Chili : après le soulèvement populaire et la victoire électorale, quelle bataille pour imposer un changement réel ?

Yamilé Vidal

Les difficultés et les contradictions auxquelles se heurte le nouveau gouvernement de gauche au Chili sont révélatrices des contradictions auxquelles la marche du monde confronte les forces de progrès.

Le Parti communiste du Chili vient de fêter, en ce mois de juin 2022, son 110ème anniversaire depuis que Luis Emilio Recabarren fonda le Parti Ouvrier Socialiste, qui prendra le nom quelques années plus tard de Parti communiste du Chili. Dans l’auditorium Caupolican, du sud de la commune de Santiago, les militants et militantes, élues, délégués syndicaux, ministres, se sont rassemblés pour mener ensemble la réflexion sur les orientations futures du parti mais également sur les transformations en cours.

Ce rassemblement se réalise dans une période historique de transformation sociale, politique et économique du Chili, fruit d’années de luttes et de mouvements sociaux qui ont convergé dans le grand mouvement social insurrectionnel appelé l’Estallido ou la revuelta social de 2019, qui a convoqué pendant plusieurs mois plus d’un million de chiliens et de chiliennes dans les rues de toutes les villes du Chili.

Il est nécessaire de rappeler qu’après une répression policière brutale, avec 34 morts et plus de 3 500 blessés, le président de droite de l’époque Sebastian Piñera choisit de ne pas répondre à la demande sociale par des mesures concrètes et immédiates, et convoque un groupe de parlementaires dont fait partie Gabriel Boric, alors député, pour négocier et signer « un accord pour la paix et la nouvelle Constitution ».

Cet accord rédigé au sein de la caste politique est non représentatif du mouvement social. Il est signé le 15 novembre 2019. Il évacue toute considération sociale et place entre les mains du peuple le choix d’opter ou non pour une nouvelle Constitution en remplacement de celle de 1980, symbole du pinochetisme et du néolibéralisme le plus féroce, avec la possibilité d’un refus ou d’un échec du processus constituant sur le moyen et long terme. Cet accord marque aussi un tournant pour le mouvement social, qui en sort plus affaibli.

Après un vote d’approbation à hauteur de 80 % le 25 octobre 2020, le pays élit 155 députés constituants pour un mandat de 9 mois, en juin 2021. 

Le Chili est donc actuellement en plein processus de réécriture de sa Constitution, qui coïncide avec un autre événement politique majeur : l’arrivée au pouvoir de la coalition de gauche Apruebo Dignidad conduite par Gabriel Boric en décembre 2021.

Le Parti communiste chilien n’est pas en marge de ces changements, puisqu’il est pleinement investi dans le paysage social, politique et associatif du pays. En 2022, il est le premier parti en nombre de militants et militantes de la région métropolitaine. Il est à la tête de plusieurs villes d’envergure comme Santiago et Recoleta et certains de ses membres ont été nommés ministres (Camila Vallejo, porte-parole du gouvernement ; Flavio Salazar, ministre des Sciences ; Jeannette Jara, ministre du Travail et de la prévision sociale) et secrétaires d’État (6 dans les domaines suivants  : Économie, Éducation, Énergie, Forces armées, Justice et Télécommunications). Ce poids institutionnel du parti se mesure aussi au parlement, où siègent 12 députés communistes et 2 sénateurs.

Cette présence multiforme dans les sphères du pouvoir et son engagement dans la coalition politique au pouvoir posent la question cruciale de la stratégie du Parti communiste chilien pour dépasser le modèle capitaliste en s’affranchissant de l’exploitation et de la domination du capital sur le travail.

Le Parti communiste chilien au gouvernement

Après avoir perdu, en septembre dernier, la primaire de la gauche où figurait son candidat, Daniel Jadue, le Parti communiste chilien a fait le choix d’être fidèle à cette alliance appelée Apruebo Dignidad dont sont aussi membres les partis du Frente Amplio, Revolucion Democratica, Comunes Convergencia Social et la Federacion Regionalista Verde Social, au profit du vainqueur de cette primaire et candidat à l’élection présidentielle, Gabriel Boric. 

Les militants et militantes communistes se sont donc mis en campagne pour Gabriel Boric dont le programme était davantage basé sur l’adaptation au système néolibéral qu’à des changements structurels dans un pays où 1 % de la population possède 49,6 % de la richesse nationale et ne souhaite aucune redistribution. Arrivé en seconde position du premier tour de l’élection présidentielle, sa victoire est en partie due au refus massif de la menace fasciste, symbolisée par le candidat d’extrême droite, chef d’entreprise multimillionnaire, ex-militaire et héritier de Pinochet, José Antonio Kast. Ce manque d’adhésion vis-à-vis du nouveau président élu se retrouve d’ailleurs dans le rapport de forces favorable à l’opposition au parlement. La droite détient en effet la majorité des sièges avec 88 députés contre 67 pour le camp gouvernemental, si tant est qu’on estime que les sociaux-démocrates le soutiennent (30 sièges). 

Outre ce panorama complexe dans le domaine de la vie politique, le nouveau gouvernement se heurte, dans la suite de son prédécesseur Sebastian Piñera, au conflit du Walpamu, sur fonds de revendications indigènes ancestrales Mapuche contre les colons et l’État et l’extractivisme forestier. Sur le plan économique, il affronte une forte crise avec en moyenne 7 % d’inflation sur les 6 premiers mois de 2022. Sur le plan sécuritaire, plusieurs heurts sont survenus, dont la mort d’une journaliste lors de la manifestation du 1er mai.

Les critiques émergent également à gauche, face à l’absence de réponse du gouvernement quant aux revendications politiques pour la libération et l’amnistie des prisonniers politiques de la Revuelta Social, sa condamnation sur le plan international de la Russie et du Vénézuela, sa nomination au Ministère de l’économie de Mario Marcel, ancien président de la Banque Centrale du Chili sous Bachelet et Piñera et son inactivité face au manque de financement de l’éducation publique, qui a donné lieu à plusieurs mouvements sociaux de lycéens depuis le début de l’année.

Il a pu toutefois avancer sur certains projets de loi, avec la ratification du traité international environnemental d’Iguazu, et sur l’augmentation du salaire minimum qui atteindra, en août 2022, 400 000 pesos (467 euros) contre 337 000 (387 euros) en 2021. Il est aujourd’hui en négociation sur plusieurs autres projets de loi tenant à :

  •  la création d’un système de pensions de retraite publiques, jusqu’alors inexistantes, d’un montant de 250 000 pesos mensuels ;
  • la réduction du temps de travail à 40 heures hebdomadaires ;
  • la réforme fiscale dont les ambitions ont déjà été amenuisées par la négociation d’entre deux tours avec le Parti socialiste et la Démocratie Chrétienne.

Au regard de la faible marge de manœuvre du gouvernement Boric pour amorcer des réformes structurelles, sa différence avec les gouvernements de Michèle Bachelet, notamment le second auquel les communistes avaient participé et dont les réformes n’avaient été que très limitées, apparaît ténue. Certains militants communistes disent même qu’il s’agit d’une continuité.

Quelle est donc la stratégie actuelle du Parti Communiste pour faire entendre son positionnement critique et faire transiter la société chilienne vers un modèle de transformation économique, sociale et politique qui aille plus loin que des réformes conjoncturelles ?

Les ambitions du projet de Constitution

Certains militants ont choisi d’autres espaces, comme la Convention constitutionnelle, pour faire avancer plus vite les réformes économiques, sociales et politiques. Élus en juillet 2021, les six constituants communistes ont réussi à convaincre les deux tiers des élus la Convention, pour une bonne part des indépendants issus des mouvements sociaux, de leur programme. Si le texte est encore en cours d’harmonisation, quelques articles phares méritent d’être soulignés, même si aucun ne peut être séparé du tout puisqu’il s’agit d’un travail transversal et complémentaire :

• la reconnaissance du Chili comme un État plurinational et interculturel qui reconnaît la coexistence de diverses nations et peuples dans le cadre d’un État unique, avec la reconnaissance pour eux de leur autonomie et propre gouvernement. L’État garantira la participation de ces peuples dans l’exercice et la distribution du pouvoir, en garantissant leur représentation dans les structures de l’État à tous les niveaux et en sièges dans les élections populaires locales, régionales et nationales ;

• la reconnaissance du Chili comme un État social et démocratique de droit, plurinational, interculturel, écologique et paritaire ;

• l’amorce d’une politique de décentralisation avec la reconnaissance du Chili comme un État régional avec des entités territoriales autonomes politiquement, administrativement et financièrement, même si le Chili est considéré comme unique et indivisible et que sa souveraineté s’exerce sur tout le territoire. Les régions seront dotées d’assemblées régionales élues qui détermineront leur propre plan de développement régional. Elles auront entre elles des relations de coopération et de solidarité.

• le droit à la grève, à la syndicalisation et aux négociations collectives pour les travailleurs, faisant des syndicats les uniques organisations ayant droit à la négociation collective pour représenter les travailleurs devant les employeurs. Ces négociations collectives pourront se faire par branche, secteur et territoire. Le droit à un travail décent et le droit des salariés à décider des décisions des entreprises.

Sur ce point, il convient de souligner qu’au Chili, depuis le Plan Travail de 1978-80 qui régit toujours l’action collective, les syndicats sont expressément exclus de la conquête du pouvoir. Ils ne peuvent y participer qu’en renonçant à leurs fonctions syndicales. Ils sont aussi atomisés. Dans les secteurs de la mine et de l’industrie agroalimentaire, la division de la main d’œuvre est organisée par la création de filiales et la non-existence d’un droit à la négociation collective par filière d’activité, celui-ci devant se faire obligatoirement à l’échelle de l’entreprise. Les conditions de travail entre les salariés des maisons mères et ceux employés par les filiales sont en conséquence asymétriques. Dans le domaine minier, ces derniers constituent 82 % des travailleurs. Pourtant, ils ont des salaires plus faibles que ceux appartenant à la maison mère, n’ont souvent pas le droit à des congés payés puisque les CDD s’enchaînent, et n’ont en général pas de syndicat car le nombre de salariés dans leur entreprise n’atteint pas le quota minimum pour pouvoir créer un syndicat.

• le droit au soin et la reconnaissance du travail domestique et de soin ;

• le droit à la Sécurité sociale, avec la création d’un service public autonome qui octroiera une protection en cas de maladie, vieillesse, handicap, maternité, paternité, chômage, accident du travail, et assurera un système de protection sociale pour les personnes qui exercent des travaux domestiques ou de soin. Ce droit sera financé par les travailleurs et employeurs à travers des cotisations sociales obligatoires ; et en partie par l’État

• la reconnaissance d’un système de santé public, intégré et universel ;

• le droit à l’eau, et la reconnaissance de l’eau et de l’air comme des biens communs naturels non appropriables. La reconnaissance de ces biens communs est une avancée majeure dans un pays très affecté par le changement climatique et dans lequel, jusqu’à présent, les ressources naturelles demeurent l’objet de propriété privée. Par exemple, les fleuves, les lacs, les montagnes, les plages peuvent être entièrement sous le joug de leurs propriétaires qui se réservent l’exclusivité de leur usage, créant ainsi un système inégalitaire dans l’accès aux ressources naturelles.

Le nouveau texte constitutionnel a toutefois ses limites, et notamment sur le plan économique. Les rapports de force au sein de la Convention Constitutionnelle n’ont pas permis de parvenir à la nationalisation des entreprises du cuivre, du lithium et de l’or — article proposé par les membres du Parti Communiste — et dont les ressources sont essentielles pour garantir :

  • le financement de ce nouvel État social et de droit ;
  • la souveraineté économique du pays sur ses ressources,

et entamer un changement de la matrice productive pour en finir avec une économie uniquement fondée sur l’extractivisme et très dépendante des aléas du marché. Dans la nouvelle Constitution, l’État reste propriétaire du sous-sol et le seul décideur dans l’arbitrage de qui explore, exploite et profite de ses richesses naturelles. Cette faiblesse de la Constitution sur le plan économique s’explique par le refus de la droite, du parti socialiste et du parti gouvernemental de Gabriel Boric, le Frente Amplio, de renationaliser les entreprises minières de cuivre, lithium et d’or.

Mais comment le Parti arrive-t-il à gérer en interne ces divergences stratégiques avec le Frente Amplio sur la conduite des réformes à conduire pour dépasser le capitalisme et amorcer une redistribution des richesses au profit des 99 % de la population, dont 10 % se trouvent en situation de pauvreté, et beaucoup d’autres obligés de cumuler plusieurs emplois pour survivre dans un pays où le niveau de vie est très proche de ceux des pays européens ?

Les membres du Parti au pouvoir et la plupart des élus sont fidèles au gouvernement, faisant taire leur esprit critique avec l’espoir que toute réforme prise peut être bonne à l’amélioration des conditions de vie de la population. Ceux qui étaient membres du gouvernement Bachelet 2 voient en ce nouveau gouvernement une continuité vers davantage de progrès social et une plus forte capacité d’influence du Parti au regard de sa plus forte représentation dans les Institutions. Mais devant l’omniprésence des discours portés sur le sociétal et très peu sur les relations du capital/travail, avec entre autres la lecture par le président du Parti, Guillermo Teillier, d’une lettre de Gabriel Boric adressé aux communistes en guise d’ouverture de l’événement de commémoration entourant la création du Parti communiste, on peut se demander si ce n’est pas le gouvernement qui influe sur le Parti et non pas l’inverse.

D’autres membres évoquent une perméabilité du parti à l’idéologie néolibérale et une trop grande focalisation du travail politique au niveau de la superstructure, qui sape un travail avec la base. Ils préfèrent focaliser leurs efforts militants à l’échelle locale, dans les municipalités, car cela implique des relations quotidiennes avec le corps social. Les gouvernements locaux constituent par ailleurs un véritable contre-pouvoir à l’État central comme instrument de la domination de classe. L’idée n’est pas d’humaniser le capitalisme mais de proposer un modèle alternatif au niveau local qui permette de dépasser le capitalisme, avec des pharmacies, magasins d’optique populaires et librairies populaires ; des logements sociaux municipaux ; des écoles publiques insérées dans le tissu associatif de la ville ; l’accès gratuit à l’énergie grâce à l’installation de panneaux solaires municipaux sur les toits des habitations des administrés, entre autres.

Des mobilisations locales au vote pour la nouvelle Constitution

Dans la ville de Recoleta où le Parti ne faisait que 2 % à la fin des années 90, le plan stratégique appelé Recoleta 2012 et qui visait à la conquête de la municipalité à cette date, a porté ses fruits. Sur le plan électoral, le parti est passé de 2 % à 6,9 % aux élections législatives de 2001, à 11,2 % aux municipales de 2004 puis à 18,6 % en 2008 et a finalement gagné la ville avec 41,3 % des suffrages en 2012. L’équipe municipale a depuis été réélue deux fois, avec des scores électoraux de plus en plus importants : 54 % en 2016 et 65 % en 2021. Ce bastion a d’ailleurs permis l’élection d’un premier député en 2012 puis de deux députés aux élections de 2016. Cette réussite de la stratégie écrite par une poignée de militant.e.s a permis d’attirer l’attention de la direction du Parti sur l’importance de la conquête du pouvoir local. Aujourd’hui, on compte 160 conseillers municipaux, contre 80 en 2012, et trois mairies communistes.


Ces stratégies diverses des militants et militantes reposent sur des divergences de fond qui ont parfois conduit à quelques coups d’éclats et à l’isolement de certains communistes.

Pour autant, tous se rassemblent aujourd’hui pour l’approbation du nouveau texte constitutionnel, qui offre la possibilité de nouvelles conquêtes sociales et marquerait la fin de la Constitution néolibérale de 1980, survivante de l’ère pinochétiste et des Chicago boys dans laquelle les systèmes de santé, de retraites, d’éducation et même de l’eau étaient entièrement privatisés.

Elle est pour tous la garantie de l’instauration d’un cadre d’action qui devra être respecté par les gouvernements qui coexisteront avec elle. Plus de 150 articles convoquent en effet le législateur pour la mise en place de lois complémentaires. 

Aujourd’hui, l’ensemble du parti se rassemble pour faire campagne pour le « oui », autour du référendum à vote obligatoire pour l’approbation ou le refus de cette nouvelle Constitution de 499 articles, qui se tiendra le 4 septembre 2022, date d’anniversaire de la prise de pouvoir de Salvador Allende.

Le chemin à parcourir est immense avec, aujourd’hui, des pronostics en faveur de la nouvelle Constitution faibles (25 %) en comparaison de ceux pour son refus (47 %). Les forces progressistes devront donc s’unir, sans aide financière de l’État, pour convaincre les 14 millions d’électeurs et d’électrices à approuver la nouvelle Carta Magna, face à une droite organisée, propriétaire de tous les grands médias, et qui travaille depuis des mois à la décrédibilisation des constituants plus que sur les contenus du texte.