Origine, nature et usage du pouvoir administratif

Anicet Le Pors
Ancien ministre de la Fonction publique et des Réformes administratives Conseiller d’État honoraire

Selon l’article 20 de la Constitution, « le gouvernement détermine et conduit la politique de la nation. Il dispose de l’administration et de la Force armée […] ». En réalité, on sait bien qu’il n’en est rien, ce n’est pas le gouvernement mais le président de la République qui détermine et conduit la politique de l’exécutif. On est très loin de la conception du « parlementarisme rationalisé » qu’évoquait Michel Debré, l’un des fondateurs de la constitution de la Ve République. Ce n’est d’ailleurs pas de parlementarisme qu’il s’agit, mais d’un présidentialisme qui ne correspond ni aux promesses des fondateurs de cette République, ni aux pratiques des gouvernements successifs. Quant à l’administration, elle ne serait, selon l’article précité, qu’un instrument du pouvoir exécutif sans autonomie propre. En réalité, la question est bien plus complexe, car si l’administration est bien un instrument dont dispose le pouvoir exécutif, elle doit être intègre, impartiale, compétente, ce qui relève du contrôle et de l’action politiques. Surtout, elle est activée par des fonctionnaires qui doivent présenter les mêmes qualités et pour cela bénéficier de garanties qui en font des citoyens de plein droit par la loi est pleinement responsables dans leurs activités. La conception française, républicaine, de l’administration et de la fonction publique est aujourd’hui l’aboutissement d’une très longue histoire qu’il est indispensable de rapporter pour situer leur place vis-à-vis des institutions et apprécier les enjeux administratifs et institutionnels de notre temps.

La tradition d’un pouvoir hiérarchique autoritaire

Sous la monarchie, les fonctions publiques sont, au début, exercées dans le cadre d’offices tenus par des officiers qui bénéficient de l’inamovibilité, puis de la patrimonialité et de l’hérédité, moyennant droits de mutation par l’édit de Paulet en 1604, ce qui constitue une source de revenus pour la royauté, laquelle perd peu à peu le contrôle du système. Sont alors créés des commissaires placés plus directement sous l’autorité hiérarchique du roi, ce qui entraine la constitution d’une administration d’État plus centralisée. En même temps, se met en place une fonction publique technique avec, par exemple, la création de l’École des Ponts et Chaussées en 1747. Le système s’étend aux tâches d’exécution avec la création de postes de commis placés sous l’autorité de chefs de services. Les tentatives de remise en ordre butent à tous niveaux sur des pratiques de népotisme, de corruption qui entrainent un profond discrédit de cette fonction publique. La Révolution française supprime la vénalité des charges et la Déclaration des droits de 1789 fait du mérite le critère de l’accès aux emplois publics. Toutefois, les changements sont limités et les emplois publics forment un ensemble hétéroclite. Les principales fonctions sont souvent confiées à des personnalités élues qui doivent faire allégeance aux autorités. Toutefois, quelques progrès sociaux sont enregistrés comme l’esquisse d’un système de retraite pour les employés de l’État. Une certaine exigence de qualité tend à s’imposer également.

Une conception autoritaire du pouvoir hiérarchique s’affirme sous le Consulat et l’Empire. Sous la Restauration, la Monarchie de Juillet et le Second Empire, les grands corps (Conseil d’État, Cour des comptes, Inspection des finances), très conformistes, sont honorés et participent activement aux activités industrielles et financières tandis que l’affairisme se développe. La IIe République supprime le cumul de l’exercice d’une fonction publique et d’un mandat parlementaire. La Commune de Paris accorde une attention particulière à l’organisation des services publics et à la condition sociale des agents publics, et ce nouvel état d’esprit, en dépit de la brièveté de l’expérimentation se prolonge sous le gouvernement de défense nationale puis dans les débuts de la IIIe République. Une reprise en main politique de l’administration se traduit par une plus grande attention portée à la loyauté et à la compétence des agents publics recrutés davantage dans des milieux plus modestes. L’affaire Dreyfus puis celle des « fiches » (mention des orientations politiques dans les dossiers personnels) soulignent la nécessité de la neutralité des agents publics.

Les fonctionnaires sont écartés du bénéfice des lois de 1864 sur le droit de grève et de 1884 sur le droit syndical. Leurs associations, puis plus tard leurs syndicats, en feront leur revendication au cours des décennies suivantes tout en demandant plus généralement un « contrat collectif ». Des garanties leur sont progressivement accordées par la loi ou la jurisprudence ou encore par une reconnaissance de fait, comme celle du droit syndical par le Cartel des gauches en 1924. La notion de statut est le plus souvent évoquée par les gouvernements conservateurs comme instrument coercitif du pouvoir hiérarchique, ce qui conduit les organisations représentatives des fonctionnaires à dénoncer la menace d’un « statut carcan ». De fait, le premier statut des fonctionnaires est l’œuvre du gouvernement de Vichy, la loi du 14 septembre 1941.

Les agents des collectivités locales suivent avec retard l’évolution de la situation des fonctionnaires de l’État mais dans une condition inférieure et un cadre administratif instable. Par l’arrêt Cadot de 1889, le Conseil d’État admet sa compétence à leur égard et, par-là, les reconnaît comme agents publics. En 1919, il est fait obligation aux communes de prévoir des dispositions statutaires pour leurs personnels. Mais la loi de finances du 31 décembre 1937 interdit aux communes de faire bénéficier leurs agents de rémunérations supérieures à celles versées à leurs homologues de l’État. Les établissements hospitaliers sont placés jusqu’au milieu du XIXe siècle sous administration de l’Église. Un édit du 12 décembre 1698 en avait uniformisé la gestion, l’évêque présidant l’assemblée générale de l‘établissement. Une sécularisation se développe qui améliore la situation administrative des personnels et écarte progressivement les religieux.

Le XIXe siècle et la première moitié du XXe seront ainsi dominés dans l’administration par un principe hiérarchique autoritaire débouchant sur une conception du « fonctionnaire-sujet » que Michel Debré définira par la formule suivante – à laquelle ne sauraient cependant se réduire sa position et son rôle dans l’élaboration des réformes – « Le fonctionnaire est un homme de silence, il sert, il travaille et il se tait [1]. »

1946 : Maurice Thorez, la conception du fonctionnaire-citoyen

Le programme du Conseil national de la Résistance (CNR) ne prévoyait pas de réformes spécifiques pour l’administration et la fonction publique, mais l’appel à une large démocratisation créait des conditions favorables à leur conception. C’était aussi la volonté du général de Gaulle qui souhaitait pouvoir s’appuyer sur une administration loyale et efficace. Il en chargea le ministre de la fonction publique d’alors Jules Jeanneney, avec le concours de Michel Debré. Des commissions furent alors constituées, dont une commission syndicale composée de dix représentant de la CGT et cinq de la CFTC, seuls syndicats alors existants. Mais elle ne fut d’aucune utilité car les reformes furent adoptées par la voie de l’ordonnance du 9 octobre 1945. Elle concernait les créations suivantes : l’École Nationale d’Administration (ENA), une Direction de la Fonction publique, un corps interministériel d’administrateurs et un autre de secrétaires administratifs, un Conseil permanent paritaire de l’administration civile, les Instituts d’études politiques (IEP). Le 21 novembre 1945, Maurice Thorez, secrétaire général du parti communiste français, devint ministre d’État, chargé de la fonction publique, peu avant la démission du général de Gaulle le 20 janvier 1946.

Le groupe de travail constitué par le ministre de la Fonction publique dut surmonter de nombreuses difficultés pour élaborer un projet. Ce fut tout d’abord la position de la Fédération générale des Fonctionnaires (FGF-CGT) qui continuait à revendiquer un « contrat collectif ». Cependant, l’un de ses dirigeants, Jacques Pruja, défendit l’idée d’un statut législatif prenant le contrepied du « statut carcan » jusque-là dénoncé par le mouvement syndical. À force de ténacité il parvint à convaincre son organisation sur la base d’un projet qu’il avait personnellement élaboré. Il fallut aussi surmonter la forte réserve de hauts fonctionnaires et notamment du directeur de la Fonction publique. La CGT et la CFTC divergeaient également sur le mode de représentation des syndicats. Un premier projet fut vivement critiqué, notamment en ce qu’il créait un poste de secrétaire général de l’administration suspecté de vouloir être substitué pour des raisons politiques à celui de directeur de l’administration, aux compétences essentiellement juridiques. Les opposants au projet se mobilisèrent alors pour le modifier au fond, puis pour tenter d’en freiner la discussion afin qu’il ne puisse achever son parcours parlementaire et que, finalement, on y renonce. Le projet fut à nouveau contesté lorsqu’il passa en Conseil des ministres le 12 avril 1946 où il fut vivement attaqué.

Maurice Thorez transigea sur la création du secrétariat général de l’administration qu’il abandonna, mais tint bon sur le reste. Son entreprise fut à nouveau contrariée par le rejet, le 5 mai 1946, d’un premier projet de constitution qui rendit nécessaire ne nouvelles élections législatives. Après la formation d’un nouveau gouvernement,le Mouvement républicain populaire (MRP), parti démocrate-chrétien d’alors, de concert avec la CFTC, déposa un projet qui entraîna aussitôt un nouveau dépôt du projet antérieur du ministre de la Fonction publique. Finalement, Maurice Thorez obtint du président du Conseil, Georges Bidault – à la suite d’une tractation sur laquelle on continue de s’interroger – l’assurance que son projet viendrait bien en discussion avant la fin de la deuxième Constituante. Le rapport de force s’établit en faveur d’un projet amendé. Il vint en discussion le 5 octobre à l’Assemblée lors de sa dernière séance. Il fut adopté à l’unanimité, sans discussion générale, après seulement quatre heures de débat pour 145 articles.

Le statut ne concernait que les fonctionnaires de l’État, c’est-à-dire 1 105 000 agents publics. Les agents des collectivités territoriales n’étaient pas pris en compte par ce statut. Ils bénéficièrent cependant de dispositions statutaires nouvelles par une loi du 28 avril 1952 codifiée dans le livre IV du code des communes, tandis que les personnels des établissements hospitaliers étaient également l’objet de dispositions statutaires par un décret-loi du 20 mai 1955 codifié dans le livre IX du code de la santé publique. Le statut mit dans la loi de très nombreuses garanties pour les fonctionnaires en matière de rémunération, d’emploi, de carrière, de droit syndical, de protection sociale et de retraite. La novation la plus surprenante aujourd’hui était, pour la première fois, la définition d’un « minimum vital » (on dirait du SMIC aujourd’hui) : « par minimum vital il faut entendre la somme en-dessous de laquelle les besoins individuels et sociaux de la personne humaine considérés comme élémentaires et incompressibles ne peuvent être satisfaits. » (Art. 32, 3e alinéa). C’était la base d’une autre disposition du même article prévoyant qu’aucun traitement de début d’un fonctionnaire ne soit inférieur à 120 % de ce minimum vital.

Au terme du périple, Jacques Pruja, initiateur du projet de statut au sein de la Fédération générale des fonctionnaires CGT, manifesta quelque amertume, regrettant les dénaturations portées au projet d’origine et critiquant sévèrement l’esprit routinier et rétrograde des hauts fonctionnaires du Conseil d’État, l’arrogance de certains ministres, les préoccupations partisanes et électorales. Mais Maurice Thorez livra en conclusion la conception nouvelle : « Le fonctionnaire […], garanti dans ses droits, son avancement, et son traitement, conscient en même temps de sa responsabilité, considéré comme un homme et non comme un rouage impersonnel de la machine administrative »[2]. Était ainsi consacrée la conception du fonctionnaire-citoyen.

1983, une fonction publique unique à trois versants

 Lors de l’avènement de la Ve République, l’ordonnance du 4 février 1959 abrogea la loi du 19 octobre 1946, mais les dispositions essentielles du statut furent conservées si le nombre d’articles fut ramené de 145 à 57 en raison d’une nouvelle définition des champs respectifs de la loi et du décret dans la constitution. Le mouvement social de 1968 ne modifia pas ce dispositif statutaire, mais les fonctionnaires, qui participèrent activement au mouvement, bénéficièrent de retombées des évènements : la reconnaissance de la section syndicale d’entreprise, par exemple. Une large concertation s’ouvrit ensuite sur des questions importantes qui déboucha sur des conclusions connues sous le nom de « constat Oudinot ». L’élection de François Mitterrand à la présidence de la République, le 10 mai 1981, permit d’ouvrir un nouveau chantier statutaire.

Le président François Mitterrand ayant fait de la décentralisation l’une de ses priorités, il avait chargé son ministre de l’Intérieur, Gaston Defferre, maire de Marseille, d’élaborer un projet de loi sur le sujet. Nommé le 23 juin ministre délégué auprès du Premier ministre, chargé de la Fonction publique et des Réformes administratives, je m’aperçus rapidement que le projet n’envisageait pour les agents publics de l’administration territoriale qu’un renforcement des garanties figurant dans le code des communes. Craignant la constitution, à côté de la fonction publique de l’État, fondée sur le système de la carrière comportant des garanties (dont la garantie d’emploi) sur l’ensemble de la vie professionnelle, d’une fonction publique d’emploi liant celui-ci à la notion de métier et, par-là, présentant moins de garanties, je me suis rapidement opposé à ce projet qui risquait de précariser la fonction publique dans son ensemble, selon une règle que les économistes connaissent bien : « La mauvaise monnaie chasse la bonne ».

Je souhaitais une unification statutaire globale au niveau des garanties de carrière prévues pour les fonctionnaires de l’État que je me proposais d’augmenter. Avant même l’arbitrage du Premier ministre, Pierre Mauroy, maire de Lille mais aussi ancien fonctionnaire et syndicaliste de la Fédération de l’Éducation nationale (FEN), j’intervins à l’Assemblée nationale le 27 juillet 1981, à la suite de la présentation par Gaston Defferre du projet de loi de décentralisation, en faveur de « la mise en place pour les personnels locaux d’un statut calqué sur celui de la fonction publique de l’État, c’est-à-dire sur le statut général des fonctionnaires. » Olivier Schrameck, alors conseiller technique de Gaston Defferre, analysera plus tard : « Pour [Anicet Le Pors] la construction d’un nouveau statut général, qui constituait sa tâche essentielle, était l’occasion d’assurer l’unification de la fonction publique autour des principes qu’il avait proclamés. Jacobin de tempérament et tout particulièrement méfiant à l’égard des tentations clientéliste des élus, il n’était résolu à n’accorder à l’autonomie des collectivités locales que ce qui leur était constitutionnellement dû. Il voyait aussi, dans une nouvelle construction statutaire homogène, l’occasion d’étendre son influence et celle de son ministère […]. À l’occasion d’une communication en Conseil des ministres du 31 mars 1982, il avait d’ailleurs d’emblée fait adopter un cadre d’orientations générales qui portait fortement sa marque[3]. »

Après bien des péripéties, Pierre Mauroy arbitra en ce sens, ce qui provoqua le mécontentement de Gaston Defferre, qu’en politique chevronné il sut surmonter, mais aussi ce commentaire quelque peu désabusé d’Olivier Schrameck : « Et le dispositif cohérent mais complexe en définitive adopté d’une loi constituant un socle commun partie intégrante des statuts des deux fonctions publiques différentes, dans l’attente de la fonction publique hospitalière, fut acquise par l’arbitrage du premier ministre particulièrement sensible pour des raisons plus politiques qu’administratives à l’argumentation de [son ministre de la fonction publique]. Ce compromis fut ainsi la traduction d’un rapport de forces ».

Le statut unifié fut ainsi inauguré par la loi du 13 juillet 1983 relative aux droits et obligations des fonctionnaires, suivie des trois lois concernant respectivement les fonctions publiques de l’État, territoriale et hospitalière caractérisant une fonction publique « à trois versants ». Le nouveau statut intégra dans la loi des droits qui ne s’y trouvaient pas, notamment : droit de grève, liberté d’opinion, capacité de négociation des organisations syndicales, garantie de mobilité, droit à la formation permanente. Il étendit considérablement son champ d’application à près de 5 millions de salariés à l’époque. Une loi du 11 juin 1983 avait préalablement engagé une titularisation des contractuels de grande ampleur. Les organisations syndicales, après quelques hésitations pour certaines d’entre elles, soutinrent unanimement la réforme. Les associations d’élus étaient réservées voire hostiles, craignant que ce statut ne limitât leurs prérogatives. Au Parlement, l’opposition conduite par Jacques Toubon se découragea vite faute de « grain à moudre ».

François Mitterrand, qui ne s’intéressait guère à ces questions, sembla les découvrir sur le tard. Jacques Fournier, alors secrétaire général du gouvernement, le raconte : « Anicet Le Pors, lui, n’était plus au gouvernement lorsque le président s’interrogea à haute voix, le 29 mai 1985, sur l’utilité de l’ensemble législatif concernant le statut de la fonction publique dont il avait été l’artisan. Passait ce jour-là en Conseil des ministres le projet de loi sur la fonction publique hospitalière, dernier volet de cet ensemble. Le commentaire de Mitterrand est en demi-teinte. “ L’adoption de ce texte s’inscrit dans la logique de ce que nous avons fait. À mon sens ce n’est pas ce que nous avons fait de mieux. ”. Il évoque une “ rigidité qui peut devenir insupportable ” et des “ solutions discutables”. “ On ne peut plus recruter un fossoyeur dans une commune sans procéder à un concours… Il est vrai que j’ai présidé moi-même à l’élaboration de ces lois. Peut-être n’ai-je pas été suffisamment informé. Tout ceci charge l’administration et conduit à la paralysie de l’État. Il reste que c’est la quatrième et la dernière partie d’un ensemble. Je ne suis pas sûr, en définitive, que ces lois auront longue vie[4]. » C’était il y a longtemps …

En résumé, on peut considérer que le statut général alors élaboré, bien que maintes fois modifié et quelque peu dénaturé depuis, mais toujours en vigueur, est le résultat de quatre choix. Premièrement, celui de la conception du fonctionnaire-citoyen responsable contre celle du fonctionnaire soumis, par héritage du statut de 1946. Deuxièmement, le système de la carrière contre celui plus précaire de l’emploi, attaché à la notion de métier. Troisièmement, un équilibre délicat entre l’unité du statut et la diversité des fonctions conduisant à la construction d’une fonction publique à trois versants. Quatrièmement, le choix de fonder idéologiquement cette architecture sur trois principes ancrés dans l’histoire : d’abord, le principe d’égalité par référence à l’article 6 de la Déclaration des droits de 178 et dont nous déduisons que c’est sur la base du mérite par la voie du concours que l’on doit accéder aux emplois publics ; ensuite, le principe d’indépendance qui fait du fonctionnaire le propriétaire de son grade, sur la base de la loi sur l’état des officiers de 1834 faisant de l’officier le propriétaire de son grade, son emploi étant à la disposition de l’administration ; enfin, le principe de responsabilité fondé sur l’article 15 de la Déclaration des droits, prévoyant que l’agent public doit rendre compte à la société de son administration.

Toutefois, ce fut la création d’une troisième voie d’accès à l’ENA qui provoqua la plus vive tension. Elle était réservée à des candidats ayant fait la preuve de leur attachement au service public à un niveau élevé : syndicalistes, dirigeants d’associations d’utilité publique, élus. Ce concours était distinct des concours externe et interne existants. Pour les élèves de la troisième voie, des places étaient réservées dans tous les corps de débouché de l’ENA, y compris les « grands corps ». Cette réforme heurta surtout une certaine conception de l’élitisme que l’on qualifiera de bourgeois. Le projet devint de plus en plus restrictif au fil de la procédure parlementaire. La loi conduisit néanmoins au recrutement d’une trentaine de ces énarques « du troisième type » au cours des années suivantes avant d’être dénaturée et rendue inopérante par le Premier ministre Michel Rocard en 1990.

Les tendances lourdes de l’histoire

À ce stade, il est utile de s’interroger sur les tendances de longue, voire de très longue période qui, au-delà des circonstances contingentes, expliquent l’état social actuel. Trois tendances peuvent, à mon sens, être distinguées[5].

En premier lieu, il s’agit de la sécularisation du pouvoir politique qui, au fil des huit derniers siècles parcourus, a entrainé une autonomisation de l’appareil d’d’État et une forte expansion administrative. Ce mouvement peut être analysé comme le passage de l’hétéronomie à l’autonomie de la société théorisé par Marcel Gauchet, qui se développe en ruptures et bipolarisations de la distanciation Dieu-monarque à la dialectique anthropologique individu-genre humain de notre temps. Il nécessite des organisations de plus en plus complexes ayant recours aux technologies les plus avancées.

En deuxième lieu, on observe une socialisation des financements nécessaires pour garantir la cohésion sociale et répondre à des besoins fondamentaux devenus inéluctables. Cette évolution se mesure par la progression de la dépense sociale et des prélèvements obligatoires qui ne dépassaient pas 15 %du produit intérieur brut (PIB) en France avant la Première guerre mondiale pour atteindre aujourd’hui 45 %, et marqués par un « effet de cliquet » dont les gouvernements successifs n’ont su se défaire depuis quarante ans en dépit de leurs engagements. Cette socialisation se caractérise aussi par la part prise par l’emploi public dans la population active totale. Une étude de décembre 2017 deFrance Stratégiea montré qu’avec 89 agents publics pour 1 000 habitants la France se situait en moyenne haute des dix-neuf pays développés comparés, mais nullement en position atypique[6].

En troisième lieu, on observe sur le long terme une maturation et une affirmation de concepts concourant à la sécularisation et à la socialisation qui viennent d’être évoquées. L’intérêt général, catégorie éminente en France, est une catégorie très contradictoire de forte densité politique. Elle ne se réduit pas à la somme des intérêts particuliers, selon la conception courante dans les pays anglo-saxons. Le service public que Montaigne évoquait déjà dans ses Essais en 1580, participe d’une tradition de notre pays et n’a cessé d’affirmer sa théorie. Il résulte de l’histoire retracée ci-dessus que la fonction publique est le produit de deux lignes de forces antagoniques : d’une part, une conception autoritaire dominée par le principe hiérarchique qui débouche sur la conception du fonctionnaire-sujet, d’autre part, la conception démocratique, fondée sur la responsabilité de l’agent public et qui aboutit à la conception du fonctionnaire-citoyen retenue depuis 1946 comme on l’a vu.

Les thuriféraires du néolibéralisme font peu de cas de l’histoire. De même, leur exigence théorique et scientifique des fondements idéologiques des politiques publiques a moins d’importance que pour les tenants de services publics opérateurs de l’intérêt général. La « main invisible » n’est pas interpellée par le principe d’égalité, ce dont ne peut se dispenser la main visible et volontaire. Si, à la fin du XIXe siècle, l’école de Bordeaux du service public, réunissant des juristes de renom et impulsée par Léon Duguit, structure la théorie du service public, à la même époque s’élabore la théorie libérale néoclassique qui a aussi l’ambition de définir l’intérêt général hors même du champ politique. Mais elle n’est jamais parvenue qu’à la proposition d’un « optimum social » supposant un comportement rationnel d’acteurs économiques bien informés, poursuivant leur intérêt personnel dans des conditions de concurrence parfaite, conditions jamais réalisées. Mais surtout, cette théorie réduit le citoyen à un acteur économique, producteur ou consommateur, et elle se révèle incapable d’intégrer les principales caractéristiques du monde réel : l’existence d’un État stratège, de biens indivisibles, de monopoles, d’une concurrence imparfaite, d’effets externes. Les tentatives d’ajustement ont donné lieu à une abondante production mathématique qui, devant les difficultés rencontrées, a prétendu légitimer une politique normative et dénonciatrice de l’intervention de l’État jugée excessive, de la propriété publique, des contraintes du code du travail, du principe d’égalité, des statuts législatifs et réglementaires, etc. Théorie disqualifiée dans le monde tel qu’il va.

Pour autant, les tendances lourdes relevées sont-elles un caractère irréversible et ne sont-elles pas contredites par les évolutions observées au cours des dernières décennies ? Il convient d’en étudier le sens et la portée.

La régression néolibérale 

Le début des années 1980 apparaît comme un point haut de la sphère publique dans la société française, tant en ce qui concerne le secteur public entendu comme le champ de la propriété publique, le service public principalement mais non strictement et de moins en moins lié à la propriété publique (délégation de service public, autorités administratives indépendantes, externalisation, etc.), et la fonction publique, dont nous avons retracé l’édification, qui recouvre environ les quatre cinquièmes du service public. La loi de nationalisation du 11 février 1982 ajoute aux nationalisations de la Libération plusieurs grands groupes industriels, certains par appropriation totale, d’autres partiellement et une partie importante du secteur bancaire. L’État et les autres collectivités publiques disposent de moyens d’expertise importants : Commissariat général du Plan, INSEE, Direction de la Prévision, Délégation interministérielle à l’Aménagement du territoire et à l’attractivité régionale (DATAR), etc. La loi de décentralisation du 2 mars 1982 est alors regardée comme un acte de profonde modernisation de l’aménagement du territoire. Enfin, la loi du 13 juillet 1983 relative aux droits et obligations des fonctionnaires, précédemment évoquée, outre l’approfondissement des garanties pour tous, place aussi sous le statut général, au-delà des fonctionnaires de l’État, les agents publics des collectivités territoriales et des établissements publics hospitaliers et de recherche, faisant passer leurs effectifs totaux de 2,1 à 4,6 millions de fonctionnaires, 5,7 millions aujourd’hui.

Cependant, la régression intervient très vite après le « tournant libéral » option qui se prolonge jusqu’à nos jours. Sous l’effet de vagues de privatisations successives, les plus importantes intervenant sous le gouvernement Jospin, le secteur public industriel et financier s’effondre des trois quarts. Les moyens d’expertise sont fortement affaiblis ou supprimés, remplacés par le recours à des « experts » privés et des opérations sans base scientifique ni concertation et visant exclusivement la réduction des dépenses publiques (LOLF, RGPP). Les réformes des collectivités territoriales des Actes II et III (se substituant à l’aménagement du territoire) provoquent une profonde déstabilisation des collectivités traditionnelles au bénéfice d’entités concentrant les moyens : intercommunalités et métropoles.

Il est clair, après l’orientation libérale choisie par François Mitterrand au printemps 1983, que la conception française du service public et la traduction juridique qu’en donne notamment le statut général des fonctionnaires, expriment une logique inacceptable dans une situation dominée au niveau mondial par quelques oligarchies financières qui s’efforcent de faire « ruisseler » leur idéologie libérale à tous niveaux quand bien même celle-ci est aujourd’hui disqualifiée théoriquement et contredite par le mouvement du monde. D’où la violence obstinée des agresseurs des initiatives de dé-marchandisation de la vie publique, des statuts législatifs ou réglementaires et tout spécialement du statut général des fonctionnaires, soit sous forme d’offensives brutales, soit par l’action de « transformations souterraines ».

Offensive rancunière, celle de la loi Galland du 13 juillet 1987, changeant, pour le symbole, de différenciation les corps des fonctionnaires territoriaux en cadres et rétablissant le système dit des « reçus-collés » dans la fonction publique territoriale (la liste des reçus à un concours étant établie par ordre alphabétique au lieu de l’être par ordre de mérite, ce qui permet aux autorités de choisir discrétionnairement leurs agents, les plus méritants pouvant n’être jamais nommés), nuisant ainsi à la comparabilité des fonctions publiques et, par-là, à la mobilité des fonctionnaires que le statut a érigé au rang de garantie fondamentale. Faux-pas du Conseil d’État préconisant dans son rapport annuel de 2003 de faire du contrat une « source autonome du droit de la fonction publique ». Proclamation imprudente de Nicolas Sarkozy appelant en septembre 2007 à une « révolution culturelle » dans la fonction publique et disant son intention d’y promouvoir le « contrat de droit privé négocié de gré à gré », mais forcé d’y renoncer face à la crise financière de 2008, l’opinion publique reconnaissant que la France disposait d’un précieux atout anti-crise dans l’existence d’un important service public, efficace « amortisseur social ».

Les attaques frontales ayant échoué, s’est développée une entreprise plus sournoise : d’une part l’expansion du paradigme de l’entreprise privée dans le service public sous la forme du New public management (NPM), d’autre part un « mitage » du statut : 225 modifications législatives et plus de 300 modifications réglementaires au cours des trente années qui ont suivi son adoption, la plupart des dénaturations, démontrant malgré tout, à la fois la solidité du statut et son adaptabilité. Aucune attaque frontale contre le statut n’est intervenue sous le quinquennat de François Hollande, qui a cependant manqué de courage en ne revenant pas sur les dénaturations commises par les gouvernements de droite (à supposer qu’on puisse le créditer d’une telle idée), et d’ambition en ne mettant en place aucun chantier de modernisation de la fonction publique, si l’on excepte le rapport Pêcheur contenant des appréciations positives sur le statut, la loi du 20 avril 2016 de la ministre chargée de la fonction publique Marylise Lebranchu sur la déontologie des fonctionnaires et le rapport commandé par le Premier ministre Manuel Valls au Conseil économique social et environnemental (CESE) sur l’avenir de la fonction publique, en juillet 2016, à moins d’un an de l’échéance du quinquennat.

Au total, la régression néolibérale est incontestable, mais elle apparaît de portée limitée jusqu’au quinquennat Hollande : un secteur public demeure important en France, la fonction publique n’a jamais été aussi nombreuse malgré les atteintes, le statut général des fonctionnaires est toujours en place, les prélèvements obligatoires socialisés n’ont pas régressé, la libre administration des collectivités territoriale est vivace dans la culture des élus locaux, l’attachement à la conception française du service public demeure une composante essentielle de la culture populaire. Il n’est au pouvoir d’aucun gouvernement d’inverser les trois tendances lourdes que révèle la rétrospective présentée ici.

Le contrat contre la loi

 Pour autant, le néolibéralisme peut être conduit à devoir adapter sa stratégie en conjoncture de crise. Emmanuel Macron a été mandaté par les dominants de ce pays et au-delà : la finance internationale dont il émane, les cercles dirigeants de l’Union européenne, le Mouvement des entreprises de France (MEDEF), la technocratie administrative, les flagorneurs du show business, la quasi-totalité des médias. Instruit et talentueux, dès avant son élection, il a pu dessiner une démarche confirmée depuis et que l’on a pu ainsi résumer : vénération de l’élite et mépris des travailleurs, mise au pas des collectivités territoriales, abaissement du parlement, gouvernement aux ordres, exécutif opaque et autoritaire. À tous niveaux, l’administration est concernée et la tentation de modeler la fonction publique selon les vœux du président est particulièrement forte. Il a su tirer les enseignements des tentatives passées.

 La priorité réservée à la réforme du code du travail lui a permis de donner satisfaction au patronat, mais aussi de faire du contrat, et spécialement du contrat individuel privé d’entreprise, la référence sociale majeure susceptible d’être généralisée à l’ensemble des salariés des secteurs privé et public. Il n’a pas cessé le marquer son intention de s’attaquer directement aux statuts des personnels du secteur public. Durant la campagne des élections présidentielles de 2017, il avait notamment jugé le statut des fonctionnaires « inapproprié » et prévu la suppression de 120 000 emplois. Il a stigmatisé ceux qu’il a appelés dans un article du Point du 31 août 2017 les insiders, selon lui des nantis. La croisade anti-statutaire a d’abord été lancée contre le statut des cheminots en raison de la faiblesse relative des effectifs de la SNCF et de la situation dégradée de l’entreprise publique dont il pensait qu’elle pouvait lui apporter le soutien des usagers en raison de la multiplication des dysfonctionnements du service public. Parvenu à ses fins, le Gouvernement a pensé alors pouvoir s’en prendre au statut général des fonctionnaires[7]. Les statuts, voilà l’ennemi !

Le Premier ministre s’est tout d’abord adressé aux ministres par une lettre du 13 octobre 2017 pour leur annoncer la création d’un Comité action publique 2022 dit CAP 22, aux objectifs d’une grande généralité mais envisageant néanmoins « des transferts au secteur privé, voire des abandons de mission ». Ce CAP 22 était présenté comme la pièce maîtresse d’un ensemble complexe, avec une succession de conseils interministériels, un forum en ligne, 21 domaines d’investigation et 5 chantiers transversaux, l’opacité du système devant attester le sérieux de la démarche. Les conclusions de ce dispositif étaient annoncées pour la fin mars 2018, mais elles étaient en réalité déjà arrêtées depuis des mois. Ce qui s’est trouvé vérifié par le Premier ministre : le 1er février, devant la multiplication de mouvements sociaux, il a soudainement livré certaines des décisions du pouvoir : recrutement accéléré de contractuels, plans de départs volontaires de fonctionnaires, rémunérations dites « au mérite » en réalité discrétionnaires, multiplication des indicateurs individuels de résultat, etc. Bref, une démarche chaotique recouvrant une stratégie claire d’alignement du public sur le privé.

Pour les fonctionnaires, c’est l’objectif de la loi du 6 août 2019. Si le statut n’est pas abrogé, il est menacé de mise en extinction par le recrutement massif de contractuels à tous niveaux, y compris celui des directeurs d’administration. Ce mouvement se combine avec la démarche qui se développe de hauts fonctionnaires opérant un « rétro-pantouflage » public-privé-public dont le Président de la République est un exemple. Pour donner plus d’autorité au pouvoir hiérarchique, les prérogatives des organismes consultatifs traditionnels sont réduites. Les commissions administratives paritaires (CAP) n’interviendront plus qu’occasionnellement sur la mobilité, les affectations, l’avancement, les promotions avant de disparaitre. Les comités techniques (CT, autrefois paritaires, les CTP) et les comités hygiène, sécurité et conditions de travail (CHSCT) sont fondus en comités sociaux (CS) inscrivant leur action selon des lignes directrices de gestion (LDG). Des plans de départ collectifs pourront survenir dans les cas d’abandons de missions, de leur transfert au privé, ou de dématérialisation numérique. La rémunération au mérite est également prévue et trouvera une expression réglementaire. Pour donner l’impression d’une contrepartie, il est beaucoup question dans ce projet de déontologie dont la nature est de ne pas être normative, et de dialogue social d’autant plus évoqué avec insistance qu’il est défaillant. On relève aussi l’aspect bureaucratique de la réforme, la loi prévoyant quelque 60 décrets en Conseil d’État qui devront statuer sur les très nombreuses dérogations et précisions requises.

Cette réforme entraîne une confusion dans les finalités de l’action publique, entre celles de l’intérêt général et celles des intérêts privés. De là un risque accru de conflits d’intérêts. Et il résulte de tout ce qui précède une véritable captation, voire une privatisation de l’action publique (affaire Mac Kinsey, rétro-pantouflages et autres) par l’oligarchie financière. C’est le même état d’esprit que l’on retrouve dans la réforme des retraites qui, sous couvert d’universalité, nie la spécificité des régimes relevant des services publics, dont celui des fonctionnaires légitimés par le service de l’intérêt général. Dans la dernière période, l’accent a été mis sur le remplacement de l’ENA par l’Institut national du service public ; la suppression des « grands corps », celle annoncé des grandes catégories de qualifications A B C datant du statut de 1946, une politique de rémunération au bac, une gestion des personnels qui semble se réduire à l’exercice d’un pouvoir discrétionnaire choisissant arbitrairement dans de grands ensembles fongibles les individus et les affectations selon des critères inconnus, une codification malsaine. C’est une situation d’une extrême confusion et il serait tout à fait hasardeux de prévoir comment elle pourra évoluer. Par rapport à ses intentions, le pouvoir a d’ailleurs dû reculer comme, par exemple, en renonçant à la suppression de 120 000 fonctionnaires au cours du dernier quinquennat ; il doit aussi faire face à de sérieuses difficultés politiques, un fort mécontentement existe dans l’administration qui pourrait nourrir une exaspération générale.

L’administration et l’exigence de socialisation

Face à cette entreprise de destruction de la conception française du service public et de la fonction publique, il est possible et nécessaire d’avancer quelques idées. S’impose en premier lieu la prise en compte des revendications des organisations syndicales, et par là il importe qu’elles retrouvent une capacité de négociation effective que prévoit le statut et dont elles sont de fait aujourd’hui dépossédées. Il faut aussi revenir sur les centaines de modifications statutaires intervenues au cours des dernières décennies et dont la plupart sont des dénaturations ; il faut donc en faire un inventaire et y remédier. Puis il serait alors souhaitable de faire, sur cette base assainie, une codification à droit constant de dispositions qui se présentent souvent aujourd’hui dans une grande confusion. Le statut pourrait alors être complété par des dispositions correspondant à l’évolution des besoins des usagers, à celle des techniques, au renforcement de la responsabilité des fonctionnaires. Cette démarche implique de favoriser, dans l’action publique : la loi par rapport au contrat, la fonction de préférence au métier, l’efficacité sociale au lieu de la performance individuelle.

En deuxième lieu, il conviendrait aussi d’engager des chantiers structurels prioritaires de modernisation. Après des décennies de quasi-gel des grilles indiciaires, il conviendrait d’engager une réforme d’ensemble du classement des statuts particuliers des corps et grades pour tenir compte des évolutions sociales et technologiques. Dans ces conditions plus transparentes, la mobilité pourrait devenir effectivement une garantie fondamentale comme le prévoit le statut. Les multi-carrières devraient être développées, accompagnées d’un système de formation continue correspondant. Le recours aux contractuels serait circonscrit dans un champ réduit. Parmi les autres chantiers structurels prioritaires on peut citer : l’action pour l’égalité femmes-hommes comportant la lutte contre la précarité des emplois dans la catégorie C notamment, et l’égal accès des femmes et des hommes aux emplois supérieurs des fonctions publiques. La politique de numérisation et de dématérialisation à visage humain dispose dans les administrations du champ le plus étendu de développement pour le service de l’usager et l’amélioration des conditions de travail des personnels. La multiplication des relations internationales est aussi dans ce monde en mouvement un impératif. En raison de son caractère symbolique, la suppression de l’ENA a fait l’objet d’une opération de communication. Elle n’a pour autant rien d’affligeant. Création progressiste au lendemain de la Libération, elle a progressivement évolué en un instrument de sélection sociale et d’élitisme bourgeois. Son remplacement par l’Institut du service public s’est effectué dans des conditions confuses. La suppression des « grands corps » a pu surprendre, mais en réalité elle correspond à un renforcement du caractère discrétionnaire des postes stratégiques de la haute fonction publique. Les autorités hiérarchiques pourront choisir dans des ensembles fongibles plus vastes les éléments les plus conforme à la stratégie politique de l’exécutif. Il s’agit donc d’un élargissement des emplois à la discrétion et donc d’un risque d’arbitraire élevé. En revanche le maintien des instituts régionaux d’administration (IRA) pourrait constituer la base de promotion jusqu’au niveaux les plus élevés des meilleurs éléments de la fonction publique en raison de leurs caractéristiques propres : meilleure diversité géographique et sociale, compétences élevées liées aux formations universitaires, attachement à l’activité de terrain et esprit de service public mieux affirmé.

Enfin, en troisième lieu, il faut inscrire le rôle de la fonction publique dans le changement de civilisation.L’État et les autres collectivités publiques doivent être dotés des moyens d’expertise correspondant au niveau de développement de notre temps, et la fonction publique disposer notamment d’une gestion prévisionnelle des effectifs et des compétences. Cette gestion ne doit pas être dictée par le principe de l’annualité budgétaire et le ministère de la fonction publique doit retrouver sa pleine identité. La fonction publique est également appelée à apporter une contribution aux tendances lourdes d’évolution de l’administration : sécularisation du pouvoir politique et autonomisation de l’appareil d’État, socialisation des financements des besoins sociaux, affirmation des concepts du service public. La notion d’efficacité sociale doit faire l’objet d’un approfondissement théorique. En s’inscrivant dans un processus de changement de civilisation, deux questions ayant un rapport avec la fonction publique doivent être traitées : d’une part, la question de la propriété publique, base matérielle nécessaire du service public ; d’autre part, le renforcement de la base législative du code du travail permettant d’instaurer une véritable sécurité sociale professionnelle pour les salariés du secteur privé, favorisant la convergence des actions et des situations statutaires des salariés des secteurs public et privé.

Les dominants ont cru pouvoir annoncer la victoire définitive du libéralisme, la fin de l’histoire, et consacrer l’horizon indépassable d’un capitalisme hégémonique sur la planète. Sauf que, en ce début de XXIe siècle, le monde tel qu’il est ne dit pas cela. Comme sous l’effet d’une loi de nécessité, une socialisation objective se développe, quand bien même elle s’exprime dans des contextes capitalistes. Dans la crise, des valeurs universelles émergent et s’affirment : la paix, les droits humains, la protection de l’écosystème mondial, l’accès aux ressources naturelles indispensables, le droit au développement, la mobilité des personnes, le devoir d’hospitalité, la sécurité ; d’autres, telles que le principe de laïcité ou le concept de service public sont en gestation qui exacerbent les contradictions entre le vieux monde et ce qui advient. La mondialisation n’est pas seulement celle du capital, elle touche toutes les formes d’échange et d’hominisation : révolution numérique, coopérations administratives et scientifiques, conclusion de conventions juridiques, foisonnement de créations culturelles. Bref, ce siècle promet d’être celui des interconnections, des interdépendances, des solidarités entre les peuples, des coopérations internationales, des biens publics mondiaux, toutes formules qui se condensent en France dans le concept de service public. Contrairement aux espoirs et aux proclamations des propagandistes du néolibéralisme, le XXIe siècle pourrait bien, in fine, s’affirmer comme un nouvel âge d’or du service public. Bref, « on empêchera plutôt la Terre de tourner que l’Homme de se socialiser »[8], comme le disait Pierre Teilhard de Chardin, paléontologue et jésuite, homme de science et prophète.


[1] M. Debré, La mort de l’État républicain Paris, Gallimard, 1947.

[2] R. Bidouze, Les fonctionnaires sujets ou citoyens ? Paris, Éditions sociales, 1978-1981.

[3] O. Schrameck, La fonction publique territoriale, Paris, Dalloz, 1995.

[4] J. Fournier, itinéraire d’un fonctionnaire engagé, Paris, Odile Jacob, 2008.

[5] A. Le Pors, La trace, La Dispute, Paris, 2020.

[6] France stratégie, Tableau de bord de l’emploi public.  Situation de la France et comparaisons internationales, Flore Deshard et Marie-Françoise Le Guily, décembre 2017. On en trouvera une brève analyse sur mon blog http://anicetlepors.blog.lemonde.fr . Selon une autre étude de  l’OCDE, on compte 126 agents pour 1000 habitants dans les secteurs non marchands (131 aux États Unis) dont 83 dans la fonction publique (37, 30 et 16 respectivement dans les trois fonctions publiques de l’État, territoriale et hospitalière).

[7] A. Le Pors, « Les fonctionnaires, voilà l’ennemi », Monde diplomatique, avril 2018.

[8] Cité par Gérard Donnadieu, Comprendre Teilhard de Chardin, Saint-Léger Productions.