Questions sur la conjoncture économique récente en Chine

Frédéric BOCCARA
économiste, membre du comité exécutif national du PCF

Que va-t-il se passer en Chine ? Chacun a conscience de ce que le sort du monde dépend en grande partie de la façon dont la deuxième puissance mondiale va tenter de faire face à la pandémie persistante, à la crise de la mondialisation capitaliste et à la pression de l’impérialisme américain.

Alors que la Chine a été le premier pays à se confiner ― et pour cause ― la croissance économique n’y a jamais connu un recul absolu, au contraire ce que ce qu’on a observé dans les grands pays occidentaux. Pourtant, plusieurs éléments de conjoncture amènent à s’interroger sur la situation de la Chine : la vague actuelle de Covid, avec le variant Omicron, et les interrogations sur l’arrivée en cours d’une récession aux États-Unis et en Europe, ainsi que les tensions internationales considérables. Ce petit article n’a pas vocation à proposer une analyse d’ensemble, mais plutôt à donner quelques éléments factuels qui nous semblent utiles à être sélectionnés, à poser quelques questions et à suggérer des hypothèses de lecture de la situation. Le fil conducteur étant : dans quelle situation économique la Chine va-t-elle aborder les soubresauts et tensions des mois à venir[1] ?

Un maintien économique incontestable durant la pandémie

Première idée, la Chine a connu un maintien économique incontestable durant les deux années écoulées, mais les tensions, y compris internes, sont plus intenses que jamais. En effet, l’activité économique mesurée par le PIB n’a pas reculé en volume (yuan constant) en 2020 avec +2,2 % et le rebond de 2021 fait plus que compenser ce ralentissement, car il marque une accélération par rapport à 2019 (8,1 % en 2022 contre 6,0 % en 2019). Pourtant, en Chine aussi, la pandémie est survenue au sein d’un ralentissement de croissance déjà l’œuvre et qui aurait pu reprendre son cours (cf. graphique). Et, surtout, la Chine n’a pas hésité à arrêter l’activité économique « quoiqu’il en coûte », avec des mesures beaucoup plus drastiques que dans la plupart des pays.

Source : Banque mondiale, d’après le BNS (Bureau National des Statistiques)

Dans le même temps que ce rebond a lieu, l’inflation ne montre que de faibles signes d’accélération, du moins pour les prix à la consommation dont la croissance est à peine au-dessus de 2 % (2,5 % en juin, après 2,1 % en mai). Tandis que les prix à la production (prix inter-entreprises) dont le rythme est certes plus rapide (6,1 % en juin) sont en léger ralentissement par rapport à mai (6,4 %) et enregistrent leur évolution la plus basse depuis 23 mois. La Banque centrale de Chine n’a pas (pas encore ?) remonté ses taux et elle reste peut-être la seule banque centrale d’un pays émergent ayant les moyens financiers et économiques de mener une politique monétaire relativement autonome de celle des États-Unis sans en payer un coût démesuré. Par ailleurs, d’après les calculs du FMI, la dette publique chinoise est un peu en-dessous de 100 % du PIB (comme la France, avant la pandémie) la moitié étant contractée par l’État central, l’autre moitié par les provinces, les municipalités et autres administrations publiques non centrales. En revanche, le déficit est passé en quelques années de 3 % du PIB à 7 % du PIB, d’après les autorités, et représenterait le double d’après le FMI (qui inclut l’ensemble des administrations publiques, Sécurité sociale comprise). Enfin, il faut noter que la pandémie a fait extrêmement peu de décès (selon les chiffres officiels à prendre avec caution) comparativement aux autres pays, même si d’une part les hôpitaux ont souffert là-bas aussi d’un engorgement qui s’est reporté négativement sur les autres pathologies ; et, d’autre part, la souffrance sociale liée à la dureté des confinement semble atteindre des niveaux très élevés. Notons que, même si les statistiques officielles sont à prendre avec recul, les autres pays d’Asie du Sud Est ont aussi connu une mortalité-Covid par habitant beaucoup plus faible que les pays européens ou américains. Enfin, il est à noter, chose importante pour la qualité de vie et pour la santé, un net recul de la pollution en ville, telle que mesurée par la concentration en particules fines dans l’air (moins de 2,5 microns), mouvement entamé dès la mi-2018 même s’il a été favorisé par les arrêts d’activité, ou le télétravail, durant les confinements.

Nombre de décès Covid par habitant dans quelques pays émergents et développés

 Cumul /hab
depuis 2020
  Cumul absolu
Brésil3.148  673.610
Pologne3.081 
États-Unis3.0661.020 000
Chili3.061 
Italie2.801 
Royaume-Uni2.652 
Russie2.562 
Mexique2.503 
Tunisie2.409 
Espagne2.326 
France2.226  147.717
Suède1.884 
Afrique du Sud1.697 
Allemagne1.666  141.870
Hong-Kong1.246 
Turquie1.165 
Vietnam  439   43.089
Inde  377  525.454
Corée du Sud  481 
Maroc  433 
Taiwan  320 
Japon 249 
Algérie 154 
Chine    3,6     5.226

Source : Projet Our World In Data, université d’Oxford, d’après sources nationales officielles, chiffres arrêtés au 7 juillet 2022

Des tensions économiques s’accumulent

La deuxième idée est qu’en même temps que ces évolutions dont on vient de donner quelques éléments, les tensions s’accumulent non pas seulement sur la Chine, mais en Chine même. Il s’agit bien sûr tout d’abord des tensions sociales liées au confinement qui revêt un aspect de plus en plus insupportable humainement, outre le contrôle social et les privations de libertés qui vont avec. Le prix de cela apparaît être le très faible nombre de décès ; mais en contrepartie, les autorités chinoises semblent pris dans un piège où il leur est de plus en plus difficile de changer de stratégie, sauf à faire remonter drastiquement le nombre de décès.

Mais les tensions concernent les aspects économiques. Ainsi, le chômage est loin d’être nul et s’accroît au premier semestre 2022, autour des 6 % (contre 5,2 % en 2019 et 2020, et 4,9 % en 2021), sachant que nombre de travailleurs immigrés des campagnes dans les villes ne sont pas comptabilisés. Il est en outre particulièrement élevé pour les jeunes (18,4 % pour les 16-24 ans, en mai) alors que la Chine se projette vers de considérables défis technologiques et de modernisation de long terme, avec 10 millions de diplômés universitaires. Certes, à un moment ou un autre dans les prochaines années, le brusque vieillissement démographique aura des effets d’appel d’air très importants sur la population active et sur l’emploi. Mais en attendant, la conjoncture peut avoir des effets négatifs sur les perspectives, sur le revenu, le climat social et sur les capacités des jeunes. Situation « complexe et grave » pour la conjoncture de l’emploi, selon les mots du premier ministre, Li Keqiang. Ce n’est pas un hasard si, perfidement, l’étude pays du FMI déjà citée, insiste sur le faible pourcentage de personnes couvertes par un régime d’assurance chômage (environ 40 %, et ceci sans évolution notable depuis 2008). En outre, si l’endettement des entreprises a peu progressé, celui des ménages est passé en à peine 2 ans de 55 % du PIB à 65 %, soit une augmentation de plus de 20 %.

Elément sous-jacent très important, de nombreux signes convergent vers une forte poussée de suraccumulation du capital en Chine. Celle-ci semble toucher à la fois les entreprises publiques et les entreprises privées. On observe la conjonction d’une diminution des indicateurs de rentabilité (calculés par le FMI) etd’ une diminution de l’efficacité du capital. Il est significatif, aussi bien du point de vue politique qu’économique, de constater que pour la Chine le FMI s’intéresse à l’efficacité du capital. Ce qu’il serait bien avisé de faire pour les pays capitalistes développés ! En tout cas, différents calculs d’efficacité du stock de capital matériel ou de l’efficacité des investissements font apparaître des tendances à la diminution, sans cesse contrecarrées mais persistantes. Ainsi, l’étude du FMI explique-t-elle : « le principal moteur de la baisse [de la rentabilité] est le déclin de l’efficacité marginale du capital » (p. 39). Mais, rassurons-nous, le FMI utilise cet argument pour dénoncer l’excès… d’investissements publics dans les infrastructures ! Comme quoi, les dogmes ont la vie dure : les dépenses publiques continuent à être dénoncées, même lorsque le problème se situe du côté du capital. Cela n’empêche pas, on va y venir dans le troisième point, qu’il semble y avoir un enjeu sur l’excès, relatif et non pas absolu, de dépenses publiques matérielles.

Enfin, corrélativement à cette poussée de suraccumulation, le secteur bancaire et financier est particulièrement exposé.

Chine : efficacité du capital (incrémentale)

Explication : Efficacité incrémentale du capital =    Variation de PIB/Investissement de l’année précédente Source = Banque Mondiale, calculs de l’auteur

En effet, convergent avec cette observation très structurante sur l’efficacité du capital, le PIB continue depuis des années à être majoritairement composé d’investissement (la formation brute de capital fixe, la FBCF de la comptabilité nationale, c’est-à-dire l’investissement des entreprises y compris dépenses de R&D, des administrations et l’investissement par les ménages en logement). Celle-ci pèse pour 50 %, plus que chaque autre composante (consommation des ménages, consommation publique, exportations, importations). En France, on est plutôt autour de 23 %. D’un côté, dans un pays qui a un retard d’infrastructure très important à combler, il est normal que la FBCF représente beaucoup plus que chez nous, mais l’insuffisance de la consommation des ménages doit retenir l’attention. D’un autre côté, on est aussi frappé par l’effort réalisé, dont nous pourrions peut-être bien nous inspirer.

Avant-dernier élément, sur lequel on va revenir juste après, l’international et le rôle des multinationales étrangères. La Chine enregistre un excédent commercial considérable, on le sait, même si une réorientation vers la demande intérieure avait été engagée. Il s’élève à plus de 560 milliards de dollars en 2021. Mais nombre de ces exportations sont des produits matériels réalisés dans des multinationales à base étrangère. En contrepartie de ces biens matériels, les filiales versent alors des paiements de brevets et divers droits de propriété, des paiements financiers et des dividendes. On peut utiliser les statistiques standardisées de balance des paiements pour évaluer ces différents flux et en faire une balance : une sorte de balance des paiements des multinationales avec la Chine. Nos évaluations[2] les situent autour de 760 milliards de dollars en 2021. Ce qui fait plus que contrebalancer l’excédent commercial et représente un peu plus de 4 % du PIB chinois. Dans le même temps, l’internationalisation de la Chine et le développement de firmes multinationales chinoises, l’implantation à l’étranger ou le rachat de filiales ont eu pour effet de contrecarrer ce mouvement, générant autour de 660 milliards de dollars d’entrées de paiements en Chine. Il n’en reste pas moins que le solde de ces paiements de multinationales depuis et vers la Chine a recommencé à se creuser depuis la pandémie : il commençait à avoisiner l’équilibre et il s’est creusé en 2020 et 2021, atteignant 100 milliards de dollars de prélèvements nets sur la Chine, soit 0,6 % du PIB. Toutefois, les réserves de change de la Chine sont considérables et ont encore progressé. Elles représentent plus de 3 000 milliards de dollars.

Contribution extérieure des Firmes Multinationales (FMN) au PIB de la Chine

(en %)

Source : Balance des paiements de la Chine (FMI + source nationale) et BNS (PIB)

Champ : Chine continentale + Hong-Kong + Macao

Enfin, du point de vue des inégalités sociales (auxquelles, là encore, on aimerait que le FMI s’intéresse dans ses analyses des pays capitalistes développés…), on assiste à un double mouvement : réduction des inégalités de revenus monétaire entre ruraux et urbains ; creusement des inégalités de revenus entre habitants des villes.

Dans ce contexte, la Banque centrale de Chine continue à pratiquer une politique accommodante, particulièrement pour les dépenses publiques semble-t-il, et le déficit budgétaire ne semble pas amené, pour l’instant, à se creuser mais un mouvement vers l’austérité et la priorité au désendettement n’est pas du tout à l’ordre du jour.

Des réponses économiques contradictoires

Ce qui amène la troisième idée. On vient de dessiner des éléments de schéma qui peuvent faire penser, tant du point de vue économique que des tensions sociales, voire sociétales (jeunesse des villes) évoquent pour partie les prodromes de crise de CME (capitalisme monopoliste d’État) tels qu’ils sont apparus dans nos pays capitalistes développés à la fin des années 1960. Et de ce point de vue, une partie des réactions du système économique vont dans le même sens qu’alors et approfondissent certaines de ces tensions, voire engagent une sorte de « fuite en avant », la dimension « projection vers l’international » jouant dans ce schéma un rôle tout à fait particulier. Mais une autre partie de la politique économique et des réactions du système économique chinois est en même temps engagée dans une autre direction, beaucoup plus progressiste et qui, à certaines conditions, pourrait permettre de surmonter la montée de crise. Nous allons brièvement décrire ces deux évolutions concomitantes et qui peuvent être contradictoires entre elles.

La continuation du mouvement de « projection à l’étranger » de l’économie chinoise se poursuit, avec tout particulièrement ses IDE sortant (investissements directs à l’étranger) vers les pays du Sud comme dans ceux de Nord, et des initiatives structurelles comme la route de la soie, mouvement entamé assez tôt mais qui se poursuit. Ce mouvement a pris, on l’a dit plus haut, un tour nouveau à partir du moment où, au début des années 2010, la politique chinoise cherche aussi à compenser son déficit de balance des paiements des FMN (firmes multinationales). Mais, ce faisant, il crée une nouvelle situation, rappelant pour partie ce qui s’est passé dans les pays capitalistes développés dans les années 1970. De façon contradictoire cependant, et à la différence des années 1970, il vise explicitement à rivaliser avec les États-Unis et à s’y opposer, mais tout en conciliant, voire en amplifiant par certains aspects, la culture de la rentabilité financière. Ce mouvement est donc lui aussi contrasté et contradictoire.

Un second aspect de l’internationalisation est la poursuite de l’ouverture chinoise aux investissements étrangers entrants. Elle continue, dans les faits, malgré les mesures prises par Trump, et malgré la « croisade » engagée plus intelligemment par Biden. Non seulement l’excédent des entrées d’IDE en Chine par rapport aux sorties a été de 260 milliards de dollars en 2021 (ce qui recouvre toutefois 207 milliards de dollars d’investissement chinois à l’étranger), mais les investissements de portefeuille (IP, soit purs placements financiers dans des obligations d’État ou assimilées, soit prises de participations minoritaires inférieures à 10 % du capital) ont été importants en Chine, avec 184 milliards de dollars entrants, bien qu’on observe encore plus d’investissements sortants liés notamment aux achats de bons du Trésor US et donc un solde de 54 milliards de dollars de sorties en net, pour les IP. Mais les achats de bons du Trésor chinois par des non-résidents ont triplé en 2020, donc durant la pandémie, bénéficiant en outre d’un différentiel de taux d’intérêt avec les États-Unis avantageux pour la rémunération de ces placements.

Ces différents flux structurent une forme de lien, de connexion renforcée, si ce n’est de dépendance, avec l’international, mais aussi et peut-être surtout, ils imprègnent encore plus l’économie chinoise de la logique du capital financier, à savoir tout réduire à la rentabilité financière « pure ».

Troisième aspect, qu’on a noté plus haut et qui entre dans ce tableau, la poursuite d’un investissement matériel considérable. Il ne semble pas fléchir, approfondissant lui aussi la suraccumulation, mais tirant partie probablement aussi des différences de niveaux encore significatives avec les économies mûres des grands pays capitalistes développés, et notamment des États-Unis.

Donc, indices de suraccumulation, internationalisation de suraccumulation aussi, et financiarisation de l’économie. On pourrait avoir là tous les éléments d’une crise du CME, comme on l’a eue dans nos pays au début des années 1970. Le FMI cherche même à suggérer que la principale faiblesse chinoise se situerait dans son secteur financier (tout en poussant à son développement, par exemple à une interconnexion poussée avec la Bourse de Hong-Kong) et sous-entend, sans le dire, qu’il poserait problème à l’ensemble du système financier global. Mais, et c’est là une partie de la richesse de la situation chinoise et son originalité, nous n’avons pas que cela.

Nous avons dans le même temps deux ensembles de réponses de politique économique : un développement considérable des services publics, de la protection sociale et, semble-t-il, des niveaux de vie ; une mobilisation vers les défis de la révolution informationnelle et écologique avec tous les besoins de créativité et les efforts financiers que cela implique, mais aussi les considérables enjeux d’intervention, de participation démocratique nouvelle et de culture liés à cette créativité.

Du côté des services publics et de la protection sociale, on a vu le développement considérable des infrastructures matérielles (pour lesquelles le FMI indique qu’en valeur rapportée au PIB, la Chine se situe plus haut que tous les pays, y compris les nôtres). C’est très important, mais ne permet pas de savoir ce qu’il en est en termes de service rendu, car il faut aussi du personnel formé. Or, on sait que dans les hôpitaux chinois aussi les difficultés et l’engorgement sont importants. Il faudrait, là, en savoir plus : quelle évolution de l’emploi et du service rendu ? Quelles perspectives de formation et d’embauche ?

Du côté de la protection sociale, la Chine a engagé des réformes très importantes élargissant considérablement la proportion de chinois couverts par celle-ci. Et ceci dans les dix dernières années. Depuis 2008, pour les régimes de retraite, on est passé de 110 millions de personnes couvertes, soit 25 % des intéressés, à plus de 1 milliard en 2020, soit plus de 80 % des intéressés. Pour l’assurance maladie, on est passé quelques millions de personnes couvertes en 2000, à 25 % des intéressés en 2008 et on a atteint plus de 95 % en 2020. De même pour les accidents du travail et pour la maternité. En revanche pour l’assurance-chômage, on est passé de 40 % des travailleurs urbains couverts en 2008 à 45 % en 2020, ce qui fait certes plusieurs millions de personnes en plus, mais toujours plus de la moitié des travailleurs sans couverture chômage en cas de perte d’emploi.

Du côté de la révolution informationnelle, les dépenses de R&D ont continué à progresser à un rythme considérable (+10 % en 2020, puis + 14 %). Elles atteignent 441 milliards de dollars et représentent 2,44 % du PIB en 2021. De même, le nombre de diplômés ne cesse de progresser. Tout cela est fortement favorisé par le dynamisme général, que la pandémie refroidit en quelque sorte, et par l’absence d’austérité budgétaire.

Mais là aussi deux types de tensions s’accumulent. Premièrement, pour soutenir en quelque sorte la rentabilité du capital privé, on demande aux entreprises d’État (State Owned Enterprises, SOE) d’assurer elles-mêmes une grande partie de l’effort de R&D. C’est ambivalent, et cela peut ressembler à notre propre CME qui engageait les dépenses de R&D publiques pour les bénéfices privés du capital des grands groupes. Les SOE, précisément, sont l’objet d’un grand bras de fer avec le FMI. Elles représentent encore 10 % de l’emploi, 26 % des ventes et 38 % du capital (hors entreprises individuelles et TPE). Et le FMI demande qu’elles assurent « la neutralité compétitive », bref qu’elles aident le capital privé. Les autorités chinoises se sont engagées à un « partage des de excès de profit » des SOE ambivalent, qui peut être intéressant ou nocif,.

Deuxième type de tension, la guerre économique avec les États-Unis et les mesures très concrètes. Je n’en citerai qu’une pour réaliser les puces très denses, avec un écart de moins de 5 nanomètres entre composants, le monde entier dépend d’une entreprise néerlandaise ASLM, qui détient le monopole sur les machines permettant par lithographie de réaliser l’étape de gravure. ASML s’est engagée à ne pas vendre ses machines, ni sa technologie aux Chinois. En revanche, elle la vend aux coréens du sud (Samsung), à Taiwan (TSMC) ou aux États-Unis (Intel et les autres). C’est un défi considérable pour la Chine. D’où, aussi, ses gestes récurrents pour faire partie des différents traités commerciaux internationaux, particulièrement avec ses voisins d’Asie comme le TPP.

La Chine est en effet dans une double position : d’une part de rattrapage d’un niveau capitaliste de développement, mais aussi d’imitation de celui-ci, d’autre part de mise en œuvre du « socialisme aux caractéristiques chinoises ».

Typiquement, l’hypothèse de Paul Boccara, explicitée tout particulièrement dans les années 1980 et les débats sur l’URSS et la Perestroika (table ronde d’Issues avec Wladimir Andreff, Yves Dimicoli et Jacky Fayolle) s’avère très éclairante. C’est celle qui, en « miroir » du CME, définit le SRE, socialisme de rattrapage autoritaire d’État, car nous savons bien, particulièrement en France, que le poids et le nombre des entreprises publiques ne suffit pas à déterminer si une société et une économie sont socialistes. Pour dire les choses simplement, le SRE, ce sont  des pays socialistes qui n’ont pas du tout atteint nos niveaux de développement au moment de leur révolution, et qui s’engagent dans une politique de rattrapage des économies capitalistes, c’est-à-dire pour partie d’imitation des méthodes, voire des institutions, mais avec un État agissant massivement en faveur d’autres objectifs, tout particulièrement du « social », via des corrections massives, des compensations, une coordination importante et des éléments de protection (par exemple, en Chine, le marché intérieur a très longtemps été protégé des produits réalisés dans les zones franches par les multinationales occidentales).

Sans développer davantage, on peut alors se demander, ici, dans quelle mesure nous n’avons pas aussi une lutte interne à la Chine elle-même, entre le capital financier interne à la Chine, combinaison de celui des multinationales étrangères et des multinationales chinoises, et les buts sociaux publics. Cet affrontement ayant lieu à la fois dans la réalité des gestions engagées par les entreprises, dans les idées, sur les critères de la politique économique et des gestions, mais aussi au sein même d’institutions économiques de l’État, comme la Banque centrale. C’est un affrontement entre logiques différentes. Il va probablement être amené à prendre de l’intensité. Les institutions internationales, comme le FMI, y jouent une partition, comme on vient de le voir, tandis que les autorités chinoises sont amenées non seulement à faire la part du feu mais à agir dans des directions parfois opposées, à la fois pour des raisons subjectives (de choix idéologiques différents) mais aussi parce qu’elles ont affaire à un pays à la fois encore sous-développé, qui doit encore rattraper et imiter, et à un pays très développé qui va devoir inventer, innover, y compris socialement et, particulièrement dans les gestions, où l’intervention des travailleurs et des citoyens pourrait s’avérer décisive.

On peut relever, en illustration à cela, que l’analyse du FMI, et les recommandations qui vont avec, insistent systématiquement pour pousser encore plus loin l’implémentation du marché : marché des émissions de CO2, par exemple, dans lequel la Chine a dû s’engager. Elles récusent aussi, de façon plus subliminale, la non-austérité, en dénonçant l’excès de croissance du PIB et en demandant aux Chinois qu’ils prennent un engagement à ne plus annoncer des objectifs de croissance aussi élevés !

Pour conclure, on ne peut s’empêcher d’ajouter dans le tableau la Banque du Sud et les nouvelles structures monétaires et financières mises en place avec la Russie, qui peuvent faire partie du tableau de résistance et d’alternative à l’hégémonie capitaliste à travers celle du dollar… à conditions que les critères « emploi, services publics et écologie » soient clairement identifiés et prennent le pas sur ceux du capital, de la rentabilité.


[1] Outre les données prises directement à la source, on utilise largement l’étude du FMI intitulée Country Report, n 22/21, janvier 2022, 134 pages.

[2][2] Reprises dans Time for another kind of globalization – Challenges for theory and proposals, chapitre à paraître de Rethinking Asian Capitalisme, chez Palgrave, TRAN, Thi Anh Dao (éditrice).