Controverse
Révolution écologique : quelles conditions économiques pour la réussir ?

Frédéric BOCCARA
économiste, membre du comité exécutif national du PCF
Sylvestre Huet
journaliste | Site Web
Sandrine Rousseau
députée (EELV) de Paris

Nous rendons compte de quelques moments forts du débat qui, le 10 septembre à la fête de L’Humanité, a réuni au stand national du PCF Frédéric Boccara, membre du comité exécutif national du PCF, Sylvestre Huet, chroniqueur scientifique, et Sandrine Rousseau, députée (EELV) de Paris. Le débat était animé par Muriel Ternant, présidente du groupe communiste au conseil régional de Bourgogne – Franche-Comté. L’intégralité des échanges peut être suivie sur Youtube : https://youtu.be/Df12wzSudgw

Muriel Ternant lance le débat en citant le dossier consacré par Économie&Politique au défi écologique à l’été 2019 : « la crise écologique renforce le besoin de révolution. Quoi de plus normal si l’on considère que pour des marxistes l’économie se définit fondamentalement comme l’activité de transformation de la nature extérieure pour les besoins vitaux des êtres humains ? ainsi économie et écologie ne s’opposent pas par essence, ce sont deux facettes d’un enjeu révolutionnaire… ». Elle souligne qu’en cette matière comme dans d’autres les différences d’analyses à gauche ne doivent pas nous conduire à nous diviser mais au contraire, s’ils sont correctement traités et bien approfondis, à nous faire progresser ensemble et à construire une autre unité.

Elle pose cinq questions aux intervenants : pour faire la révolution écologique, faut-il en passer par une décroissance économique ou peut-on donner un nouveau contenu à la croissance reposant notamment sur l’extension des services publics ? Quelle conception des services publics – sur ce point, le processus de privatisation des TER oppose les Verts et les élus communistes dans sa région de Bourgogne – Franche-Comté ? Quel devrait être le rôle des banques pour financer le développement des services publics ? Peut-on révolutionner les modes de consommation sans changer fondamentalement les modes de production et de distribution ? Quelle conception de l’intervention citoyenne, quels pouvoirs des citoyens pour que s’expriment les forces favorables à des modes de vie moins polluants, et moins générateurs de gaspillages ?

Première à répondre, Sandrine Rousseau commence par souligner que le système actuel « nous envoie dans le mur » à une vitesse que le gouvernement Macron accélère de façon incroyable : réforme de l’assurance chômage qui rejette sur les chômeurs la responsabilité de leur situation, refus d’augmentations des salaires face à l’inflation, et « ces sept articles scélérats », dans la loi Pouvoir d’achat, sur le terminal méthanier du Havre qui permettent d’importer du gaz de schiste américains et des réouvertures de centrales à charbon.

Sandrine Rousseau : réinterroger la notion d’état stationnaire en économie

Elle considère qu’on ne peut pas répondre aujourd’hui à la question sur la décroissance mais qu’il faut plutôt autre chose que de la croissance car ce n’est pas une question centrale. Le PIB conditionne l’intégralité de nos politiques publiques alors qu’il a, en tant qu’indicateur, d’énormes lacunes : dans une transformation écologique, il est très difficile de savoir si le PIB va augmenter, stagner ou diminuer. La première chose à faire serait de « se décaler d’un pas » par rapport au PIB pour avoir d’autres indicateurs de bien-être.

Selon Sandrine Rousseau, on devrait réinterroger une notion largement abandonnée en économie, celle d’état stationnaire. Si on veut une société de sobriété qui soit quand même une société de bien-être, il faut poser une question que le système capitaliste et libéral a refusé de poser jusqu’à présent, celle des limites physiques de la croissance. Croître de manière infinie dans un monde fini est impossible mais le mot « décroissance » ne doit pas masquer tous les rapports sociaux, toutes les inégalités sociales. « J’aime bien l’idée qu’on décroît mais je n’aime pas qu’on le fasse sans des politiques publiques qui permettent de réguler et de faire en sorte que les plus pauvres voient leur situation d’inclusion dans la société s’améliorer et les plus riches, au contraire, leur richesse diminuer ». On ne peut pas imaginer de sortir du système de croissance extractiviste sans poser la question des rapports sociaux et de l’encadrement du système économique tel qu’il est actuellement, du rôle de l’État.

Il n’y a pas de transformation écologique d’ampleur sans amélioration des services publics et sans création de nouveaux services publics, enchaîne Sandrine Rousseau. Il nous faut repenser nos services publics à partir d’une question absolument essentielle à notre récit commun : de quoi a-t-on absolument besoin pour vivre en société ? Il faut sans doute penser collectivement aux services publics dont nous aurions besoin pour vivre tous et toutes dignement même sans accroissement de notre richesse purement monétaire.

Dans la suite du débat, interpellée à ce propos par Frédéric Boccara sur l’impossibilité de développer les services publics sans dépenses monétaires supplémentaires, Sandrine Rousseau maintiendra son point de vue tout en affirmant qu’elle veut « plus de services publics et plus de fonctionnaires ».

En ce qui concerne le financement de la transition écologique, elle observe que tout ce qui est indispensable à notre vie est payant et tout ce qui nous met en danger collectivement est gratuit. Certes, il y a un marché des droits à polluer européen « qui a un petit peu progressé ces dernières années mais ça reste un marché ». Il faut aller vers un prix du carbone pour les grosses entreprises au-delà des prix du marché européen mais dans nos consommations aussi il va falloir faire en sorte que ce qui détruit le plus notre capacité à vivre sur cette planète soit bien plus cher que ce qui nous est absolument indispensable comme les premiers litres d’eau, les premiers kilowattheures etc. Enfin, il va falloir accepter de moins consommer car nous ne pouvons plus faire société par la consommation.

À ce propos, Sandrine Rousseau voit dans la notion de pouvoir d’achat « le terme le plus mensonger de notre système économique capitaliste » puisqu’il fait croire à ceux qui n’ont pas d’argent qu’ils auront le pouvoir en achetant alors que précisément on ne leur donne pas les conditions d’acheter ce dont ils ont absolument besoin et appelle à revenir à une sorte de « pouvoir de vivre ».

Pour cela, elle préconise de définir de nouveaux droits, de nouvelles libertés, et aussi un socle de droits sociaux. Elle conclut en disant que « ce n’est pas le moment d’attaquer les allocations sociales dont ont aura absolument besoin dans les mois qui viennent ».

Sylvestre Huet considère que l’économie qui permettrait de limiter la casse climatique devrait être juste aux deux sens du mot : la justice sociale ne suffira pas, les bonnes solutions sociotechniques non plus ; ce qui est décisif, c’est une bonne synergie entre les deux types d’action. C’est très difficile parce que les connaissances sur les sciences et les technologies sont très peu partagées, y compris chez la quasi-totalité des responsables politiques.

Si on veut l’égalité, tout être humain a « droit » à la même émission de gaz à effet de serre puisque 80 % de l’énergie utilisée par l’humanité est tirée des combustibles fossiles, ce qui fait que le niveau d’émission de chacun correspond à peu près à son niveau de vie.

Ce qui est incroyable, c’est que dans le dernier rapport du GIEC on peut lire cette conclusion : « il est nécessaire de réduire les inégalités ». Des économistes du monde entier appartenant à toutes les écoles de pensée, depuis ceux qui ont conseillé Reagan et Pinochet jusqu’à ceux qui, comme Sandrine Rousseau ou Frédéric Boccara, veulent sortir du capitalisme, se sont mis d’accord sur ce point parce que ce n’est pas une opinion mais un fait : il n’y a pas de politique climatique imaginable qui ne passe par une réduction des inégalités drastique. Le texte va jusqu’à préciser qu’il faut une « taxe sur la richesse absolue », ce qui signifie une réduction des patrimoines. En revanche, si on cherche une explication des mécanismes socio-économiques qui produisent les inégalités, on ne la trouvera pas. Le mot « capitalisme » figure 19 fois dans les 3 900 pages du rapport du GIEC mais seulement dans les références biographiques…

Sylvestre Huet : il ne suffit pas de prendre leur argent à quelques milliardaires

Affirmer qu’1 % des êtres humains émettent la moitié des gaz à effet de serre est un exemple de ces croyances erronées qui interdisent toute politique climatique sérieuse. En réalité, ce sont 10 % de la population mondiale qui émettent environ 45 % du total ; cela représente environ 150 millions d’Européens, des millions de Français… Pour avoir un effet sur le changement climatique et être en état de parler de sobriété avec tout le monde, il ne suffit donc pas de prendre leur argent à quelques milliardaires. Ce qu’on attend d’un dirigeant politique porteur d’une vraie conviction écologiste et anticapitaliste, ce n’est pas de répéter ce slogan, c’est de nous dire quel chemin politique on va emprunter pour y arriver.

Sylvestre Huet dénonce ensuite l’asservissement culturel des populations par la publicité commerciale, telle qu’elle a été inventée au lendemain de la Deuxième guerre mondiale aux États-Unis comme moyen de faire des profits après le tarissement de la manne des commandes militaires publiques. La suppression de la publicité est un des moyens nécessaires si on veut faire la révolution culturelle indispensable au changement de société dont on a absolument besoin pour se confronter au changement climatique. Là encore, ce qu’on demande aux dirigeants politiques, ce n’est pas de répéter ce slogan, c’est de dire par quels moyens ils veulent le faire le plus rapidement possible.

Enfin, il prévient qu’on n’y parviendra pas sans utiliser, à l’échelle de la planète, toutes les technologies disponibles pour basculer d’un monde où 80 % de l’énergie utilisée est d’origine fossile à un monde où l’énergie est décarbonée, c’est-à-dire massivement électrique avec des technologies dont aucune n’est « gentille », qu’il s’agisse de panneaux photovoltaïques, de centrales nucléaires ou de barrages hydroélectriques. C’est pourquoi il ne faut pas raconter n’importe quoi sur les technologies comme cela arrive encore trop souvent, y compris à gauche.

Pour Frédéric Boccara, on a besoin d’une révolution à la fois culturelle et réelle, avec au cœur la question des entreprises, car comment consommer autrement si on ne produit pas autrement ? Pour une révolution écologique réussie, il faut réduire drastiquement toutes les émissions polluantes – pas seulement les gaz à effet de serre – mais il faut pour cela développer les ressources de la planète : cela demande du travail humain, des services publics, de l’activité, et pas seulement de la redistribution. Il faut parler de production, de pouvoirs, de moyens financiers, des banques. L’enjeu d’une révolution écologique renforce et élargit le besoin de révolution sociale, politique et culturelle. Mais ce qu’on fait aujourd’hui en est bien loin, c’est même complètement pervers. Par exemple, pendant plusieurs années, la France a diminué les émissions de gaz à effet de serre sur son seul territoire mais en les reportant sur le reste du monde comme l’a dit Sylvestre Huet.

Frédéric Boccara critique alors la stigmatisation malthusienne des comportements individuels, allant jusqu’à une fascination pour la stagnation, récurrente de façon cyclique dans l’histoire de la pensée économique comme l’avait montré Paul Boccara. Il critique la référence à la taxe carbone et au marché des émissions. Le principe « pollueur-payeur » signifie que celui qui a de l’argent peut polluer. La taxe carbone laisse le patronat libre de reporter son coût sur les consommateurs, en augmentant le prix de vente, et sur les salariés en baissant leurs salaires et les cotisations sociales… tout en diminuant à peine les émissions de CO2. Il faut changer profondément le système productif et ce n’est pas possible par une taxe marchande, il faut changer la gestion des entreprises. Bien plus que des aides sociales, c’est une affaire de pouvoirs dans et sur les entreprises.

Frédéric Boccara : des pouvoirs dans et sur les entreprises pour changer profondément le système productif

C’est le point aveugle de la gauche. Le grand patronat se frotte les mains quand les jeunes, avec toute leur générosité, descendent dans la rue pour accuser le gouvernement en épargnant les multinationales.

Il faut « investir » dit-on ! Mais, dans le système actuel, cela veut dire du béton et des dépenses matérielles. Il faut dépenser tout autrement : pour les femmes, les hommes, la formation, l’emploi, les recherches. Pour Frédéric Boccara, il faut plutôt parler de « dépenses de développement » qui constituent un mixte où les dépenses humaines et sociales doivent progressivement prédominer. Les investissements matériels doivent accompagner et appuyer ces dépenses humaines, alors qu’actuellement c’est l’inverse. Et les investissements matériels doivent comporter des économies considérables de matières. Mais c’est là une révolution dans la logique profonde ce qui est fait ! Il en est de même du développement d’un grand service public de l’écologie et du développement durable, qui servira aussi à s’assurer que l’on va bien dans ce sens, à appuyer ce mouvement, à le créer en développant des recherches nouvelles, voire en appuyant l’intervention citoyenne et celle des travailleurs sur les gestions des entreprises. Le développement des services publics sert à cela. La croissance actuelle, c’est la croissance qui appuie le profit et l’accumulation de béton tandis que la croissance des services publics, ce sont des dépenses pour des hommes et des femmes, des infirmières par exemple, mais aussi des chercheurs ou des enseignants.  Beaucoup de services publics, c’est beaucoup de salaires, beaucoup d’embauches, c’est donc de l’argent et très peu de CO2. C’est plus de PIB, mais un tout autre PIB.

Le social, estime Frédéric Boccara, ne doit pas être là pour accompagner les transformations, il est en leur cœur car pour mettre en œuvre des solutions techniques, il faut des sciences fondamentales, et il faut des ingénieurs, des techniciens, des ouvriers, c’est-à-dire énormément d’embauches, aussi dans les services publics, et aussi pour dégager du temps  (par une nouvelle impulsion de la réduction du temps de travail) permettant aux citoyens de s’informer, de se former et de participer aux débats.

Pour changer, en même temps et sans les opposer, la production et la consommation il propose de créer tout de suite un fonds massivement doté – 6 % du PIB dit le GIEC, 140 milliards d’euros pendant dix ans au moins – en levier sur les crédits bancaires et l’utilisation des profits des entreprises plutôt qu’en aides directes, pour obliger, par des incitations et des pénalisations, les entreprises à réduire leurs émissions et leurs pollutions en développant l’emploi et la formation de leurs salariés. Et pour développer les services publics.

Il souligne que la dimension internationale est fondamentale : il nous faut nous attaquer ensemble et de façon coopérative en Europe à l’enjeu écologique, et la France devrait prendre des initiatives dans ce sens, pour des financements nouveaux responsabilisant les entreprises et les banques, et pour des traités internationaux rompant avec le libre-échangisme sans bornes qui préside au TAFTA et à ses clones pour, au contraire, une maîtrise des échanges et des investissements internationaux. Les échanges ne seraient appuyés que s’ils développent des biens communs – l’environnement, la santé, l’emploi. Mais il faut pour cela des pouvoirs nouveaux d’appropriation publique et sociale des entreprises : nationalisation des banques, institutions nouvelles de planification dans les territoires, droits de suivi des engagements pris par les entreprises. Et il faudrait parler de l’exigence d’une nouvelle monnaie commune mondiale.

La suite des échanges avec le public a donné l’occasion à Sylvestre Huet de préciser, à propos de l’usage du nucléaire, que c’est à ses yeux une nécessité absolue. Le pays où on installe le plus d’éoliennes, de panneaux photovoltaïques et de barrages hydroélectriques est aussi celui qui construit le plus de réacteurs nucléaires : c’est la Chine. Le nucléaire est une technologie à la fois puissante et dangereuse – mais toutes les technologies puissantes sont dangereuses – économe en matières premières et en surface occupée, qui peut alimenter les grandes concentrations humaines en électricité décarbonée abondante et pilotable. On en connaît les inconvénients, et c’est une chance d’avoir en France l’autorité de sûreté nucléaire la plus sévère du monde.

Sandrine Rousseau confirme son désaccord sur ce point et son opposition au nucléaire. Que ferons-nous des centrales nucléaires si nous sommes en situation d’effondrement ? Elle souligne à nouveau, d’autre part, qu’il y a une question de justice sociale qui passe par un système de contrôle des entreprises et de nationalisation de certaines d’entre elles mais surtout de remise en place d’un contrôle de l’État sur l’ensemble des activités d’investissement. Il faut mettre, dit-elle, toute notre puissance publique à assurer le nécessaire à tout le monde.

Frédéric Boccara pense qu’on fait une erreur en se contentant de dénoncer les « riches » comme coupables de la pollution alors que la responsabilité du patron de Total, par exemple, en la matière n’est pas sa contribution individuelle à la dégradation de l’environnement mais celle de sa gigantesque entreprise. Il se félicite des convergences avec Sandrine Rousseau à propos des nationalisations mais on a connu des entreprises nationalisées qui continuaient à polluer beaucoup ; il faut donc des nationalisations avec des critères écologiques et sociaux précis, autres que la rentabilité financière. C’est un point où la gauche a un effort crucial de novation à faire.

Il conclut sur les enjeux de conjonction des batailles et d’unification du mouvement pour une révolution écologique, pour surmonter les divisions. Par exemple, il faut souhaiter non pas un abandon du nucléaire, dont on ne peut pas se passer, mais un dépassement du nucléaire actuel avec des technologies nouvelles qui vont nécessiter beaucoup plus de sécurité d’emploi, beaucoup moins de sous-traitance, et une conjonction des batailles, dans les entreprises et autour des entreprises.