion du calendrier électoral, en 2000. Cette évolution institutionnelle s’est doublée d’une dévalorisation du Parlement dans l’exercice de ses traditionnelles fonctions législatives et de contrôle. Le Gouvernement ne dépend plus de sa majorité parlementaire, mais lui impose ses décisions. Le Parlement se transforme législature après législature en « chambre d’enregistrement » et « de valorisation » de décisions prises ailleurs : à l’Élysée, en général, à Matignon, exceptionnellement. De manière plus prosaïque, les assemblées ne bénéficient plus de la primeur des annonces gouvernementales, les parlementaires découvrant leur propre agenda politique dans les médias. Une relégation politique et symbolique contraire à tout esprit démocratique…

Le « nouveau monde » promis par le nouveau président Macron a-t-il remis en cause cette réalité ? Lors de la campagne présidentielle de 2017, Emmanuel Macron avait fait du « renouveau démocratique » un axe essentiel de son programme, un pilier du « nouveau monde » politique qu’il appelait de ses vœux. Or, durant le quinquennat de celui qui se rêvait à la fois « Jupiter » et « maître des horloges », nous avons moins assisté à un renouveau de la pratique des institutions de la Ve République qu’à une illustration caricaturale de la logique présidentialiste : concentration et centralisation du pouvoir à l’Élysée, appui de l’action politique/publique sur une technocratie issue de la haute fonction publique, neutralisation de la fonction primoministérielle, dévalorisation du Parlement avec un fait et une discipline majoritaires poussés à l’extrême, une opposition méprisée, etc.

La majorité présidentielle s’est inscrite avec lui dans cette volonté de transposer aux institutions de la République en général, et au Parlement en particulier, une culture managériale de l’entreprise, celle-là même qui justifie une conception pyramidale de la démocratie et une accélération du rythme de travail parlementaire incompatible avec un exercice réel du travail des députés. Ce fait s’est vérifié à la lumière des différents projets de révision constitutionnelle que cette majorité souhaitait mettre en place durant cette législature, avant que n’éclate l’affaire Benalla. Outre la baisse du nombre de parlementaires et le non-cumul des mandats, les mesures de l’exécutif consistaient dans la confiscation de l’ordre du jour par le gouvernement, la réduction du temps d’examen des projets de loi de finances et la restriction du droit d’amendement parlementaire, sont destinées à neutraliser la capacité d’action du Parlement et à le réduire au « silence législatif ».

Des propositions institutionnelles

À rebours de cet antiparlementarisme, traditionnel sous la V République, nous pensons qu’une revalorisation du Parlement doit être pensée dans le cadre de ses fonctions traditionnelles. En matière électorale, nous devons sans tarder inverser le calendrier, afin que les élections législatives précèdent à nouveau l’élection présidentielle. En matière législative, la revalorisation du Parlement doit passer par une réduction du parlementarisme rationalisé, c’est-à-dire des mécanismes visant à permettre au Gouvernement de se maintenir durablement et de faire adopter son programme législatif sans difficulté et dans des délais restreints. Afin d’améliorer l’exercice de sa fonction de contrôle de l’action du Gouvernement, il semble nécessaire d’œuvrer en particulier au renforcement des droits « des oppositions ». Pourquoi ? Parce que les oppositions parlementaires sont seules à même aujourd’hui d’assurer un semblant de rééquilibrage des pouvoirs. Il nous semble ainsi que la valorisation du Parlement dans la fonction de contrôle équivaut à permettre à la partie du Parlement qui n’est pas liée à un soutien mécanique du Gouvernement déclinant de l’élection présidentielle, et qui cherche à se présenter comme une alternative politique, d’exercer l’essentiel de cette fonction de contrôle. À cet égard, il est possible de présenter plusieurs propositions.

La première a trait à l’ordre du jour. La France pourrait s’inspirer de régimes européens. Au Royaume-Uni : en vertu du standing order n° 14, 2 et 3, l’opposition fixe l’ordre du jour de vingt opposition days en toute liberté, qu’elle utilise d’ailleurs exclusivement pour y inscrire des sujets relatifs au contrôle. Une autre proposition consisterait, comme le propose le professeur Armel le Divellec en la possibilité « d’inscrire dans la Constitution qu’un quart des députés ont le droit d’obtenir une commission d’enquête », comme cela est possible au Bundestag. Nous devons aussi renforcer le temps et les moyens dont disposent les députés et leurs groupes pour mettre en débat et faire voter leurs propres initiatives parlementaires, avec les propositions de loi et de résolution.

Si les propositions existent, nous avons, en France, pour des raisons historiques, une difficulté importante à accorder un véritable statut à l’opposition. Or l’opposition parlementaire en tant que telle et non pas uniquement les groupes d’opposition de l’assemblée intéressée, pourrait être mentionnée dans la Constitution de 1958. Dans le même ordre d’idées, la présidence de l’Assemblée nationale pourrait être confiée à un membre de l’opposition, sur le modèle allemand, ou du moins, envisager d’attribuer davantage de postes de président de commissions permanentes à l’opposition.

Mais cette réforme constitutionnelle et parlementaire, aussi ambitieuse soit-elle, ne sera pas suffisante. Pour redonner du souffle à notre démocratie, nous devons également construire la démocratie participative du XXI siècle. Aujourd’hui, la participation des citoyens aux affaires publiques se déploie de plus en plus en dehors des traditionnels cadres institutionnels et électoraux. Non seulement la notion de citoyenneté inclut une dimension extra-électorale, mais la crise du système représentatif et la dévalorisation de l’institution parlementaire comme des assemblées locales favorisent la société civile dans son désir de s’autogouverner. Cette évolution sociale, indissociable de la crise du système représentatif, témoigne de l’affirmation de sources de légitimité autres que l’élection. Elle induit également le dépassement d’une conception passive de la citoyenneté, réduite à l’exercice périodique du droit de vote aux élections. Le référendum d’initiative citoyenne (RIC), réclamé avec force par le mouvement des gilets jaunes, a été un témoin de ce désir de participation qui traverse la population.Il convient de lui donner corps, en abrogeant le référendum d’initiative populaire tel qu’il existe aujourd’hui et en proposant un mécanisme beaucoup plus souple, permettant aux citoyennes et aux citoyens d’intervenir dans la conduite des affaires publiques, sans que cela ne remette en cause la légitimité de notre système représentatif. La démocratie participative est parfaitement compatible avec un régime parlementaire, à condition toutefois de construire les cadres propices à son expression.

Moraliser la vie publique

Comment, enfin, ne pas évoquer l’indispensable nécessité de « moraliser » notre vie publique. Chacun sait que de l’exemplarité des responsables politiques dépend en partie la confiance des citoyens dans les institutions républicaines et démocratiques. C’est pourquoi la perception de l’exemplarité déficiente des responsables politiquesparticipe à l’émergence d’une « démocratie de la défiance ». En la matière, force est d’admettre que l’encadrement juridique et la culture déontologique s’avèrent défaillants en matière de prévention des conflits d’intérêts. Les lois de moralisation de la vie politique se focalisent par trop sur la vie parlementaire[1]. Or si la vie démocratique de la France est certainement altérée par l’absence d’impartialité et les conflits d’intérêts de certains parlementaires, la loi comme les décisions publiques sont d’abord le produit de la volonté de l’exécutif : président de la République, gouvernement et Administrations mises à sa disposition. Pourtant les diverses lois de moralisation se sont bien gardées d’insérer des dispositions limitant ou interdisant le « pantouflage » des (très) hauts fonctionnaires ou encadrant les allers-retours des mêmes acteurs entre les sphères administratives, politiques et économiques/financières. Est-il besoin de rappeler qu’au sortir des élections présidentielle et législatives de 2017, le président de la République et le Premier ministre, les deux principales autorités politiques de l’État, sont aussi respectivement un ancien banquier d’affaires et un ancien avocat d’affaires issus respectivement des corps de l’Inspection générale des finances et du Conseil d’État ? Est-il besoin de rappeler comment des cabinets de conseil tel que Mc Kinsey, composé en grande partie par d’anciens hauts fonctionnaires, ont fait main basse sur les affaires publiques durant le quinquennat Macron ?

Pour mettre l’intérêt commun à l’abri des conflits d’intérêts (y compris public/public) et restaurer la confiance dans notre vie démocratique, on ne fera pas l’économie d’une réflexion à la fois sur l’accélération de la « désertion[2] » des (très) hauts fonctionnaires vers le secteur privé, ainsi que sur les incompatibilités et les délais à respecter par les anciens responsables politiques avant de rejoindre le secteur privé pour assurer des activités dont ils ont eu la charge dans l’exercice de leur fonction politique.

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Restauration de notre régime parlementaire. Construction de la démocratie participative du XXI siècle. Moralisation de la vie publique. Tels sont en définitive trois mots d’ordre pour initier la régénération de notre démocratie, sans laquelle nous ne sortirons pas de l’impasse politique dans laquelle nous sommes aujourd’hui enclavées. Ce travail sur notre fonctionnement démocratique est nécessaire pour chercher à réconcilier les Françaises et les Français avec la vie politique. Mais il me paraît surtout indispensable pour sortir des logiques mortifères de personnalisation et de délégation du pouvoir. Car ces mêmes logiques me semblent incompatibles avec la recherche d’une citoyenneté ou chacun est en capacité d’agir sur son avenir et de construire collectivement les réponses aux gigantesques défis sociaux et environnementaux qui se dressent devant nous.


[1] Thomas Perroud, « La moralisation de la vie démocratique : on est loin du compte », blog.juspoliticum.com, 17 juillet 2017.

[2] Paul Cassia, « Pantouflage des hauts fonctionnaires et moralisation de la vie publique », Mediapart, 28 juillet 2017.