Denis Durand
L’enjeu de la formation, initiale et tout au long de la vie, surgit à chaque épisode de l’actualité : immense besoin de médecins, d’infirmières, de personnels qualifiés de toutes spécialités pour surmonter la crise du système de santé et répondre à la montée des besoins d’accompagnement des personnes âgées ; délabrement de l’enseignement public méthodiquement organisé par les pouvoirs successifs, avec comme épisode révélateur le scandale du recrutement d’enseignants en speed dating et comme prochain objectif du pouvoir une réforme destructrice de l’enseignement professionnel ; pénurie de main-d’œuvre qualifiée dans l’industrie au point qu’eDF doit faire travailler des soudeurs venus des états-Unis pour traiter les problèmes de corrosion de ses centrales… Pendant ce temps, l’état dépense des milliards pour payer, à la place de leurs employeurs, les salaires de jeunes, souvent déjà très qualifiés, embauchés en apprentissage tandis que les dépenses de formation des entreprises baissent année après année. en 2021, la dépense nationale de formation mesurée par la Dares (28,3 milliards d’euros, dont 8 milliards seulement dépensées par les entreprises via leurs cotisations aux oPCo) s’inscrit en baisse de 10 % para rapport à 2016 !
Derrière ces exemples qu’on pourrait multiplier à l’envi transparaît une réalité fondamentale du monde où nous vivons. Chaque fois que des alternatives se cherchent pour répondre aux crises économiques, écologiques, politiques, morales qui rendent intenables l’état de choses existant, la question de la formation surgit. mais le système actuel résiste à cette exigence. Lorsqu’il ne peut pas faire autrement que de lui faire une place, il ne le fait que de façon limitée, subordonnée à sa logique dominante.
Un gisement d’efficacité pour créer mieux les richesses et réduire le temps de travail
C’est de plus en plus visible en ce qui concerne la vie économique. L’accès à peu près universel à une éducation élémentaire gratuite et obligatoire a correspondu à la révolution industrielle, facteur technologique de l’expansion du capitalisme, mais la très grande majorité de la population est restée, jusqu’au milieu du xxe siècle, exclue des études supérieures. aujourd’hui, nous vivons une révolution informationnelle : l’usage, la modification et le partage des informations, enregistrées dans des systèmes et des réseaux informatiques, prend une place de plus en plus grande dans la production, jusqu’à prédominer, dans l’activité concrète des êtres humains au travail, sur les opérations de transformation de la matière (qui n’en restent pas moins la base indispensable de l’existence humaine). selon l’expression du syndicaliste Yves Lasfargues, nous sommes passés de la « civilisation de la peine » à la « civilisation de la panne » : le travail concret consiste pour une part souvent majoritaire à surveiller le fonctionnement de systèmes d’information : tableau de commande d’une chaîne de raffinage d’hydrocarbures, tableau de bord d’un airbus… ou caisse de supermarché. L’efficacité, dans ces situations de travail, consiste dans la capacité des opérateurs à prévoir les réactions du système, ou à intervenir de façon pertinente face à l’imprévu. Cela suppose non seulement qu’ils connaissent le fonctionnement du dispositif auquel est attaché leur poste de travail, mais qu’ils en aient une vue d’ensemble, de ses buts, de la façon dont il interagit avec ses utilisateurs et avec les autres systèmes avec lesquels il échange des informations qu’ils puissent aussi échanger entre eux des informations et connaissances, ce qui demande du temps, et des référentiels et connaissances communes. Les savoirs et les savoir-faire nécessaires pour cela ne peuvent pas s’acquérir seulement par la pratique ; ils exigent une formation préalable, et ensuite, de nouvelles formations pour maîtriser les évolutions incessantes de la technique. Les perfectionnements techniques, l’évolution des normes tendent à rendre la chose tout aussi nécessaire dans les métiers qui consistent à agir directement sur la matière. innombrables sont les « cas d’entreprises » où des économies dans les dépenses de formation réalisées par souci de rentabilité se traduisent par des pertes bien supérieures en richesses créées, sous l’effet de gaspillages et autres « coûts de la non-qualité ». Et combien de projets, de productions, non réalisés faute de personnel formé ?
En résumé, un accès bien plus large de tous les membres de la société à la formation tout au long de leur vie constitue un gisement d’efficacité et de productivité globale dont l’usage est aujourd’hui refusé et refoulé. Ce serait un facteur clé de réussite pour un projet visant à faire prévaloir, dans la gestion des entreprises et dans celle de l’état, une logique d’efficacité économique, sociale et écologique contre la logique de rentabilité aujourd’hui omniprésente. Comme une telle révolution ne saurait avoir lieu sans surmonter la résistance de toutes les forces dont dispose l’ordre ancien, l’enjeu de la formation – enjeu financier et culturel – est aussi un enjeu de pouvoir : d’un côté, y répondre passe par la lutte pour arracher son pouvoir au capital, y compris là où il s’exerce par excellence : le pouvoir sur l’utilisation de l’argent dans les entreprises et dans les banques ; d’un autre côté, l’accès universel aux informations et aux connaissances est une source majeure de pouvoir pour les êtres humains, dans l’entreprise et dans la cité.
En effet, la formation est aussi pour les hommes et les femmes bien plus qu’une simple préparation à leur activité productive. À tous les âges de la vie, se former, c’est construire son identité, c’est développer sa personnalité. si la possibilité de consacrer une part essentielle de son temps à apprendre et à explorer de nouveaux champs du savoir cessait d’être réservée à une minorité de la population pour devenir accessible à tout le monde, cela changerait beaucoup de choses dans la façon dont, génération après génération, les êtres humains se construisent dans le travail, mais aussi dans les relations entre parents et enfants, dans la vie politique et dans la vie intellectuelle, psychique, religieuse – ces différents moments de ce que Paul Boccara a proposé d’appeler un système « anthroponomique », distinct du système économique mais en interaction avec lui pour former ce qu’on peut appeler une civilisation1. Le système anthroponomique libéral dans lequel nous vivons aujourd’hui repose sur une coupure entre la majorité des individus qui composent la société et une minorité (de chefs de famille, de dirigeants d’entreprises, de chefs politiques, d’auteurs et de détenteurs de la légitimité culturelle, intellectuelle, religieuse) à qui les autres membres de la société délèguent leurs pouvoirs. Il ne conduit donc pas à la prise en compte de l’exigence contemporaine, de plus en plus forte, d’un accès de tous à la formation tout au long de la vie. il déploie toutefois des efforts pour détourner cette exigence à son profit, en lien avec la logique de rentabilité qui anime le système économique[1]. C’est, par exemple, la théorie du « capital humain » ou l’idée d’un « capital emploi formation [2] » où chacun est appelé à « investir » dans sa propre formation en vue de rendre sa force de travail plus rentable pour de futurs employeurs. Le CPF, compte personnel de formation, en remplaçant les heures de DiF (droit individuel de formation) par des dotations monétaires, poursuit cette logique, et révèle en même temps, par le volume dérisoire des droits accordés et par la nature anecdotique de beaucoup des formations proposées, combien il s’oppose à une réponse pertinente au problème massif que l’accès de chacune et de chacun à la formation tout au long de sa vie pose aux sociétés contemporaines.
Le développement de toutes les potentialités de chacune et de chacun, base d’une nouvelle civilisation
Imaginons alors une économie et une société organisées de telle façon que chacun serait inscrit, dès sa sortie du système de formation initiale, dans un service public de l’emploi et de la formation lui permettant d’alterner, au cours de sa vie professionnelle, entre périodes d’activité productive et périodes de formation rémunérées au niveau des qualifications alors acquises, sans jamais passer par la case « chômage » car les parcours professionnels et les passages d’un emploi à un autre seraient anticipés, préparés par des périodes de formation et, ainsi, sécurisés ; où, à tout moment, un tiers peut-être de la population d’âge adulte serait ainsi en situation de formation, et deux tiers en situation d’activité productive. on ferait ainsi un pas vers cette rotation des rôles au sein de la société, caractéristique d’une société communiste « où chacun, au lieu d’avoir une sphère d’activités exclusive, peut se former dans la branche qui lui plaît [3] » et avoir la liberté « de faire aujourd’hui ceci, demain cela, de chasser le matin, d’aller à la pêche l’après-midi, de faire l’élevage le soir et de critiquer après le repas, selon mon bon plaisir, sans jamais devenir chasseur, pêcheur ou critique [4] ».
En retour, sur le terrain économique, les gains de productivité engendrés par cette libération des capacités humaines seraient la base d’une réduction massive du temps de travail, dégageant du temps pour une multiplicité d’activités choisies, dont la formation ferait partie.
On voit par-là que dans la construction d’un système de sécurité d’emploi ou de formation la formation joue un rôle majeur, au moins aussi important que celui de l’emploi. Le but serait au fond de dépasser l’opposition entre activité productive et activités concourant au développement des personnes, telles que la formation, jusqu’au dépassement du travail lui-même comme forme contrainte des activités de production et des activités humaines transformatrices et créatrices[5]. Une possible « révolution silencieuse » des mentalités vis-à-vis du travail – se projeter dans une évolution de vie et ne pas être enfermé à vie dans un même travail, avoir prise sur le sens de son travail voire en dominer le sens, exprimer sa créativité et la développer – peut être un moteur puissant pour faire se rejoindre aspirations anthroponomiques, luttes sociales, transformations politiques et pour débloquer notre société.
[1] . Jean-Marie Barbier, « Pour une archéologie des cultures de conception de la formation », éducation permanente, n° 220-221, 2019.
[2] . Bertrand Martinot et Estelle Sauvat, un capital emploi formation pour tous, Institut de l’Entreprise, janvier 2017, <https ://www.institutmontaigne.org/ressources/pdfs/publications/etude-un-capital-emploi-formation-pour-tous.pdf>.
[3] . Karl Marx et Friedrich Engels, L’Idéologie allemande, 1845-1846.
[4] . Ibidem.
[5] . Paul Boccara, « La sécurisation de tous les moments de la vie », économie & Politique, n° 590-593, septembre-décembre 2003.