Maintenir l’économie sous perfusion de liquidités au risque de perdre le contrôle des prix et des salaires, ou casser la hausse des prix au risque de casser, du même coup, l’activité économique… et les profits ? Dépasser le dilemme auquel le retour de l’inflation confronte les banques centrales amène inévitablement à prendre en compte, non seulement la quantité de monnaie mise à disposition de l’économie par le système bancaire mais surtout sa « qualité » : la contribution du crédit bancaire au développement des capacités humaines.
La hausse des prix vient-elle de ce qu’il y a trop de monnaie (énormité de la création monétaire stimulée par les banques centrales, surtout depuis le krach de 2007) ? Ou de ce qu’il n’y a pas assez de biens et de services à acheter (insuffisance de l’offre due aux pénuries consécutives à la désorganisation des chaînes d’activité) ? Pour y réfléchir, il est traditionnel de partir d’une relation comptable entre le niveau général des prix, le volume de l’activité économique et la quantité de monnaie en circulation. Nous voulons montrer ici l’importance d’une dimension supplémentaire que cette relation ne met pas en évidence.
Un cadre de raisonnement sur le rôle de la monnaie dans l’économie
Dans une économie de marché, il existe, quelle que soit la conception de l’économie à laquelle on se réfère, une relation entre trois grandeurs : le volume T de transactions (ventes/achats) ayant lieu pendant une période donnée (un an, par exemple), le prix moyen P des marchandises qui font l’objet de ces transactions et la quantité de signes monétaires en circulation M (c’est ce qu’on appelle la masse monétaire). Le montant total de tous les achats d’une année est P × T. Un stock égal de monnaie sera nécessaire pour les payer si chaque signe monétaire sert une fois dans l’année à un paiement. On aura alors, nécessairement, M = P × T. Si, comme c’est le cas en réalité, chaque espèce sert plusieurs fois dans l’année, la quantité de monnaie nécessaire sera moins grande ; on aura
où V, « vitesse de circulation de la monnaie », désigne le nombre moyen de fois où un signe monétaire sert à un paiement dans l’année.
Schématiquement, le point de vue « monétariste » (celui des élèves de Milton Friedman qui ont justifié par la lutte contre l’inflation les politiques néolibérales suivies depuis les années 1970) soutiendrait qu’une variation de la quantité de monnaie M finit toujours par se traduire par une variation du niveau général des prix P, l’activité économique réelle (représentée par T) dépendant essentiellement, au-delà de quelques ajustements transitoires, des conditions de l’offre (population active, productivité du travail, fonctionnement plus ou moins efficient du marché des biens et du marché du travail…). On pourrait qualifier de « keynésien » le point de vue selon lequel une politique économique active (induisant, entre autres effets, une hausse de la quantité de monnaie en circulation) serait capable de stimuler assez efficacement la demande pour influencer l’activité : une variation de M aurait donc un effet positif sur T (et donc sur l’emploi) et non pas seulement sur P.
Sans nier l’effet précédent, il nous semble qu’au-delà des relations entre la quantité de monnaie, sa vitesse de circulation et la demande, la qualité de la création monétaire influence non seulement la demande mais aussi la qualité de l’offre. Un crédit qui contribue à renforcer la production de richesses réelles, l’emploi et le potentiel productif de la main-d’œuvre, tout en économisant les coûts et les moyens matériels de production, stimule les salaires et donc la demande. Mais il renforce simultanément l’efficacité du travail, et aussi l’épargne des salariés, base, à son tour, d’un développement du crédit potentiellement efficace. À l’inverse, un crédit de « mauvaise qualité » peut n’entraîner qu’une augmentation faible, voire nulle, de la valeur créée dans la production, du potentiel de production, et donc des transactions. Dans ce cas, M augmente sans que T augmente. Pour que soit respectée l’identité comptable
il faut alors
- soit que P augmente : c’est l’inflation des prix à la consommation ;
- soit que V diminue. Ce dernier phénomène signifie, en pratique, qu’une part accrue de l’argent en circulation cesse de circuler et s’immobilise, par exemple sous forme de titres financiers : c’est l’inflation financière. Il s’agit là de deux symptômes de crise systémique qui se sont manifestés successivement dans l’histoire économique des quarante dernières années.
Ce schéma simple vise à montrer que pour créer les meilleures conditions d’une création durable de richesses réelles dans l’économie, il peut être tout à fait insuffisant de réguler globalement la quantité de monnaie en circulation. Il ne suffit pas de se demander « combien » de monnaie est créée par le crédit, il faut aussi poser la question : « pour quoi faire » ?
La main droite des gouverneurs ignore ce que fait leur main gauche
Allons plus loin : une politique monétaire qui agirait pour orienter le crédit bancaire vers la sécurisation de l’emploi et de la formation, vers la création de valeur ajoutée dans les territoires, vers le développement des services publics, ne serait-elle pas un puissant moyen de « remettre l’économie sur de bons rails » écologiques et sociaux ?
Les doctrines qui inspirent de nos jours les politiques monétaires récusent absolument cette suggestion ; leur postulat est qu’en principe les banques centrales n’ont pas à se mêler des critères – en fait, la rentabilité maximale du capital – qui guident les dirigeants des banques et des grandes entreprises dans leurs décisions de production, d’investissement, de recherche, de placements financiers.
Pourtant, les dures réalités de la crise du capitalisme les conduit bel et bien, de temps à autre, à des entorses à ce principe. En ce début du XXIe siècle, trois motifs principaux ont justifié, aux yeux des gouverneurs, l’introduction d’une certaine forme de sélectivité dans l’exercice pratique de la politique monétaire.
Le premier motif a été une attention particulière portée au financement des PME. Dépourvues d’accès aux marchés financiers, les petites entreprises dépendent des banques pour leur financement. Défavorisées, en comparaison des grands groupes, en matière de garanties, elles obtiennent plus difficilement des crédits, ou à des taux plus élevés. Cette vulnérabilité a pris un caractère très préoccupant au moment de la crise de l’euro, au début des années 2010, surtout dans les pays (Grèce, Italie, Portugal, Irlande, Espagne) où les attaques des marchés financiers faisaient monter les taux de marché au-dessus de la moyenne européenne, et plus encore les taux de crédits bancaires aux PME. Différentes dispositions ont été incluses dans la règlementation bancaire pour corriger plus ou moins ce biais, en réduisant par exemple la pondération des prêts de montant inférieur à 1 millions d’euros dans le calcul des fonds propres exigés des banques [1].
La question a pris un aspect plus général dans les années suivantes, lorsqu’il est apparu que la zone euro peinait à se remettre de la « grande récession » de 2008 et de la crise de l’euro. À partir de 2008, pour calmer la panique causée par la faillite de Lehman Brothers, l’Eurosystème (l’ensemble formé de la Banque centrale européenne et des banques centrales nationales de la zone euro) avait été amené à augmenter massivement ses prêts aux banques, à des conditions favorables. À la fin de l’année 2012, ces refinancements à long terme dépassaient 1 000 milliards d’euros. En 2014, les gouverneurs de la BCE ont été amenés à reconnaître que cette création monétaire indistincte ne suffisait pas à stimuler la reprise économique ; les banques conservaient le plus gros des fonds reçus sur leur compte auprès de l’Eurosystème au lieu de les prêter aux entreprises. Aussi la BCE a-t-elle décidé, en juin 2014, de donner un caractère plus incitatif à ses opérations.
- le taux d’intérêt appliqué aux dépôts des banques auprès des banques centrales est devenu négatif : depuis le 11 juin 2014, lorsque les banques choisissent de maintenir de tels dépôts au lieu de prêter à l’économie, elles ne reçoivent plus des intérêts versés par l’Eurosystème ; au contraire, elles sont contraintes de lui en verser ;
- les refinancements à long terme (Long Term Refinancing Operations, LTRO) ont été remplacés par des refinancements à long terme ciblés (Targeted Long Term Refinancing Operations, TLTRO). Ces refinancements, dont les taux sont fortement réduits, sont réservés aux banques qui peuvent démontrer qu’elles développent suffisamment leurs crédits aux entreprises et aux particuliers [2].
La première série de TLTRO a été suivie de deux autres, en 2016 et en 2019, encore en cours aujourd’hui. En mars 2020, la BCE a fait savoir qu’elle était prête à augmenter énormément le montant de ces opérations en vue de soutenir l’économie affectée par les confinements successifs. Au 6 juillet 2022, le montant des refinancements « ciblés » atteignait 2 125 milliards d’euros. Les banques ne payent d’intérêts sur ces sommes empruntées des intérêts extrêmement réduits, elles bénéficient même de taux négatifs, jusqu’à -1 %.
Enfin, les banques centrales affichent une préoccupation croissante des enjeux écologiques. Dans le cadre d’un « programme d’action » adopté en juillet 2021, la BCE vient d’annoncer « de nouvelles mesures visant à intégrer le changement climatique à ses opérations de politique monétaire [3] ». Ces nouvelles mesures portent en particulier sur ses achats de titres sur le marché financier : elle prévoit d’« accroître la part des actifs au bilan de l’Eurosystème émis par des entreprises présentant de bons résultats climatiques par rapport à celle des entreprises dont les résultats sont moins satisfaisants ». Elles portent également sur les refinancements, évoqués plus haut. L’Eurosystème « limitera la part des actifs émis par des entités à empreinte carbone élevée qui peuvent être apportées en garantie » par les banques dans le cadre de l’Eurosystème. En termes plus clairs, les banques pourront, en principe, plus facilement refinancer à bon marché (TLTRO à taux négatif) leurs crédits à des entreprises dont l’empreinte carbone est faible. Dans le même esprit, la Banque de France étudie depuis plusieurs années l’inclusion de critères écologiques et sociaux dans son processus de cotation des entreprises.
Banquiers centraux, encore un effort pour être républicains !
Gardons-nous de conclure que la BCE tourne le dos à sa doctrine néolibérale. Le dernier exemple le montre : une incitation à la vertu écologique qui ne repose pas sur un impératif de développement des dépenses de formation, d’emploi, de reconnaissance salariale des qualifications a toutes les chances, au mieux, de se heurter à la priorité donnée, dans les gestions capitalistes, au taux de profit, au pire de donner une caution bien peu méritée au saccage de la planète par les multinationales et les banques. De même, les conditions mises à l’accès des banques aux opérations de refinancement ciblées ne disent rien de ce que les entreprises font de l’argent qui leur est prêté : l’Eurosystème peut indifféremment donner sa bénédiction – et ses euros – à des crédits qui financent un développement de l’emploi et de la valeur ajoutée, ou bien à des crédits qui financent des délocalisations, des restructurations destructrices de savoir-faire ou, tout simplement, le placement en titres financiers des sommes reçues par les entreprises… Les multinationales ne s’en privent pas.
Reste que les faits démontrent la possibilité d’une politique monétaire visant d’autres objectifs que la course à la rentabilité capitaliste. La question devient alors de savoir qui a le pouvoir de juger si tel ou tel crédit est bon pour la planète et pour ses habitants : un aréopage de gouverneurs adoubé par l’oligarchie financière, ou les premiers intéressés, à savoir huit milliards d’êtres humains ?
La conclusion à en tirer est que si les moyens d’une nouvelle sélectivité de la politique monétaire existent, elle ne saurait exercer ses effets que si elle entre cohérence avec une prise de pouvoirs démocratique et décentralisée, par les salariés, les citoyens et leurs représentants, dans les entreprises, dans le système bancaire et dans les institutions politiques.
[1] Benoît Coeuré: SME financing, market innovation and regulation. Speech by Mr Benoît Coeuré, Member of the Executive Board of the European Central Bank, at the plenary Session 11 “Challenges and feasibility of diversifying the financing of EU corporates and SMEs”, at the Eurofi High Level Seminar, organised in association with the Irish Presidency of the Council of the EU, Dublin, 11 April 2013.
[2] Décision de la banque centrale européenne du 29 juillet 2014 concernant les mesures relatives aux opérations de refinancement à plus long terme ciblées.
[3] « La BCE prend de nouvelles mesures visant à intégrer le changement climatique à ses opérations de politique monétaire », communiqué de presse de la BCE, 4 juillet 2022.