Note de lecture : The Shift Project, L’emploi, moteur de la transformation bas carbone

Jean-Marc Jancovici s’est acquis une très grande notoriété par ses prises de position favorables à la fois à l’énergie nucléaire et à la « décroissance ». Il est le président de The Shift Project, une association française  « soutenue par plusieurs grandes entreprises françaises et européennes » et se définissant comme « un think tank qui œuvre en faveur d’une économie libérée de la contrainte carbone ». L’association préconise un « plan de transformation de l’économie française » visant à « faire basculer la France dans une société bas carbone » pour combattre le réchauffement climatique. Un rapport daté de décembre 2021 et intitulé L’emploi, moteur de la transformation bas carbone [1], est de nature à intéresser particulièrement notre revue.

Comment ne pas approuver cet objectif et, plus encore, le titre de cette dernière publication ? Les auteurs se seraient-ils donc affranchis du préjugé qui fait de l’emploi l’ennemi de l’écologie ? Le contenu du document ne confirme malheureusement pas tout à fait cette impression, pour une raison simple : il ne traite pas véritablement de l’emploi.

Une analyse partielle

Le rapport évalue les effets du « plan de transformation de l’économie française » (PTEF) sur l’emploi dans certains secteurs d’activité, qui représentent environ 15 % de la population en emploi actuelle. Sont exclus le tourisme, le commerce et la distribution, les services aux entreprises, la filière aéronautique (au motif qu’« elle dépend principalement d’un marché mondial sur lequel le PTEF, qui se concentre sur l’échelon national, n’a des effets que minimes »), le bâtiment tertiaire et la construction d’infrastructures. Ces impasses sont honnêtement signalées. Elles témoignent de l’état inachevé d’un travail dont les auteurs indiquent qu’il est appelé à s’étendre à d’autres secteurs, mais aussi d’un refus méthodologique de traiter la question de la transformation écologique comme une question économique (nous y reviendrons). On se contentera d’observer qu’elles limitent la portée des enseignements qui pourront être tirés de l’étude.

C’est pourquoi on ne s’arrêtera pas longuement sur le bilan global des évolutions de l’emploi sur le seul périmètre étudié (une augmentation nette de 300 000 emplois) et on relèvera surtout quelques évolutions sectorielles.

On apprend ainsi sans surprise que The Shift Project prévoit, à l’horizon 2050, une forte chute des effectifs dans l’industrie automobile (-312 000 emplois) et une augmentation encore plus forte dans l’agriculture et l’alimentation (+451 000) « grâce à la relocalisation sur le territoire de la majeure partie des productions de fruits et légumes et à la généralisation des pratiques agro-écologiques ». Moins attendus sont le recul de l’emploi dans le secteur du logement (-86 000) malgré les besoins en amélioration écologique de l’habitat mais du fait d’une réduction du nombre de logements neufs construits, et l’ampleur de son augmentation dans le secteur du vélo (+212 000).

Ces évaluations sont assez suggestives de ce que pourrait devenir la société française si les souhaits des auteurs venaient à se réaliser. Notre propos n’est pas ici de porter un jugement sur ce point, mais plutôt de mettre en évidence deux limites du rapport.

La citoyenneté dans l’entreprise ne fait pas partie du projet

En premier lieu, si l’emploi doit être le « moteur » de la transformation, pourquoi les auteurs font-ils une aussi faible place à la contribution active que les travailleuses et les travailleurs pourraient apporter à la définition même de cette transformation ? L’exercice de nouveaux pouvoirs des salariés, et des usagers des services publics sur les choix de production et de financement n’est nulle part évoqué, alors qu’il apparaît déjà que les luttes des salariés sont une clé de la réponse aux urgences climatiques [2]. Tout au plus le « renforcement du rôle des salariés dans l’entreprise » fait-il l’objet d’un paragraphe en fin de rapport, qui appelle à « mieux valoriser les compétences collectives des salariés »… dans le cadre, comprend-on, fixé par les pouvoirs publics et les directions d’entreprises, sans que le « collectif des salariés » soit, semble-t-il, considéré comme autre chose qu’un facteur de production. Tout se passe comme si la la citoyenneté dans l’entreprise ne faisait pas partie du Shift Project.

Pourtant, l’emploi ne se laisse pas définir comme un volume quasi-physique de main-d’œuvre. Il emporte toute la dimension culturelle, psychique, politique de la vie des êtres humains au travail ; cela peut être important dans la mutation que le corps social devra s’approprier pour faire face à l’urgence écologique. Bien plus : tout ce qui s’est passé depuis que nous avons pris conscience d’être entrés dans une crise écologique signale combien il serait dangereux de réduire la gestion de la société à des calculs d’ingénieurs, sans prendre en compte les savoirs et la créativité des travailleurs et des citoyens.

Ce point aveugle du rapport renvoie au parti pris méthodologique adopté par ses auteurs, qui constitue à nos yeux sa seconde limite.

L’économie, un facteur négligeable ?

L’emploi comme fait économique est radicalement absent de tout le rapport. Les auteurs assument ce choix méthodologique en précisant que leurs évaluations « sont faites sur la base de relations physiques plutôt que monétaires entre production d’un secteur et emploi ».

Leur justification inclut une critique légitime de la monétisation des relations entre emploi et activité d’un secteur au motif qu’elle crée « une distanciation pour les acteurs, qui en sont réduits à espérer que l’argent, plutôt que leurs décisions pratiques, ‘fera le travail’ ». Mais cette précaution théorique contre l’illusion d’une marchandisation des enjeux écologiques est une chose ; autre chose est une modélisation de l’économie qui exclut les faits… économiques.

D’abord, le rapport néglige les liens entre les évolutions de l’emploi et la demande. En effet, les effets « induits », sur les revenus et sur la demande globale, des variations de l’emploi dans les secteurs étudiés sont explicitement exclus d l’étude.  Rien, donc, de nouveau depuis le rapport Meadows dont les auteurs se réclament explicitement : la contrainte physique serait si forte qu’elle justifierait de négliger les autres dimensions du problème (au moins en première approximation, répondraient les auteurs).

Pourtant, conflits géopolitiques, spéculations, crises économiques, révoltes sociales… nous montrent tous les jours que les effets sociaux, politiques et économiques de la crise climatique ne sont pas de second ordre, et qu’ils n’attendent pas, pour se produire, que le réchauffement climatique ait produit l’essentiel de ses effets sur la nature. Avant d’être affamés par la désertification ou noyés sous la montée des eaux, nous risquons fort de mourir de mort violente ou de misère. Bien plus : si la catastrophe annoncée se produit, ce sera parce que les conflits d’intérêts et les rivalités entre capitaux auront empêché l’humanité de décider d’une réponse collective, de coopération et de paix, à l’urgence écologique. On trouve ainsi dans The Shift Project la contrepartie pessimiste des prophéties optimistes de Jacques Attali soutenant, dans les années 1970, que les microprocesseurs annonçaient la fin du sous-développement puisqu’il suffit d’avoir du sable pour les produire [3].

L’autre effet économique de l’emploi – la façon dont il détermine l’offre – est tout autant ignoré dans The Shift Project. La faille majeure du raisonnement consiste à identifier l’enrichissement de la société avec l’accroissement des biens matériels produits – et des atteintes corrélatives portées à la nature. Pourtant, les deux notions sont de nature entièrement différente. La valeur des marchandises – qui sert, dans les économies de marché, de mesure à la richesse des nations – est en proportion de la quantité de travail qu’il a fallu pour les produire, et non de la quantité de matière et d’énergie qu’elles incorporent ou que leur production a nécessitée. Un PIB donné – somme des valeurs ajoutées, qui mesurent approximativement la quantité de travail dépensée dans l’économie – peut correspondre à des intensités très différents dans l’émission de gaz à effet de serre.

Productivité, de quoi parle-t-on ?

En faveur d’une « décroissance » économique, deux arguments sont néanmoins avancés. Le premier consiste à faire état d’une corrélation statistique entre la croissance du PIB et, par exemple, celle de la consommation d’énergie ; mais un examen rigoureux de cette observation conduit plutôt à la classer dans la catégorie des corrélations trompeuses, habituelles entre série chronologiques animées d’un mouvement simultané de croissance [4]. On peut parfaitement concevoir qu’au stade de développement actuel de nos sociétés, l’avenir conduise à consacrer une part croissante du travail à la création de valeurs d’usage immatérielles : soins aux personne, enseignement, diffusion d’informations, œuvres littéraires, spectacle vivant… et que la quantité de travail nécessaire à cette création augmente beaucoup plus que les moyens matériels et les ressources en énergie qu’elle nécessite.

Les tenants de la « décroissance » répondent que l’expansion du secteur des services exige des moyens matériels en quantité, elle aussi, croissante (par exemple, les ordinateurs consomment de l’énergie et leurs composants contiennent des métaux rares).

Mais il ne s’agit pas ici de la distinction, de plus en plus floue, entre services et industrie. Si, par l’ampleur et le coût croissant des moyens matériels qui leur sont nécessaires, beaucoup d’activités classées dans le secteur des services tendent à ressembler de plus en plus à des industries, l’inverse est tout aussi vrai. Le fait le plus fondamental est que, même dans la production la plus matérielle, le travail – c’est-à-dire ce qui fait la substance de la richesse, de la « croissance » si on veut l’appeler ainsi – consiste de plus en plus à manipuler des informations et non plus seulement de la matière.

La révolution technologique informationnelle en cours est ainsi l’un des facteurs qui rendent possible un nouveau mode de développement reposant, non sur l’accumulation de capital matériel pour exploiter davantage les travailleurs mais sur le développement de toutes les capacités humaines.

Les auteurs du rapport L’emploi moteur de la transformation bas carbone concèdent que « se focaliser sur notre capacité productive par les compétences peut nous emmener vers un modèle à la fois moins dépendant et plus rémunérateur pour l’emploi » mais cette observation reste marginale par rapport à leur raisonnement. Ils n’en tirent pas les conséquences qui les conduiraient à préconiser un nouveau type de croissance de la productivité, fondé sur une priorité au développement des capacités humaines corrélativement à la recherche systématique d’économies sur les moyens matériels et financiers.

Pourtant, il y aurait particulièrement lieu de le faire dans les secteurs liés à la lutte contre le réchauffement climatique. Isoler thermiquement les bâtiments, aménager le territoire avec de nouvelles cohérences entre habitat, localisation des activités productives et systèmes de transports, progresser vers une « économie circulaire », tout cela implique de faire prévaloir, contre la rentabilité capitaliste, une logique de service public, et l’expansion de nouveaux métiers : nouveaux emplois, nouvelles qualifications dans la construction, les transports, l’industrie, et aussi beaucoup plus de temps libéré de la nécessité de produire.

Il y a à cela des conditions économiques : 6 % du PIB mondial à investir chaque année pendant 30 ans, estiment le GIEC et l’OCDE. Les ressources nécessaires ne se trouveront pas en réduisant l’emploi mais en le développement massivement dans des activités économes en capital matériel, donc en ressources naturelles. Bien plus : le climat, la biodiversité, l’air, l’eau, les paysages ne sont pas des stocks dans lesquels on se contenterait de prélever jusqu’à leur épuisement. Ce sont des biens communs qu’il faut produire [5]. « Produire », dans ce sens précis, signifie donc tout le contraire d’une dégradation de l’environnement ; mais cela signifie beaucoup d’emplois, beaucoup de gains de productivité, donc beaucoup plus de valeur ajoutée, c’est-à-dire de PIB, de « croissance », si l’on veut.

On ne le constate pas jusqu’à présent, et pour deux raisons précises : la première est que l’impératif de rentabilité dans la gestion des entreprises, et l’obsessions de la baisse du coût du travail, s’y opposent. La deuxième est que les salariés et ce qu’on appelle la « société civile » sont encore écartés du pouvoir d’imposer une autre logique en changeant ces critères.

Toute cette dimension économique de l’emploi est absente du rapport The Shift Project.

En un mot, Jean-Marc Jancovici et ses amis ont, pour le moins, encore de gros efforts devant eux pour faire vraiment de l’emploi « le moteur de la transformation bas carbone ».


[1] https://theshiftproject.org/article/rapport-emploi-moteur-transformation-bas-carbone-7-septembre-2021/

[2] On s’en convaincra en lisant l’article de Stéphanie Gwizdak publié sous ce titre dans le numéro précédent de notre revue, Économie&Politique, n° 808-809 de novembre-décembre 2021, https://www.economie-et-politique.org/2022/01/27/les-luttes-des-salaries-cle-de-la-reponse-aux-urgences-climatiques/.

[3] Anecdote citée par Robert Boyer dans le séminaire de la fondation Gabriel-Péri dont nous publions un compte rendu dans la rubrique « Controverses » de ce numéro.

[4] « Jean-Marc Jancovici et le meilleur modèle macroéconomique du monde », blog Comment faire mentir les chiffres, https://www.fairementirleschiffres.com/post/le-meilleur-mod%C3%A8le-macro%C3%A9conomique-du-monde

[5] Voir Frédéric Boccara, « Écologie : les entreprises et la domination du capital au cœur de la révolution nécessaire ! », Économie&Politique, n°780-781 (juillet-août 2019), https://www.economie-et-politique.org/2019/09/10/ecologie-les-entreprises-et-la-domination-du-capital-au-coeur-de-la-revolution-necessaire/