Russie : les dégâts économiques de la guerre

Alain Tournebise

Les sanctions économiques appliquées par les États Unis et l’Union européenne seraient, selon diverses sources, sans réel impact sur l’économie russe, qualifiée – c’est la mode – de « résiliente ». Vladimir Poutine s’en est évidemment vanté lors de son discours sur l’état de la nation le 21 février dernier. Le FMI lui-même vaticine : la croissance de la Russie devrait être supérieure à celle de la zone euro dès 2024. Pourtant, pour qui sait les lire, les organismes officiels russes sont bien moins optimistes que leur président : 2022 a été une véritable année de récession, 2023 ne s’annonce pas vraiment mieux, quant à 2024 et 2025 elles seront, pour le moins, des années d’austérité budgétaire.

L’état de guerre dans lequel Vladimir Poutine a désormais installé la Russie a peu pesé c’est vrai, sur l’économie globale russe en 2022. Contrairement à ce qu’avait prophétisé Bruno Le Maire, l’économie russe ne s’est pas effondrée. La rétractation du PIB désormais évaluée à – 2,1 % est loin des rodomontades de notre ministre de l’Économie qui, une fois de plus, a montré ses limites. Mais ce seul chiffre ne suffit pas à dire que les sanctions adoptées par l’UE et les États-Unis sont sans effet, ni que l’économie de guerre n’a que peu de conséquences sur la population russe elle-même. Une analyse plus détaillée des plus récentes publications de Rosstat, l’INSEE russe, montre que ce chiffre simpliste cache des disparités importantes entre secteurs.

Industrie en berne

Les secteurs faiblement dépendants du commerce extérieur ont connu une croissance du même ordre que les années précédentes, tirant le PIB global vers le haut. C’est le cas des secteurs de base, agriculture, extraction de matières premières etc., etc.

En revanche, la production industrielle a beaucoup plus souffert que la moyenne de la production intérieure. Dans un récent document, « Dynamique de la production industrielle en 2022 », publié par Rosstat en février dernier (1), on peut lire que de nombreux secteurs ont connu une véritable récession en 2022. C’est le cas de la construction automobile (-47,4 %), de la production pharmaceutique et de matériel médical (-30,7 %), de la construction navale et aéronautique (‑12,9 %), la production de bois (-19,1 %), de textile (-14,1 %), de papier (-9,1 %)… Et la situation continue à se dégrader en 2023, puisque Rosstat révèle une nouvelle chute de près de 20 % de la production industrielle sur le seul mois de janvier 2023 (2). En clair, si les activités du secteur primaire n’ont pas encore été très affectées, la production industrielle, et notamment les branches à fort contenu technologique importé, ont connu une contraction qui ramène lentement la Russie d’un statut de pays industrialisé vers un statut de pays en développement.

Mais même dans le secteur phare qu’est la production de produits énergétiques, la situation est loin d’être brillante. Si les exportations en valeur se sont maintenues en raison de prix de marché élevés, elles ont significativement chuté en volume.

Dans un article publié le 13 février dans la revue russe Politique énergétique (3), A. Novak, vice-premier ministre en charge de l’énergie, a tiré le bilan de l’année 2022 dans le secteur des hydrocarbures russes.

Si le secteur pétrolier russe a plutôt bien supporté les sanctions européennes et américaines, Alexandre Novak révèle qu’il n’en est pas de même pour les secteurs gaziers et charbonniers.

Dans le secteur gazier, « La production de gaz en 2022 s’élevait à 673,8 Gm3, mais « Les exportations ont diminué de 25,1 % à 184,4 milliards de m3 ». Sans surprise, A. Novak attribue cette chute à « des raisons objectives – le refus des pays européens d’acheter du gaz russe, ainsi que le sabotage des gazoducs Nord Stream 1 et Nord Stream 2 ». De ce fait, la Russie s’efforce de réorienter ses livraisons de gaz vers la Chine et la région Asie-Pacifique. En 2022, les livraisons à la Chine par le gazoduc « Force de Sibérie » ont augmenté de 48 % pour atteindre 15,4 milliards de m3.

Mais compenser la chute des livraisons vers l’Europe nécessite, pour la Russie, d’investir massivement dans de nouveaux gazoducs : doublement du gazoduc « Force de Sibérie » et établissement d’une nouvelle route vers l’extrême orient. Ces nouveaux projets nécessiteront toutefois du temps et des fonds colossaux, que A. Novak évalue à un montant de 5500 à 7000 milliards de roubles (investissements directs et indirects), soit 75 à 90 milliards de dollars. Privé de l’accès aux marchés financiers internationaux et amputé du quart de ses ressources externes, Gazprom aura-t-il les moyens financiers de cette ambition, alors que, comme nous le verrons plus loin, il sera appelé à contribuer plus lourdement au budget de l’État ? Rien n’est moins sûr. Pourra-t-il, en outre, se fournir en technologies nécessaires malgré l’embargo ? Il semble probable que pendant quelques années, la Russie devra vivre avec des exportations énergétiques très inférieures à ce qu’elles étaient avant l’invasion de l’Ukraine.

L’industrie charbonnière russe a maintenu son niveau d’extraction mais a, elle aussi, connu une baisse de ses exportations de 7,5 % (210,9 millions de tonnes) compensée partiellement par l’accroissement de la consommation intérieure de 12,2 % (+172,4 millions de tonnes), ce qui, en clair, laisse à penser que près de 40 millions de tonnes de charbon, soit près de 10 % de la production russe, se sont accumulés dans les stocks en 2022. Là encore, l’Inde et la Chine ont permis à la Russie de limiter la chute des exportations de charbon en augmentant considérablement leurs achats de charbon russe (+ 59,5 millions de tonnes pour la Chine et + 16, 7 millions de tonnes pour l’Inde). Mais, comme on le verra plus loin, au prix de rabais sans doute très importants.

En matière d’extraction et de raffinage de produits pétroliers, moins touchée par des sanctions plus tardives, la branche a plutôt bien traversé l’année 2022. « À fin 2022, la production de pétrole en Russie s’élevait à 535,2 millions de tonnes, soit 2 % de plus que l’année précédente. Les exportations ont augmenté de 7,6 % à 242 millions de tonnes ».  Toutefois, reconnaît A. Novak, « Le raffinage a presque atteint 272 millions de tonnes, soit 3 % de moins que l’an dernier ».

Dégradation en 2023

L’ensemble des chiffres cités par A. Novak sont des chiffres en volume qui ne permettent donc pas d’évaluer l’impact financier des sanctions dans le secteur énergétique.

Mais la Banque de Russie, dans ses rapports trimestriels sur la balance des paiements fournit des indications significatives : l’excédent record de 78 milliards de dollars qui avait été atteint au second trimestre 2022 en raison des prix élevés du gaz et du pétrole a commencé à s’éroder dès le troisième trimestre, tombant à 52 milliards de dollars, puis 31 milliards de dollars au dernier trimestre 2022 (4). Il semble que cette contraction, essentiellement due au commerce extérieur, se poursuit à un rythme accéléré puisque, d’après les premières estimations de la Banque de Russie pour janvier 2023, le solde de la balance commerciale (import/export de biens et services) de la Russie, s’il reste positif en janvier 2023, a drastiquement chuté (de près de 60 %) passant de plus de 21 milliards de dollars en janvier 2022 à 9 milliards de dollars (5). Selon la Banque de Russie, cette chute est due à deux causes principales :

  • « une baisse de la valeur des exportations de biens ». Quand on sait que près de 65 % des exportations de biens de la Russie sont constituées de produits minéraux, notamment énergétiques (pétrole, gaz, uranium) cela confirme que la Russie est contrainte d’accorder des baisses de prix importantes pour trouver de nouveaux débouchés (Chine, Inde notamment) en substitution aux réductions d’importation des pays occidentaux.
  • « la baisse des revenus d’investissement accumulés en faveur des non-résidents » ce qui semble bien être une conséquence des sanctions financières , notamment des gels d’avoirs à l’étranger des personnalités russes sanctionnées.

Budget de guerre

La conséquence la plus immédiate de cette chute des exportations de combustibles est la réduction des ressources du budget de l’État russe que le ministère des Finances a déjà prise en compte fin 2022 dans ses prévisions à trois ans (6). Selon ces projections, les ressources du budget de l’Etat d’origine pétro-gazières tomberaient de 11,6 trillions de roubles à 8,5 trillions en 2025, un niveau inférieur à celui de 2021, mal compensées par les ressources non liées aux hydrocarbures, notamment l’augmentation de l’impôt sur le revenu des particuliers.

Dans le même temps, les prévisions budgétaires traduisent la situation de guerre en envisageant une augmentation considérable des dépenses de défense et de sécurité (de plus de 44 %, passant de 5,9 à 8,5 trillions de roubles) au détriment des autres dépenses liées à l’économie nationale.

Le résultat de cette politique budgétaire de guerre est la création d’un déficit abyssal au cours des trois prochaines années (près de 3 trillions de roubles dès 2023), que l’État russe envisage de financer par deux moyens principaux :

  • en tirant sur le fonds de réserve théoriquement réservé au financement des retraites, qui fondrait de plus de moitié en trois ans. Depuis 2008, la Russie a constitué un fonds : le Fonds national de protection sociale de Russie fait partie du mécanisme de retraites pour les citoyens de la Fédération de Russie à long terme. Il est alimenté par une partie des recettes pétrolières et gazières. Les retraités russes peuvent donc légitimement s’interroger sur la pérennité de ce fonds qui souffre à la fois de recettes en recul et de prélèvements indus pour financement de la guerre ;
  • par l’emprunt. La dette de l’État (dette intérieure puisque la Russie n’a plus accès aux places financières occidentales) passerait ainsi de 20,9 à 29,9 trillions de roubles (+ 43 % en trois ans et 17,5 % du PIB) entrainant un quasi- doublement du coût de la dette de 1 à 1,9 trillions de roubles en 2025. La Russie rentrerait alors dans un cercle vicieux dont elle aurait bien du mal à sortir faute de ressources extérieures nouvelles.

Volume de la dette d’État en milliards de roubles et en % du PIB

(dette intérieure  et  dette extérieure. Source Ministère des finances)

Ce budget de guerre a évidemment des conséquences économiques et sociales que ne traduit pas du tout la simple valeur de l’évolution du PIB russe.

L’inflation qui, après un pic de plus de 16 % lors de la crise de 2008 et de 11 % consécutif à l’annexion de la Crimée, s’était stabilisée autour de 4 % au cours des années 2018 -2021, a de nouveau atteint des sommets.

Selon la Banque de Russie (7), l’inflation annuelle en année glissante, après avoir atteint 17 % en mars 2022, a ralenti pour se stabiliser autour de 12 % en fin d’année 2022. Mais, là encore, il s’agit d’une moyenne qui cache d’importantes disparités entre secteurs, les produits alimentaires et les services étant plus près de 14 %

Comme le reconnait le ministère des Finances (6), les salaires n’ont pas suivi le niveau de cette inflation et les salaires réels en 2022 ont baissé de 2 à 2,2 % sur la seule année 2022.

Selon les prévisions de cette même Banque de Russie, « dans les mois à venir… en raison de l’augmentation des pressions inflationnistes constantes… Compte tenu de la politique monétaire menée par la Banque de Russie, l’inflation annuelle sera de 5,0 à 7,0 % en 2023, reviendra à 4 % en 2024 et sera proche de 4 % à l’avenir. »

L’impact sur la situation économique et sociale de la population en 2022 ne doit donc pas être sous-estimée, d’autant qu’on peut s’attendre à son aggravation en raison des orientations budgétaires du gouvernement qui prévoient pour les trois ans à venir une baisse des dépenses sociales au profit des dépenses militaires. Ainsi, entre 2022 et 2025, les dépenses d’éducation diminueraient de 1,3 à 1,2 trillions de roubles, les dépenses de santé de 1,53 à 1,51, les dépenses de sport et culture de 0,29 à 0,22.

Cette guerre est une guerre contre les peuples – contre le peuple ukrainien, le peuple russe, et contre les peuples européens.

(1) Dynamique de la production industrielle en 2022 (Rosstat janvier 2023)

(2) Dynamique de la production industrielle en janvier 2023 (Rosstat 22/02/2023)

(3) Complexe énergétique russe 2022 : défis, résultats et perspectives (Revue de Politique énergétique 13 février 2023)

(4) Balance des paiements de la Fédération de Russie (Banque de Russie 26/01/2023)

(5) Estimation des principaux agrégats de la Balance des paiements de La fédération Russe (Banque de Russie 09/02/2023)

(6) Grandes orientations de la politique budgétaire, fiscale et douanière pour 2023 et pour la période de programmation 2024 et 2025 (ministère des Finances. Octobre 2022)

(7) Dynamique des prix à la consommation (Banque de Russie, Décembre 2022 et janvier 2023)q

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  1. Numéro 822-823 (Janvier-février 2023) - Économie et politique

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