La « Sainte Alliance » entre l’État et le capital

Évelyne Ternant
économiste, membre du comité exécutif national du PCF

Les malheurs du temps viennent-ils de ce que la mondialisation capitaliste  aurait handicapé la « sainte alliance » entre l’État et le capital [1] ? Le croire serait ignorer combien la crise de la civilisation contemporaine est profonde.Nous publions ici la première partie de l’exposé présenté par Évelyne Ternant à la cinquième séance du séminaire « Capitalisme, vers un nouveau paradigme ? » organisé par la Fondation Gabriel Péri et Économie&Politique.

On peut distinguer trois périodes dans les formes de l’alliance entre l’État et le capital, qui correspondent aux évolutions structurelles du capitalisme depuis la Seconde guerre mondiale :

  • la période dite de la « sainte alliance » jusqu’à la fin des années 60, communément appelée « les Trente glorieuses ».
  • c’est ensuite la montée des politiques libérales de déréglementation, privatisationDu c, et de mondialisation financière, qu’on pourrait qualifier d’« engagement suiviste derrière les choix du capital, avec désengagement apparent de l’État dans la sphère économique ». Cette période débouche sur une crise financière majeure, en 2008.
  • la crise de 2008 ouvre une troisième période, dans laquelle des crises multiples s’enchaînent et s’imbriquent : crise de l’euro, crise des finances publiques, crise grecque en 2009, crise immobilière en Espagne (2010-2014), krach boursier en Chine (2015), crise sanitaire mondiale en 2020, crise énergétique mondiale (2021-22). L’intervention publique massive se fait au coup par coup, en pare-feu lors des pics de crise pour sauver le capital, tout en poursuivant les mêmes orientations néolibérales.

Les évolutions de l’alliance État-capital ne peuvent pas être saisies en dehors de leur rapport au mouvement du capital, dont les conditions de rentabilité rythment les évolutions conjoncturelles et structurelles de l’économie. Ce sera donc la grille de lecture adoptée : le lien entre les crises de rentabilité du capital et les changements structurels qui adviennent dans la régulation étatique, pour tenter d’en résoudre les contradictions, dans une approche marxiste assumée.

Mais au préalable, il convient de définir ce qu’on entend par État et capital. Les économistes ont pour habitude en effet de mettre des concepts différents derrière une terminologie commune, selon leur courant de pensée. Le concept d’État chez les marxistes n’est par celui des keynésiens, et le capital n’est pas non plus ce que Thomas Piketty, par exemple, décrit dans son livre Le capital au XXIe siècle.

1) Capital et État, de quoi parlons-nous ?

Le capital: ce n’est pas le capital personnel accumulé par les capitalistes, les gros actionnaires, leurs grandes fortunes ostentatoires, constituées grâce aux revenus de leurs placements financiers ou de leur entreprise.

 Le capital, dans la conception marxiste, c’est de l’argent qui cherche à faire plus d’argent, la production n’étant qu’un moyen au service de cet objectif. Il y a donc une logique d’accumulation, intrinsèque, consubstantielle au capital. C’est pourquoi le capital induit un rapport social particulier qui se noue dans l’entreprise, lorsque des salariés vendent leur force de travail, mais n’ont le pouvoir ni sur son usage, ni sur les finalités de son utilisation, parce qu’il est placé sous la contrainte du taux de rentabilité du capital investi. Cette contrainte peut aujourd’hui s’exercer très brutalement dans l’exigence de valorisation de l’action, ou dans celle d’un taux de rentabilité à deux chiffres dans une entreprise d’industrie lourde, comme c’est le cas à GE par exemple.

Le capital est un rapport de pouvoir avec son corollaire sur les critères de décisions stratégiques en économie.

L’État : dans la tradition marxiste, l’État n’est pas l’institution représentative de « l’intérêt général » qu’imagine la théorie keynésienne, dotée du pouvoir de sauver le capital contre lui-même grâce à la dépense publique, et de faire disparaître les crises en « socialisant » l’investissement, en recourant aux avances monétaires et en inversant les anticipations pessimistes. Il n’est pas l’agent neutre, l’arbitre impartial au-dessus des classes. Il est au contraire traversé par les contradictions de classes, que le pouvoir politique dirigeant intervienne en faveur de la classe dominante ou cherche au contraire à s’opposer à ses intérêts.

Une deuxième caractéristique de l’État a été mise en évidence par Paul Boccara, dans un article paru dans La Pensée  en 1986, qui reprend et développe une intuition ancienne de Marx. L’État représente toujours un accaparement de pouvoir, centralisé et extérieur aux populations. Il y a un fondement de délégations de pouvoirs et d’administrations technobureaucratiques intrinsèque à l’appareil étatique.

D’où l’intérêt de poser la problématique de son recul, dans des institutions politiques décentralisées et dans les lieux de travail, grâce à l’intervention des travailleurs dans les gestions des entreprises et des services. Nous y reviendrons.

2) Les évolutions de l’alliance État -Capital

Dans notre conception marxiste, les crises sont consubstantielles au capitalisme, car liées à la suraccumulation du capital, induite par le fonctionnement même du moteur du système : « du capital pour le profit et du profit pour le capital ». Cette suraccumulation provoque des chutes de rentabilité. La crise est un moment de dévalorisation du capital, une « décharge de capital » en quelque sorte, qui permettra de restaurer la rentabilité du capital restant en fonctionnement. Dans les crises conjoncturelles, la dévalorisation se fait par destruction du capital, faillites d’entreprises. Mais lors des crises systémiques, très profondes et durables, la sortie de crise nécessite des transformations structurelles du capitalisme, qui sont des moments de changements techniques et de changement des modes de régulation. L’évolution de l’alliance État-capital fait partie de ces transformations structurelles qui accompagnent les crises systémiques.

A)     La « sainte alliance » du Capitalisme Monopoliste d’État Social (CMES)

Le premier temps historique, qui va de l’après seconde guerre mondiale à la fin des années 60, ce que Paul Boccara a appelé le stade du Capitalisme Monopoliste d’État Social (CMES), se caractérise par une dévalorisation structurelle du capital de grande ampleur, qui a permis au capital de réaliser des taux de rentabilité très élevés, d’où la croissance simultanée de l’activité, de l’accumulation du capital, de l’emploi et du niveau de vie.

 La dévalorisation structurelle, c’est du capital qui fonctionne à taux zéro ou négatif, avec les entreprises nationalisées (EDF, SNCF) offrant des services à prix bas. Ce sont les banques centrales qui deviennent publiques, c’est la Sécurité Sociale, qui mutualise et socialise une partie de la valeur ajoutée qu’elle retire des profits, et représente du capital dévalorisé, ce sont les grands services publics comme l’éducation : une partie de la consommation devient une consommation de services publics consacrée au développement des êtres humains. Ces dépenses qui ne rapportent pas de profit, c’est du capital dévalorisé.

 Avec la victoire du keynésianisme, beaucoup pensaient que le capitalisme avait réussi à installer une régulation qui mettrait fin à ses contradictions. Or, à partir de la fin des années 1960, les prémisses d’une nouvelle crise systémique apparaissent[2]. Un indicateur témoigne d’un blocage progressif d’efficacité économique : la productivité du capital (ratio produit/capital) commence à baisser, pour excès d’accumulation du capital. Il s’ensuit des difficultés croissantes de rentabilité, qui enclenchent un développement du chômage, une inflation d’abord rampante que les deux chocs pétroliers des années 70 vont amplifier.           

Cette période connaît en même temps une révolution du système technique avec la révolution informationnelle, qui donne aux informations une place prépondérante par rapport au capital matériel. Cette nouvelle donne va à la fois faciliter un mouvement de fusion-concentration mondiale du capital, et le dévoyer. Le faciliter, car l’information, à la différence de la machine, peut circuler, s’améliorer en circulant, et être partagée, à coût marginal nul. Les grandes multinationales mondiales réalisent donc des partages de coûts. Le dévoyer, car ces partages d’informations restent dominés par une logique d’appropriation privée et de rentabilité, là où ils pourraient devenir des biens communs à disposition de l’humanité.

 Cette révolution technologique repose sur les qualifications humaines et leur créativité, elle permet des économies considérables de capital matériel et de transports. Mais dans les conditions du capitalisme, elle accentue les contradictions du système économique : alors qu’elle appelle une productivité fondée sur le développement de l’emploi, des dépenses dans l’immatériel, la formation, la recherche, elle se heurte à une recherche de productivité fondée sur l’élimination du travail et la priorité absolue à l’investissement matériel et financier qui caractérise la logique capitaliste.

Cette période des « 30 Glorieuses », souvent idéalisée, où la sphère publique se développe, où le rapport de forces est relativement favorable au salariat dans un cadre international de concurrence entre systèmes économiques, où la profitabilité du capital a été relevée par une dévalorisation structurelle, s’achève sur l’entrée dans une crise systémique. Malgré l’intensification du travail, malgré l’inflation, le taux de rentabilité du capital suraccumulé baisse. Les politiques conjoncturelles d’inspiration keynésienne sont impuissantes à combattre en même temps l’inflation et le chômage, la « sainte alliance » entre l’État et le capital se heurte aux premières difficultés dans la gestion des finances publiques, avec la montée des déficits et de l’endettement.

La voie explorée par le capital sera de rechercher de nouvelles sources de rentabilité dans une course à la mondialisation, dans la financiarisation des circuits économiques et dans la privatisation des niches rentables du secteur public.

B) Engagement suiviste du capital sous désengagement apparent de l’État

La nouvelle période qui s’ouvre va du début de la première moitié des années 80 à la crise financière de 2008. Des décisions politiques, sous pression des grands acteurs économiques du capitalisme et des expérimentations menées en Angleterre et aux États Unis sous les gouvernements Thatcher et Reagan, réduisent le périmètre du secteur public par des privatisations et déréglementent tous les marchés. L’État se dessaisit de pouvoirs de décision et permet ainsi aux critères capitalistes de se déployer à large échelle, tout en renforçant son soutien financier puissant aux grandes entreprises. Ces politiques néolibérales, analysées souvent comme un moment de retrait pur et simple de l’État du domaine économique, organisent en réalité une nouvelle alliance État-capital, fondée sur une entente pour un engagement suiviste du capital sous un désengagement apparent de l’État.

 Un suivisme, qui est aussi idéologique et symbolique, et va se diffuser dans le secteur public, avec la pénétration des méthodes managériales dont témoignent les réformes administratives, de la RGPP (Révision Générale des Politiques Publiques lancée en 2007 sous le quinquennat Sarkozy) à la MAP (Modernisation de l’Action Publique) sous le quinquennat Hollande.

1- Les déréglementations

Les États des pays capitalistes vont déréglementer de concert les quatre marchés :

  • le marché du travail : l’objectif est d’exploser le code du travail, inverser la hiérarchie des normes, et affaiblir le rapport de force du salariat. L’ubérisation et le capitalisme de plate-forme tentent d’anéantir les conquêtes sociales du salariat et de revenir au temps des « tâcherons » ;
  • révolution monétaire et déréglementation de la finance : les marchés financiers vont désormais exercer une véritable dictature sur les gestions d’entreprises via le cours des actions, une dictature sur les politiques publiques, via les agences de notation et les taux d’intérêt des emprunts publics. Les entreprises sont assujetties à des rendements incompatibles avec le temps long, les risques de la recherche, l’exploration hardie des process de production plus écologiques. Le financement de marché et l’exigence de rendement pour les actionnaires participent à l’évidence du processus de désindustrialisation. En témoigne cette déclaration du Comité de Groupe Europe de General Electric Power (PBC)[3] qui exprime parfaitement l’approche financière de la multinationale américaine : « GE essaie de maintenir des marges à deux chiffres sur des segments de moins en moins nombreux. L’industrie demande du temps et de l’investissement. Tout le contraire du pilotage au trimestre que demande la financiarisation et comme le fait GE ». La montée en puissance des marchés financiers dans le financement de l’économie est le point d’aboutissement d’une révolution monétaire qui permet de créer de la monnaie de façon quasi-illimitée, pour le meilleur ou pour le pire, en l’occurrence ici, pour le pire. La conjugaison de la déréglementation financière et de la révolution monétaire donne au marché financier mondial globalisé une énorme puissance de frappe, alimentée par les tombereaux de liquidités déversés par les banques centrales. En quelques secondes, selon les anticipations de quelques salles de marché ou directions de multinationales, il est possible de déplacer d’énormes masses de capitaux, de faire chuter le cours d’une action d’entreprise, de pousser aux fusions-acquisitions et rayer de la carte des sites, des savoir-faire, des compétences humaines ; bref, de faire jouer à plein, de façon exclusive et totalitaire, la rentabilité immédiate du capital et illustrer pleinement Marx a appelé « les eaux glacées du calcul égoïste ». Cette révolution monétaire va entraîner des effets d’instabilité et de soumission mondiale aux marchés financiers qui affecte aussi les États : avec le flottement généralisé des monnaies, ils sont placés sous le risque permanent des variations des marchés des changes, ce qui accentue les rivalités et l’enjeu de l’attractivité-compétitivité pour attirer les capitaux, de crainte d’une déflation ou même d’un krach financier. Autre mécanisme de subordination des États aux marchés : le financement de la dette publique, soumis aux critères des agences de notation totalement étrangers à la notion de service public. La financiarisation de l’économie a toujours eu lieu dans les phases longues de crise de suracumulation lors de cycles précédents. Marx notait déjà que lorsque le passage du capital argent au capital productif bute sur l’insuffisance de profit, il recherche une valorisation sans passer par la production. Comme le note Denis Durand, à propos des moments analogues de financiarisation, « l’émergence des marchés de titres financiers comme lieux déterminants du pouvoir économique a présenté deux avantages du point de vue de la rentabilisation des capitaux les plus puissants : faciliter les restructurations du capital à leur avantage et exercer une pression à la baisse sur le coût du travail [4]. »Mais le fait nouveau dans la phase actuelle du capitalisme, c’est que la financiarisation est devenue une caractéristique majeure, structurelle et permanente, avec des masses financières qui ont de moins en moins d’efficacité en termes de création de richesses : en 2002, dans les principales économies mondiales suivies par la BRI (Banque des règlements internationaux), 100 dollars d’encours de crédit permettaient d’obtenir 52 dollars de PIB. En 2021, 37 seulement…
  • déréglementation du marché des biens de production : c’est en particulier la désintégration des grandes entreprises publiques, leur mise en concurrence, et la privatisation de leurs secteurs rentables. Il y a aujourd’hui le recul historique pour en mesurer les effets délétères sur la dégradation du service, les coûts supplémentaires de coordination et de concurrence, l’insuffisance de dépenses humaines et d’investissement à long terme due au prélèvement des actionnaires… 
  • déréglementation du marché international : non seulement le libre-échange non régulé met en concurrence les travailleurs et les systèmes sociaux du monde entier, mais l’OMC et les accords régionaux (TAFTA, CETA, etc…) tentent de faire primer le droit des multinationales sur les décisions politiques nationales jugées incompatibles avec leurs exigences de profit.

Toutes ces déréglementations ont balisé le terrain, supprimé tous les obstacles pour une mondialisation sans entraves des chaînes d’activité et des chaînes de valeur des multinationales.

2-Les stratégies mondiales des multinationales

 La pandémie de la Covid a mis en évidence la fragilité des approvisionnements qui ne dépendent que de quelques sites mondiaux, voire d’un seul site. L’organisation des chaînes de valeur au sein des multinationales permet quant à elle de transférer le profit dans les paradis fiscaux par le jeu des prix de transferts et des prestations internes. L’exemple de GE est là encore éclairant. Du jour où la multinationale a acheté à Alstom le secteur des turbines nucléaires, le site de Belfort, qui dégageait des excédents, est devenu déficitaire, notamment du fait des royalties versés à une filiale suisse de GE, qui avait récupéré les brevets dont le site de Belfort était à l’origine !

 3-Le durcissement des contradictions

Ces politiques libérales ont été très efficaces pour le capital du point de vue du partage de la valeur ajoutée, qui a fait perdre 10 points de PIB aux salariés entre le début des années 80 et 2008, pas seulement en France mais dans tous les pays développés, tandis que les dividendes passaient en France durant la même période de 4 % du PIB à 9 %.nb

Elles ont installé une double permanence, sous l’impulsion de l’État : une inflation des marchés financiers associée à une déflation sociale touchant l’emploi, les qualifications, les salaires, la protection sociale et les grands services publics. Ce double mouvement amplifie l’antagonisme de fond qui sous-tend la croissance capitaliste et sa priorité absolue à l’investissement, qu’il soit productif ou financier, alors qu’émerge à partir des transformations techniques et des besoins de la société la nécessité absolue d’élever des qualifications humaines, dans une vision large et stable de création d’emplois, de dépenses dans la formation et la recherche. Au contraire, le « mécano financier » et le pilotage court-termiste à la recherche des économies immédiates de coûts salariaux défont les collectifs de travail, déstructurent des équipes de recherche, démoralisent les travailleurs et affaiblissent les capacités collectives d’innovation.

Les déséquilibres qui en résultent sont profonds, et expliquent largement la situation dégradée dans laquelle nous sommes aujourd’hui.

  • l’affaiblissement des compétences humaines, en particulier dans l’industrie, même dans les points forts traditionnels, tel le secteur nucléaire et ses déboires récurrents, depuis l’EPR de Flamanville jusqu’aux problèmes de corrosion d’aujourd’hui, traités par une centaine de soudeurs américains de Westinghouse.
  • les effets écologiques désastreux des transports de marchandises, des déplacements de personnes subis entre domicile et lieu de travail. L’État français a été condamné à deux reprises pour inaction écologique.
  • la montée d’une économie d’endettement sans contre partie réelle, qui touche tous les agents économiques : entreprises, ménages, État.

Ces déséquilibres profonds de l’économie « réelle », combinés à la dynamique spéculative des marchés financiers qui ont accueilli des masses énormes de capitaux conduisent à la crise financière de 2008, où après la faillite de la banque Lehman Brothers, on est passé tout près d’une faillite bancaire mondiale. Les banques centrales sont intervenues massivement pour sauver le système bancaire et les marchés financiers en les inondant de liquidités, les États ont recapitalisé les banques. C’est alors une nouvelle forme d’alliance entre l’État et le capital qui se met en place au fil des crises aiguës qui se sont succédé pour donner sa pleine mesure lors de la crise sanitaire : une alliance pour sauver le capital à tout prix, « quoi qu’il en coûte », mais à quel prix pour les peuples ?

C) L’alliance État-capital du « sauve qui peut »

Depuis 2008, le système économique mondial est entré dans une phase de grande instabilité avec une succession et une imbrication de crises (financières, valeurs high tech, sanitaires, écologique). La suraccumulation permanente du capital génère un sous-emploi massif qui coexiste avec des pénuries de main-d’œuvre, une dévalorisation du capital sous la forme d’une désindustrialisation accélérée, un sous-financement des services publics qui les mène au bord de l’effondrement, une croissance lente et mal orientée, et depuis 2021, fait nouveau, une inflation mondiale, pour le moment hors de contrôle, sinon par des boucliers tarifaires temporaires, et le risque d’une nouvelle crise financière.

L’aiguisement de la crise systémique du capitalisme, à la suite de la pandémie, des menaces sur l’écologie, et de la récession mondiale qui arrive, prend une dimension géopolitique nouvelle. La guerre en Ukraine que Poutine a décidé de mener devient un terrain d’affrontement intercapitaliste, où le capitalisme russe défend son aire d’influence et le capitalisme américain consolide sa domination. Il y a une fuite en avant dans une économie de guerre, où l’augmentation des dépenses militaires et de sécurité doit se faire en écrasant les dépenses sociales et en accentuant le contrôle politique des populations. Le « sauve qui peut » pour le capital prend ainsi une dimension directement politique et militaire, tandis que sur le plan économique, pour éviter le dérapage inflationniste que redoutent les marchés financiers, les dirigeants capitalistes font sciemment le choix de la récession et du chômage , comme le reconnaît le président de la Federal Reserve Jérome Powell devant le Congrès américain : « Ce n’est pas du tout l’effet recherché mais c’est certainement une possibilité – la récession NDLR. Et franchement, les événements ces derniers mois dans le monde rendent plus difficile pour nous de parvenir à ce que nous voulons faire, retrouver une inflation de 2 % tout en conservant un solide marché du travail ». Autrement dit, le choix de la récession et du chômage pour tenter de limiter le taux d’inflation et préserver les marchés financiers autant que faire se peut.

Dans ce contexte de tensions multiples et extrêmes, l’alliance État/capital revêt actuellement les caractéristiques nouvelles d’un double paradoxe :

  • un interventionnisme financier accru dans un cadre néolibéral renforcé
  • une large délégation des fonctions économiques de l’État à d’autres acteurs institutionnels (infranational et supranational) mais un activisme politique et militaire démultiplié pour défendre les grands intérêts économiques en jeu.

1- Interventionnisme étatique et renforcement des politiques libérales

Un soutien financier massif au capital est associé à l’austérité pour le peuple : le saut quantitatif dans le soutien financier au capital est inédit, entre les pics de crise du « quoiqu’il en coûte »[5] et les aides régulières aux entreprises qui vont de 160 milliards à 200 milliards par an, sans conditions d’emplois, de formation et d’environnement.

L’inefficacité de ce soutien plonge les politiques macro-économiques dans l’impasse :             –l’équation budgétaire devient impossible, entre déficits et dette publique d’un côté et les besoins de la société, de l’autre : l’inaction climatique se prolonge, comme le montre l’absence d’un grand plan de rénovation thermique des logements[6] et des dotations aux hôpitaux qui, quoiqu’en augmentation, sont notoirement insuffisantes pour assurer les embauches nécessaires et stopper l’effondrement. Les contradictions sont telles que, malgré son désir farouche d’y parvenir, le gouvernement n’atteint pas son objectif de réduire la part des dépenses publiques dans le PIB : les récentes aides aux ménages sur l’inflation et leur coût budgétaire[7] considérable révèlent bien l’ampleur des contradictions.

Les politiques monétaires sont aussi dans l’ impasse : la création monétaire massive sans croissance réelle correspondante a provoqué une hausse des prix longtemps circonscrite à la hausse des titres sur marchés financiers et à l’immobilier. Aujourd’hui, elle se transmet en inflation généralisée, qui a commencé avant les hausses de prix brutales survenues à la suite de la guerre en Ukraine. D’où le dilemme des banques centrales : soutenir les marchés financiers en cassant l’inflation par des politiques restrictives, c’est à dire le choix de la récession fait par la BCE, à la suite de la Fed, en prenant non seulement le risque du chômage, mais celui de l’explosion de la dette publique et du krach financier.

Des nationalisations sans stratégie industrielle nouvelle : le désintérêt du capital pour l’industrie à retour d’investissement long a conduit le gouvernement à faire racheter la branche nucléaire de GE par une EDF renationalisée : mais le projet reste toujours le démantèlement de l’entreprise publique du projet Hercule pour livrer le renouvelable (solaire, hydraulique ) et le réseau de distribution Enedis au secteur privé.

Les liens personnels entre les dirigeants politiques et le capital sont intimes, dans la connivence et tout proches de la collusion. L’affaire « uber files » sur le rôle personnel d’Emmanuel Macron dans l’implantation d’Uber en France n’est pas anecdotique. Elle révèle deux faits graves pointés par l’économiste Laurence Scialom [8], qui concernent la prise de décision politique et l’éthique de la recherche :

  • les « suggestions » du président « à Uber de soumettre des amendements clé en main et l’opacité organisée de ces jeux d’influence créent nécessairement la suspicion sur les conditions de prises de décisions publiques » ;
  • des « économistes français de renom …ont été grassement payés[9] » pour produire une étude en faveur de l’implantation d’Uber en France, alors que « les données sur la base desquelles ces travaux ont été faits ne sont pas publiques », ce qui « contrevient à l’éthique de la recherche » où « c’est bien la notoriété académique qu’achète Uber dans cette opération ». Ces études concluaient naturellement à l’existence de retombées collectives positives à la précarisation des chauffeurs VTC…

Enfin, les preuves d’une ingérence directe des marchés sur les choix politiques se multiplient, une ingérence qui va de l’usage démesuré des cabinets de conseils au choix du personnel politique. L’éviction de Liz Truss sur un programme économique au déficit jugé inopérant et dangereux par les marchés est impressionnante, tout autant que le cas italien, avec la collusion entre l’extrême -droite et les cercles néo-libéraux européens, avec la nomination aux postes économiques clés du gouvernement Meloni de proches de Mario Draghi.

Voir dans l’interventionnisme étatiste actuel un recul du néolibéralisme et une avancée vers « un État stratège » serait faire preuve de beaucoup d’illusions. Il répond à l’intensité des crises, pour « sauver les meubles » tout en laissant bride sur le cou au capital.

 2-Pouvoirs économiques délégués, activisme politique et militaire renforcé

 La nouvelle alliance du capital et de l’État national présente un deuxième paradoxe : de larges pans des fonctions économiques sont délégués à l’échelon des régions et de l’Europe, tandis que l’État se concentre sur un activisme politique et militaire pour défendre les grands intérêts économiques en jeu.

Si le poids politique du patronat et de la finance au niveau européen est bien connu, leur influence sur les institutions régionales est moins connue. Pourtant, l’alliance entre les pouvoirs publics et le capital se joue désormais aussi à cet échelon. Cette capacité d’influence s’exerce par le biais des comités de pilotage de la planification régionale et des instances multiples auxquelles participent les chambres consulaires, les directions des grandes entreprises et des banques. En Île de France, Valérie Pécresse a mis en place un comité stratégique permanent constitué des patrons du CAC 40 qui ont des sites sur la région. Les politiques régionales sont branchées directement sur les objectifs européens depuis que les régions gèrent les fonds européens. L’orientation européenne est d’inciter les régions à concentrer leurs choix sur des projets à « avantages concurrentiels européens » dans une stratégie de compétition interrégionale à l’échelle mondiale. Les maîtres mots sont donc « la compétitivité » et « l’attractivité » pour attirer les investisseurs mondiaux qui font monter les enchères pour leur implantation. Les considérations de cohérence de filière l’échelle nationale et d’exigence d’égalité des territoires n’ont plus de place. La fonction de planification des activités à l’échelle nationale disparaît en dépit de la création du « Haut-Commissariat au Plan », opération de pure communication et de recyclage politique… L’exemple criant du désordre de la mise en concurrence généralisée est donné par l’implantation des « giga-usines » de batteries en France. Après une compétition acharnée entre la région Bourgogne-Franche Comté et les Hauts de France, à coup d’avantages financiers et fiscaux, pour l’implantation de la première usine, ce sont les Hauts de France qui l’emportent, et vont recevoir deux autres entreprises implantées par des concurrents « mimétiques », à l’opposé d’un aménagement équilibré du territoire national qui aurait veillé à une répartition équitable de ces activités entre les bassins automobiles touchés durement par la mutation technologique sur les moteurs.

Si l’État national s’est dégagé de certaines fonctions économiques, il développe en revanche un activisme politique et militaire intenses pour défendre sa base économique . La crise systémique du capitalisme prend aujourd’hui une dimension géopolitique nouvelle, évidemment liée au contexte international : la guerre en Ukraine, la crise énergétique, la récession mondiale qui arrive.     

Nous vivons un basculement dans une économie de guerre, où l’augmentation des dépenses militaires et de sécurité doit se faire en écrasant les dépenses sociales et en accentuant le contrôle politique des populations. La tentation libérale-autoritaire guette tous les pouvoirs politiques, ceux occupés par l’extrême droite, avec le soutien d’une partie du capital, comme en Italie, mais aussi ceux qui se qualifient de « libéraux » mais passent en force leurs contre réformes sociales, comme en France.

 Le « sauve qui peut » pour le capital , dans sa dimension politique et militaire, génère une montée des tensions inter-étatiques inquiétante. La volonté hégémonique américaine inquiète même Bruno Le Maire qui affirme « Il n’est pas question que nous laissions le conflit en Ukraine se solder par une domination économique américaine et un affaiblissement européen » sans que les actes suivent… car il n’y a aucune opposition réelle en Europe au choix américain de la tension avec la Chine pour l’affaiblir et la supplanter,ni à l’exigence de soumission des alliés au partage des coûts et au suivisme politique, ni là l’hégémonie du dollar. Au contraire, le rapport au capitalisme américain exacerbe les rivalités intra-européennes, dont les dissensions économiques entre la France et l’Allemagne.

La nouvelle alliance « du sauve qui peut » entre l’État et du capital et sa logique de tensions extrêmesfait écho à Jaurès et sa prémonition : « le capitalisme porte en lui la guerre comme la nuée porte l’orage ».


[1]La métaphore de la  « sainte alliance » revient à Alain Bauer, « Faire face aux crises totales », Geostrategia, Conservatoire national des Arts et Métiers, 14 septembre 2021, https://www.geostrategia.fr/faire-face-crises-totales/

[2]Paul Boccara a été un des premiers économistes à repérer dans les déséquilibres de la fin des années 60 les signes d’une crise longue du capitalisme.

[3]General Electric Power (PBC) est la filiale turbines à Gaz de Général Electric, déclaration du comité de groupe du 15 janvier 2020. GE  a procédé à 1000 licenciements en France après le rachat des activités énergie à Alstom et fait la promesse d’en créer 1000. 

[4]Denis Durand, « Un tournant dans la crise systémique du capitalisme », La pensée, 2018, n° 395.

[5]206  milliards du plan de soutien Covid aux  entreprises, essentiellement en direction du capital, en dehors du chômage partiel, et 100 milliards du plan de relance France 2030.

[6]Un amendement en ce sens a été balayé par le gouvernement avec le 49-3.

[7]Pour le seul bouclier tarifaire énergétique, 24 milliards pour le budget 2022, 44 maillards pour le budget 2023.

[8]Laurence Scialom, Professeure d’économie à l’université Paris Nanterre, membre du Conseil d’Administration de l’Observatoire de l’Éthique Publique in Alternatives Économiques, 13/07/2022 « Uber Files: des économistes à vendre ».

[9]Laurence Scialom cite les noms d’Augustin Landier et David Thesmar, et une rémunération de 100 000 euros.