Keynes,
Une nouvelle politique économique

Catherine Mills
maîtresse de conférences honoraire à l’université de Paris – Sorbonne

Cet article est le second de la série « Keynes : quel rapport à la théorie et à la politique économique ? », commencée dans le numéro précédent sous le titre « Une nouvelle théorie économique en rupture avec la théorie néoclassique ».

Après avoir présenté les points fondamentaux de sa rupture avec la théorie économique néo-classique, Keynes expose sa rupture avec la politique économique néoclassique ainsi que l’originalité de ses propositions de politique économique.

I.                  Critique de la politique néo-classique et de sa méconnaissance du rôle de la demande globale

Selon Keynes, les « néo-classiques » n’ont pas su analyser le malaise de l’économie capitaliste, ils ont complètement méconnu l’importance de la demande globale, et notamment le rôle joué par la consommation. Ils ont surestimé l’épargne et négligé les problèmes d’ajustement de l’investissement ainsi que leurs effets sur l’emploi. La critique que Keynes effectue de la politique économique néo-classique revêt trois dimensions.

1.            Rejet de la politique d’orthodoxie budgétaire

La politique néo-classique, loin de résorber le mal de l’économie capitaliste, tendait au contraire à le renforcer. Keynes procède à une critique de cette théorie et des politiques économiques qu’elle engendre.

De fait, il s’agit des dogmes développés par ses collègues et ses maîtres de l’école de Cambridge, tels Alfred Marshall, Arthur Cecil Pigou, c’est- à-dire des représentants officiels de la pensée néo-classique dominante. Il procède à une critique sévère de cette politique et reproche d’abord aux politiques néo­ classiques leur trop grande orthodoxie budgétaire. Lorsqu’en période de dépression l’État limite ses dépenses pour les ajuster à la réduction des recettes, il restreint le montant de la dépense globale. A la dépression provoquée par la contraction de la demande privée, s’ajoute la tendance au repliement provoquée par la diminution de la demande publique.

2.            Refus de la politique monétaire néo-classique

Celle-ci s’appuyait sur la théorie quantitative de la monnaie. Keynes rejette l’adoption d’une politique de contraction monétaire en période de dépression, dont le but affiché était d’ajuster les prix. Mais dont le résultat était de diminuer le volume de la dépense globale, faire monter le taux d’intérêt et contrarier le développement de l’investissement. Par ailleurs la Théorie générale s’oppose aux politiques monétaires de réadaptation prétendant corriger les effets de la crise. La hausse du taux d’escompte employée même en période de boomralentit le recours au crédit des entreprises et est considérée par Keynes comme une mesure nocive. En effet, au moment où l’emploi se développe, où le chômage se réduit, on brise cet essor. Pour Keynes, les autorités monétaires devraient au contraire favoriser l’expansion et le plein emploi de la main-d’œuvre.  Il considère que la hausse du taux de l’escompte se répercute sur les taux d’intérêt à long terme, leur augmentation engendre la baisse de l’investissement. Keynes souligne une autre erreur de la politique monétaire classique : trop préoccupée par le taux à court terme, elle négligeait le taux à long terme. Cela vouait la politique des taux courts à l’échec, car la hausse du taux d’escompte en période de boom brisait l’essor alors que la baisse du taux d’escompte en période de récession agissait trop faiblement pour favoriser la reprise. Pour Keynes, il faudrait favoriser l’incitation à investir par la baisse du taux à long terme afin de réaliser la véritable expansion monétaire favorable au développement de l’investissement et à la lutte contre le chômage.

3.            Critique de la politique des salaires flexibles

Une autre erreur néo-classique relevée par Keynes est la politique des salaires flexibles. Le professeur Pigou (1) voyait dans l’insuffisante adaptation des salaires aux variations de la demande réelle de main-d’œuvre la cause du chômage, aussi préconisait-il une politique des salaires flexibles. La réduction des salaires prétendait développer le volume de l’emploi. Ce procédé était considéré par les néo-classiques comme le moyen de réduire le chômage, celui-ci serait la conséquence de l’insuffisance des profits ; en réduisant le salaire nominal, on provoquait une diminution des coûts de production et donc une hausse des profits, ainsi qu’une augmentation de la production et de l’emploi.

Mais pour Keynes, le volume de l’emploi ne dépend pas du taux de salaire, il dépend du volume de l’investissement. Les auteurs néoclassiques font, selon lui, une grave confusion : ils généralisent à l’économie globale des conclusions de l’observation du comportement de la firme individuelle. Si, pour une seule entreprise, la baisse du salaire nominal est à court terme un facteur de réduction du coût et donc d’augmentation du profit, une réduction générale des salaires dans l’économie nationale entraîne une diminution du pouvoir d’achat des salariés, donc une contraction de la consommation et de la demande globale, puis une diminution de la production et de l’emploi.

« Les postulats classiques n’admettent pas… le chômage « involontaire ». (Théorie Générale,« p. 36). Au surplus, que le chômage caractéristique d’une période de dépression soit dû au refus de la main-d’œuvre d’accepter une baisse des salaires nominaux, c’est une thèse qui n’est pas clairement démontrée par les faits. (ibid., p. 39) (…) La réduction des salaires nominaux ne saurait d’une façon durable accroître l’emploi… (ibid., p. 267)

Ainsi Keynes ne trouve de solutions aux problèmes du plein emploi ni dans une politique monétaire fondée sur le seul mouvement du taux d’escompte, ni dans une baisse des salaires, ni dans une politique d’équilibre budgétaire. Il refuse toute politique de déflation, tout fétichisme de l’épargne, tant de l’épargne privée des ménages ou des entreprises, que de l’épargne publique. Il lui paraît, au contraire, indispensable de développer la dépense globale de consommation et d’investissement.

II.              La politique économique keynésienne : action sur la demande effective comme moyen de relance de l’investissement productif, de la production et de l’emploi

Cette politique repose sur quatre moyens essentiels : la stimulation de l’investissement privé par la politique monétaire, le développement de l’investissement public, l’élévation de la propension à consommer par le biais d’une politique fiscale, le rôle compensateur du financement public à l’égard de l’insuffisance de la demande privée.

1.            La politique monétaire et la stimulation de l’investissement privé, nécessaires mais non suffisantes

A.                 Le principe

La politique monétaire a pour but de faire baisser le taux d’intérêt. Il s’agit de déplacer l’effort à réaliser des taux à court terme vers le taux à long terme puisque c’est ce dernier qui gouverne l’investissement. On dispose de deux moyens : accroître la création de monnaie, ou agir sur les créances à long terme.

a)                  La création de monnaie.

En augmentant la liquidité de l’économie, on satisfait la préférence pour la liquidité des agents, qui réclament un moindre dédommagement de leur renonciation à la liquidité. Le taux d’intérêt a tendance à baisser. Mais pour certains économistes, cela contient un risque de hausse des prix lorsque l’économie approche du plein emploi. En revanche, des entreprises bénéficient d’une élévation de l’efficacité marginale du capital comparativement au taux d’intérêt, ce qui conduit à une augmentation de l’incitation à investir (2).

b)                 Politique d’open market : faire baisser le taux d’intérêt à long terme.

Les keynésiens proposent d’agir par l’intermédiaire des créances à long terme. Les autorités monétaires, en achetant des titres, feront monter le cours des valeurs, augmenteront les disponibilités monétaires sur le marché ; cela renforcera la baisse du taux d’intérêt. Pourtant la politique monétaire porte des incertitudes et des limites.

B.                 Limites de la politique monétaire

Les effets de cette politique sont réels lorsqu’on agit sur le taux d’intérêt à long terme, mais une action sur le taux d’intérêt à court terme est plus incertaine : un délai sépare la baisse de ce dernier et la baisse du taux d’intérêt à long terme qui doit en résulter. Par ailleurs, une trop forte baisse du taux d’intérêt à long terme peut être jugée aléatoire par le public et n’exercer par-là aucun effet sur l’investissement. C’est pourquoi la baisse du taux ne devient durable que si l’autorité monétaire parvient à convaincre le public que ce taux sera maintenu. En revanche, un taux d’intérêt trop bas peut détourner les prêteurs de tout placement, la préférence pour la liquidité étant alors très grande. Aussi la politique monétaire doit-elle assurer un taux d’intérêt qui soit à la fois acceptable pour les détenteurs de fonds et pour les entrepreneurs. Pour compenser la baisse de l’efficacité marginale du capital, le taux d’intérêt devrait, lui aussi, être abaissé.

Cependant, Keynes trace les limites d’une telle politique. Au­dessous d’un certain taux critique (2 %), les prêteurs ne veulent plus se dessaisir de leurs encaisses. Aussi l’investissement est-il bloqué. Ce qui amène Keynes à sentir que le rôle du taux d’intérêt devient un rôle second. La préférence pour la liquidité explique l’incertitude de la politique monétaire, celle-ci reste valable quand le taux d’intérêt est élevé, mais dès qu’il commence à baisser, elle trouve ses propres limites. Aussi puisque l’investissement privé ne peut être accru grâce à la baisse du taux d’intérêt, jusqu’au niveau où le plein emploi sera atteint, il faudrait suppléer à sa défaillance par l’investissement public.

2.            La politique de l’investissement public

A.                 Une politique budgétaire décisive : de la stimulation de l’investissement public à la reprise de l’investissement privé

Le développement de l’investissement public par l’État constitue pour Keynes la meilleure manière d’assurer le plein emploi. L’investissement public permet de combler la défaillance de l’investissement privé, mais il ne s’agit pas, pour l’État, de se substituer à l’initiative privée et de diriger la totalité de l’investissement.

« Nous concluons qu’on ne peut sans inconvénient abandonner à l’initiative privée le soin de régler le flux courant d’investissement » (Keynes, Théorie générale, II, 22 : notes.

Pourtant, cette politique n’est pas uniquement valable pour les seules périodes de dépression ; l’investissement public apparaît destiné à jouer en permanence un rôle complémentaire. La politique de l’investissement public est une idée ancienne que Keynes cherche à généraliser de façon nouvelle. Ainsi, les grands travaux ne constituent pas une pratique récente : la construction des Pyramides, ou des cathédrales, les mines d’or, les « ateliers nationaux » de Louis Blanc, les travaux publics lors de la grande dépression, l’expérience du New Deal aux USA… Cependant c’est dans la Théorie générale que la théorie et la politique de l’investissement public reçoivent leur développement complet. Les grands travaux n’y sont plus présentés comme une institution de secours social, ni comme un procédé de réduction du chômage par la création d’occasions de travail, mais comme le moyen de provoquer un développement du revenu et de l’emploi par le mécanisme du multiplicateur de l’investissement. L’investissement public n’est plus un simple instrument de lutte contre le chômage, c’est un élément constant de la politique économique dont la mission est de réaliser en permanence le plein emploi des capacités productrices.

Le principe fondamental de l’investissement public est la levée de l’exigence de rentabilité financière immédiate. En même temps, il contribue par la relance des débouchés pour les entreprises privées, la stimulation du niveau de la demande effective, de l’incitation à investir, de la production et de l’emploi, à la relance de la rentabilité du capital du secteur privé. Keynes annonce ici, à sa façon, les analyses marxistes de suraccumulation – dévalorisation du capital, ainsi que de nouveaux critères de gestion émancipés du critère de rentabilité financière.

B.                 Fonctionnement

Les principes directeurs de la politique d’investissement public considèrent l’importance de la demande globale et de ses composantes : la demande privée et publique de biens et de services de consommation, la demande privée et publique pour l’investissement, la demande extérieure (exportation). Aussi, il est nécessaire de surveiller les divers éléments de la demande afin que leurs variations ne compromettent la stabilité de l’emploi, et d’obtenir l’élimination du chômage, devenu inconciliable avec la stabilité du système du profit.

Le principe de cette politique économique est le suivant : il faudra modifier la demande publique pour la consommation et pour l’investissement afin de compenser les variations de la demande privée. Cela comprend deux volets : l’action sur l’investissement public, l’action sur les dépenses budgétaires.

a)                  L’investissement public est le point central de la politique économique.

 Il permet une augmentation progressive du pouvoir d’achat, en même temps qu’une augmentation de la production. Certes, au début de cette politique, on assiste à un gonflement des revenus, mais celui-ci conduit rapidement à une augmentation de la production, et c’est par vagues successives que se répand la masse du pouvoir d’achat, en conformité avec les vagues d’accroissement de la production. Ceci constitue le mécanisme de l’effet multiplicateur.

b)                 Les limites de la politique de pouvoir d’achat.

Selon Keynes, une politique consistant à accroître directement les revenus distribués pourrait faire apparaître une distorsion entre l’augmentation des revenus et l’augmentation des biens et des services. Keynes s’oppose ici aux politiques de reflation (par exemple la politique de la France en 1936), présentées comme inflationnistes. La politique keynésienne se veut aussi critique à l’égard de la politique de grands travaux adoptée aux États-Unis pendant le New Deal, dont le seul but était « l’amorçage » de la reprise.

La relance du pouvoir d’achat ne doit pas se faire au détriment de la relance de l’incitation à investir. Mais elle peut constituer un moyen provisoire et indirect pour relancer la demande effective et finalement ranimer l’incitation à investir.

C.                 Prétentions et difficultés

a)                  Prétentions

Pour Keynes, la politique de l’investissement public n’est pas seulement une politique anti-cyclique, puisque l’investissement public devra en permanence garantir un haut niveau d’emploi. Il permettra de stabiliser la demande globale au volume souhaitable. Il ne s’agit plus ici de corriger le cycle mais de l’effacer complètement en faisant obstacle aux fluctuations de l’investissement global quand l’investissement privé diminue. L’État supplée à cette défaillance en investissant. Si l’investissement privé augmente, l’État restreint ses propres investissements. Les fluctuations de l’investissement privé devront donc être compensées par des fluctuations égales et de sens contraire de l’investissement public. Cette stabilisation de l’économie devra se faire à son plus haut niveau, afin de maintenir un fort volume d’emploi.

b)                 Difficultés.

Les conséquences d’une telle politique sont les suivantes : le caractère productif ou improductif des travaux entrepris n’a aucune importance. Il vaut mieux des travaux inutiles qu’une allocation entretenant des chômeurs oisifs et causant des gaspillages. Mais les travaux utiles ont un effet multiplicateur plus grand et évitent de créer trop de dis parités entre le pouvoir d’achat et la masse des biens et services produits. D’autre part, cette politique suppose une action coordonnée, d’où le rôle nouveau de l’État et l’impulsion, dans les politiques économiques keynésiennes à partir de 1945, des modèles de politiques économiques et de la planification dans le cadre des économies de marché. Ainsi l’État devrait-il connaître par avance le genre de travaux à entreprendre, afin d’absorber la catégorie de main-d’œuvre la plus durement atteinte par le chômage. L’État ne doit pas concurrencer l’industrie privée et sa politique de grands travaux ne doit pas entraîner le débauchage d’une catégorie de main-d’œuvre déjà employée, alors qu’une autre catégorie est sous-employée. La lutte contre le sous-emploi serait entravée. Il y aurait par ailleurs dans certaines branches, une hausse des salaires génératrice de perturbations. La politique de l’investissement public suppose donc l’élaboration de plans alternatifs permettant d’agir dans tel ou tel secteur.

En outre, selon les théories et politiques keynésiennes contemporaines, il convient d’être attentif à l’importance de l’investissement réalisé car, aux approches du plein emploi, les tensions inflationnistes s’accroissent ; aussi faut-il déterminer le niveau d’investissement permettant d’atteindre le plein emploi sans le dépasser. Ceci implique une comptabilité nationale précise, faisant apparaître l’évaluation des différents postes de la demande globale, à son niveau actuel, et au niveau de plein emploi.

En raison des imprécisions et des incertitudes d’une telle politique, des économistes néo-keynésiens (3) ont estimé que la politique de l’investissement public ne pouvait être conduite sans une action puissante de l’État, sans un contrôle de celui-ci sur l’investissement privé et les composantes de la demande globale. Des instruments nouveaux : comptabilité nationale, plans d’investissement, contrôle de l’État sur les investissements privés, etc. devront être employés. Beaucoup voient là une atteinte au libéralisme économique ; pourtant, les keynésiens pensent que le danger n’est pas dans les instruments mais dans les intentions de ceux qui les manient. Le mal le plus grave étant le chômage, lié au blocage de l’incitation à investir, il leur semble donc préférable de sacrifier une part du libéralisme économique pour sauvegarder l’essentiel de l’individualisme.

Sur le plan pratique, la politique de l’investissement public pose un certain nombre de problèmes, dont les keynésiens étaient conscients. Le premier problème concerne d’abord l’aménagement de l’investissement, ce lui-ci devra comporter un volant stable d’investissement public, pour éviter de gonfler démesurément le volant variable en période d’inflation, ou au contraire de le sous-estimer en période de dépression. Une accélération ou un ralentissement dans la cadence d’exécution du plan d’investissement leur semble un système plus souple que l’extension variable du programme de travaux. On voit en effet difficilement comment on pourrait entreprendre des travaux puis les abandonner.

L’investissement public peut cependant présenter, pour certains auteurs néo-keynésiens (3), quelques dangers. Son ampleur peut montrer l’importance du malaise économique, entraîner une perte de confiance qui diminuera l’efficacité marginale du capital et freinera l’investissement privé. De même, une telle incertitude pourra engendrer l’augmentation de la préférence pour la liquidité par suite la hausse du taux de l’intérêt et ainsi la baisse de l’investissement privé.

D’autre part, le financement de l’investissement public pose des problèmes dont les keynésiens sont conscients. Le financement par l’emprunt tend à faire monter le taux d’intérêt, gênant ainsi le financement des investissements privés des entreprises. L’investissement public ne devra donc pas concurrencer l’investissement privé, ni dans sa structure, ni dans son mode de financement.

3.            La politique des finances publiques (dépenses publiques, et fiscalité)

Pour les keynésiens, c’est un des éléments de la politique de plein emploi. Elle doit permettre de combattre une des origines du sous-emploi : l’insuffisance de la consommation. Ceci conduit d’abord à examiner le rôle de la fiscalité dans le développement de la consommation (fiscalité correctrice et redistributrice puis à étudier plus généralement la mise en place d’une politique compensatrice visant à contrecarrer l’insuffisance de l’investissement privé.

A.                 Le développement de la consommation par la fiscalité

Celui-ci comprend, d’une part, une action corrective tendant à compenser l’excès de la propension à épargner, d’autre part, une action redistributrice conduisant à accroître les revenus qui alimentent la dépense.

a)                  La fiscalité correctrice

Dans la conception « néo-classique », la fiscalité devait respecter l’exigence de création du capital et donc l’épargne. L’essentiel des ressources était constitué par l’impôt indirect taxant la consommation et la dépense de revenu. Au contraire, elle devrait pénaliser l’épargne excessive, puisque la propension à épargner est d’autant plus grande que le revenu est élevé.

Dans cette lignée, certains keynésiens souhaitent un impôt progressif taxant plus fortement les hauts revenus, ceci conduira à une augmentation de la propension à consommer, l’impôt indirect sur la dépense étant diminué.

De même, l’épargne d’entreprise, constituée au détriment de la distribution de bénéfices et des actionnaires, devra être imposée, afin de provoquer l’emploi des réserves en investissements productifs.

Cependant, la fiscalité correctrice présente aussi, selon les keynésiens, des dangers. Une trop forte imposition des hauts revenus ou des bénéfices des sociétés pourrait être de nature à encourager la fraude fiscale, la spéculation, des pratiques frauduleuses entre entreprises… Par ailleurs, la diminution des réserves peut gêner l’autofinancement. La distribution de dividendes aux actionnaires ne signifie pas que ceux-ci emploieront leurs revenus supplémentaires pour la consommation ou pour l’investissement. Ainsi les néo-keynésiens butent-ils sur leur souci de ne pas gêner les profits et la « libre entreprise », ce qui limite le caractère redistributif de la fiscalité4.

b)                 La fiscalité redistributrice. Le rôle des transferts sociaux.

Pour Keynes et les néo-keynésiens, la fiscalité correctrice doit être nécessairement accompagnée d’une fiscalité redistributrice. Celle-ci vise à faciliter le développement de la consommation globale. Il s’agit d’opérer un transfert des possibilités de consommation, des classes riches, dites épargnantes, aux classes pauvres, dites dépensières. La redistribution peut se faire par voie monétaire, sous forme de compléments de salaires, d’allocations, de pensions ; elle peut consister dans l’octroi d’aide aux chômeurs, aux plus pauvres. Elle peut se faire aussi par voie de l’accroissement des revenus réels liés au fonctionnement des services publics ou semi- publics qui mettent à la disposition des individus des biens et des services à titre gratuit ou à moindre prix. Ceci conduira dans de nombreux pays à la formation et à l’extension de systèmes de sécurité sociale. La dépense publique financée par le prélèvement opéré sur l’épargne oisive se substitue à la dépense individuelle défaillante. La fiscalité redistributrice aboutit donc à financer une part des dépenses publiques par l’épargne stérile, elle maintient un volume de dépense globale apte à élever l’emploi par le développement de la consommation et réalise une répartition plus équitable des richesses.

Quelques propositions de politique économique chez Keynes : Cette nouvelle politique économique ne doit pas s’effectuer au détriment de l’investissement (privé et public), car il convient, selon Keynes, de souligner que c’est d’un développement de la demande d’investissement que l’on peut attendre l’accroissement du revenu et de l’emploi, et que c’est de l’atténuation des fluctuations de l’investissement que doit résulter la disparition des dépressions. Les Néo-keynésiens se trouvaient ainsi limités dans la pratique des politiques budgétaires redistributrices (dépenses publiques et fiscalité) par leur souci de ne pas gêner l’initiative privée et le profit

C’est pourquoi le rôle décisif revient à l’action compensatrice d es Finances publiques. L’objectif est de garantir un développement des dépenses d’investissement, celui -ci constituant l’essentiel des politiques keynésiennes.

B.                 L’action compensatrice des finances publiques

Malgré le rôle correcteur et redistributeur de la fiscalité, et ses effets sur la dépense de consommation, l’économie n’échappe pas aux variations de l’incitation à investir et aux variations de la dépense globale qui en sont les conséquences. Aussi l’État doit-il dépenser, décaisser un montant de sommes capables de couvrir la marge entre le niveau de dépense requis pour le plein emploi et le niveau qui s’établit spontanément.

a)                  Le décaissement public aura un caractère strictement compensateur.

Il augmentera quand le niveau spontané fléchira et exigerait une politique de grands travaux. Cela conduit à s’interroger sur l’important problème du financement du décaissement.

b)                 Le financement du décaissement

(1)               Limite de la couverture par la fiscalité

Le décaissement ne devra pas être entièrement couvert par les recettes fiscales, il s’agit au contraire d’utiliser le déficit budgétaire volontaire comme instrument de relance de l’économie. La stimulation de la demande effective (C + I) à partir de la dépense publique implique de ne pas freiner la reprise par un accroissement des impôts. En outre, la fiscalité ne doit pas absorber toute l’épargne stérile, car ceci faciliterait, selon certains Néo-keynésiens, la fraude et l’évasion fiscale ; il n’y aurait plus aucune souplesse, et l’investissement privé pourrait diminuer. En conséquence, on peut d’abord proposer le financement par l’emprunt.

(2)               Le financement par l’emprunt en lien avec la création de monnaie par le système bancaire

Dans le cas d’une dépression temporaire, l’insuffisance de la dépense globale étant due à un excès momentané d’épargne, l’État permettra, par l’emprunt aux particuliers, à ceux-ci de placer leur argent, tout en assurant le replacement de ces fonds dans le circuit. Ceci tendra à reconstituer le revenu à son niveau antérieur. Le décaissement pourra faciliter la dépense de consommation (subventions, allocations…) ou, si la dépression est plus forte, financer un programme de grands travaux, la distribution de revenus étant, dans ce cas plus régulière, et l’effet de dépense plus certain.

En cas de dépression chronique, l’emprunt devra servir à financer un investissement public dont l’effet multiplicateur élèvera le niveau de revenu et de l’emploi car, si l’on se contentait d’agir sur la consommation, le développement de l’investissement privé tarderait à se manifester, les entreprises cherchant d’abord à écouler leurs stocks, avant d’effectuer des investissements. Par ailleurs, les anticipations défavorables exercent dans un tel contexte un effet de freinage des investissements privés. Au contraire, l’investissement public permettra non seulement des distributions de salaires mais tendra à relancer l’activité de branches de production annexes.

Le rôle de l’emprunt étant reconnu comme source de financement du décaissement, on doit s’interroger sur la forme que devra revêtir l’emprunt.

La première conséquence de la politique d’emprunt est d’accroître la dette. Si l’épargne cherche à s’investir à long terme, il faut faire un emprunt à long terme ; si au contraire la préférence pour la liquidité est forte, ou si l’investissement privé est prêt à repartir, un emprunt à court terme est préférable. Pour effectuer les remboursements, on aura recours aux procédés monétaires, et non à la fiscalité qui gênerait la dépense.

La création de monnaie sera donc l’auxiliaire de l’emprunt, elle permettra de financer le remboursement de la dette, et aussi de financer le décaissement compensateur. L’État peut stimuler l’activité des entrepreneurs en conseillant aux banques une politique de large escompte commercial ou d’avances de trésorerie. Il peut encourager un amorçage de l’investissement privé par l’octroi de crédits bancaires à long et même à moyen terme, avec l’espoir qu’une fois lancé, le mouvement d’investissement fera appel à l’épargne privée. L’État sera amené, pour ce faire, à accorder des garanties aux banques, ce qui impliquera l’intervention de la Banque d’émission, soit sous la forme d’escompte d’effets publics, soit par la création directe de monnaie. Dans le cas où l’augmentation de la production ne suit pas assez rapidement l’augmentation de la quantité de monnaie en circulation, particulièrement aux approches du plein emploi, une telle politique peut engendrer l’inflation. Il en est de même lorsque la création de monnaie sert à financer des dépenses improductives et ne permet pas d’accroître la masse des biens et des services disponibles. Au contraire, un investissement public financé par la création de monnaie en situation de sous-emploi relance la croissance de la production , des revenus et de l’emploi sans troubler l’équilibre des prix.

Le décaissement compensateur financé par l’emprunt ou par la création de monnaie, afin d’élargir soit la consommation privée ou publique, soit l’investissement privé ou public, conduit en fait à une politique financière de « déficit systématique ».

c)                  Le déficit systématique comme politique financière de plein emploi

Le principe de cette politique s’inspire des leçons de l’histoire. Il apparaît que la règle classique d’équilibre budgétaire en période de dépression conduit à un double échec. En effet, en cherchant à équilibrer le budget, on diminuait les dépenses afin de les ajuster à des recettes fiscales moindres. Ceci avait pour conséquence de diminuer encore la demande globale et d’aggraver la dépression. Il en résultait donc une diminution des rentrées fiscales ce qui tendait de fait à une aggravation du déficit budgétaire.

Keynes propose alors une nouvelle politique financière, une politique de compensation et non une politique d’adaptation. Il s’agit de maintenir la stabilité du revenu et de l’emploi à niveau élevé en opposant au déséquilibre économique un déséquilibre financier de sens contraire. Ainsi quand la dépense globale diminue, les dépenses publiques doivent s’accroître et inversement. Quand l’investissement privé décline, l’investissement public doit s’accroître. On abandonne donc le principe de l’équilibre budgétaire, et l’on affirme la nécessité du déficit budgétaire dans le contexte quasi permanent, selon les keynésiens, de dépression et de sous-emploi chronique.

Une telle politique devra donc permettre de combattre tant le chômage cyclique que le chômage chronique. Pour ce faire, elle pourra stimuler la consommation en allégeant les impôts, ou bien permettre l’expansion de l’investissement privé en accordant des dégrèvements fiscaux aux entreprises. Mais pour relancer plus efficacement la production et l’emploi, Keynes privilégie l’accroissement du déficit budgétaire à partir de l’extension des dépenses publiques. Dans les deux cas, on provoquera un déficit en diminuant les recettes fiscales ou (et) en accroissant les dépenses publiques. Ce déficit volontaire (et non subi) peut être accru par le décaissement compensateur de l’État, comportant une redistribution de revenus sous forme d’allocations monétaires, ou de distribution de services plus ou moins gratuits, ou bien par un accroissement de l’investissement public, ou d’autres dépenses publiques.

Le financement du déficit pourra se faire, soit par l’emprunt qui permettra d’absorber et de remettre en circulation l’épargne privée, mais qui accroîtra la dette publique, soit par la création de monnaie car, en période de sous-emploi, cette politique peut servir à financer des investissements productifs.

Il faut ajouter qu’en provoquant un déficit budgétaire, on prépare des conditions pour la réalisation de l’équilibre budgétaire futur. En effet, le développement de la demande, en engendrant l’accroissement du revenu, permet aussi d’augmenter les rentrées fiscales, et de dégager une épargne publique qui comble le déficit.

Par ailleurs, l’investissement privé, stimulé par des anticipations plus favorables en matière de commandes, pourrait prendre la relève de l’investissement public. Le déficit institue la relève des mécanismes privés.

Pourtant, les keynésiens se gardent d’être parfaitement optimistes : il n’y a pas correspondance absolue entre le déficit et l’effet multiplicateur de l’investissement ou de la dépense de consommation, car si le décaissement finance en partie la consommation , la totalité du déficit ne participe pas à l’effet multiplicateur. D’autre part, on ne tient pas compte du décalage et des retards, il existe une indétermination dans le temps nécessaire à la couverture du déficit.

En outre, la politique du déficit systématique suppose une maîtrise de l’économie par l’État. Celui -ci doit connaître les quantités globales sur lesquelles il veut agir, contrôler les éléments monétaires afin d’entreprendre une action rapide lorsque le danger de l’inflation commence à se manifester. Enfin, le « pessimisme » de certains keynésiens impliquait, non pas la possibilité d’une diminution du déficit, lorsque les mécanismes privés auraient repris leur vigueur, mais tout au contraire, une extension systématique du déficit, ce qui contiendrait selon eux un grave danger, étant donné l’imprécision qui règne quant aux possibilités de combler ce déficit.

4.            CONCLUSION

Keynes annonce l’impulsion d’une nouvelle économie mixte combinant mécanismes privés et rôle de l’État, favorisant la demande globale et l’emploi : cela contribue à la régulation du « capitalisme monopoliste d’État », dans la longue phase ascendante du cycle long.

Mais Keynes, en rompant relativement avec les Néo-classiques sans revenir à certaines avancées classico-marxistes, laisse de nombreux points aveugles. Cela concerne le processus de récurrence périodique des difficultés de l’incitation à investir et de l’efficacité marginale du capital. Keynes ne voit pas suffisamment les cycles longs. Hayek porte sa critique sur les risques inflationnistes et dépressifs de la stimulation étatique de la demande globale. Lui-même ne voit pas la réalité des cycles de longue période avec phase ascendante et phase descendante, aussi est-il tout étonné de la réussite de la politique keynésienne pendant de longues années (cf. Préface de 1975 à Prix et production).

On peut aussi citer les conditions du relèvement du taux de profit et de l’accumulation dans la phase d’essor du CME (ou Welfare State), soit la phase ascendante du cycle long (1945-1967). Cela va conduire de nouveau à une suraccumulation durable du capital, dans la longue phase de difficultés nouvelle, originale, ouverte dès 1967-1973. Les économies contemporaines sont à nouveau confrontées à une crise profonde du système économique. Celle-ci appelle la recherche de nouveaux mécanismes de régulation allant plus loin que la mise en cause par Keynes des exigences du rendement pour le financement public de l’investissement.

Ceci renvoie aux débats actuels sur privatisations, nouvelle domination de la rentabilité financière et obsession de la réduction des coûts salariaux ; ou au contraire de promotion des salariés, d’autres critères d’efficacité sociale des fonds au lieu des seuls critères de la rentabilité financière, des institutions de partage non étatistes allant au-delà de Keynes. Cela pose la question d’un autre type de production et de répartition des revenus, la rémunération des facteurs de production conditionne le niveau de la croissance et de l’emploi, d’où l’exigence de changements fondamentaux.

III.           Notes et références bibliographiques

1. A.C. Pigou, Theory of Unemployment (1933), Keynes critique la théorie du chômage « volontaire » de Pigou, cf. Théorie générale, pp. 276 et suiv. ; voir aussi pp. 34 et suiv. : « Les postulats de l’économie classique ».

2. Keynes, de façon provocatrice, souhaite « l’euthanasie du rentier », cf. Théorie générale, ch. XXIV: « Notes finales sur la philosophie sociale à laquelle la théorie générale peut conduire », p. 369. « L’intérêt ne rémunère aujourd’hui aucun sacrifice véritable » ou p. 368 : « la politique la plus avantageuse consiste donc à faire baisser le taux de l’intérêt par rapport à la courbe de l’efficacité marginale du capital jusqu’à ce que le plein emploi soit réalisé ».

3 . Il faut distinguer la pensée de Keynes, d’ailleurs en évolution, et diverse selon les écrits et les périodes, et la pensée des « keynésiens », elle-même diverse et plus ou moins proche de la pensée de Keynes lui-même. Cf Frédéric Poulon et treize économistes, Les écrits de Keynes, Dunod, 1985 ; voir aussi, Michel Zerbato (dir) Dunod, 1987. Les principaux disciples de Keynes tendant à développer la macro-économie et la politique économique keynésienne sont Roy Harrod, Towards a New Economie Policy, Manchester University Press 1967 ; Alvin Hansen, Introduction à la pensée keynésienne, trad. fr., Dunod 1967 ; plus récemment, l’économiste américain, James Tobin, « Keynes’Policies in Theory and Practice », in H.L. Wattel (dir.), The Policy Consequence of John Maynard Keynes.

4.             Une telle politique a été tentée le ministre allemand de !’Économie en 1967, Karl Schiller, lequel revendiquait explicitement sa fidélité à Keynes, cf. C. Mills (1971), op.cit.

5.             Les théories macro-économiques et les politiques économiques dites keynésiennes divergent et s’éloignent souvent de la pensée keynésienne (elle-même en évolution). Voir G. Dostaler,« La vision politque de Keynes » in M. Beaud et G. Dostaler, op. cit. voir aussi, J. Lekachman , The Age of Keynes, New York, Random House (1966) ; S. Harris. John Maynard Keynes. Economist and Policy Maker, New York, Charles Scribner (1955) ; S. Harris, The New Economies ; Keynes’ Theory and Public Policy, New York, Charles Scribner (1948). Ces deux derniers auteurs mettent l’accent sur la priorité donnée par Keynes à l’accroissement des dépenses publiques et du déficit budgétaire plutôt qu’à la réduction des impôts pour la relance. Walter Heller, aux États-Unis, a repris le flambeau, cf., New Dimensions of Political Economy , Cambridge (Mass.), Harvard University Press (1966), trad. fr., Nouvelles perspectives de la politique économique, Paris, Calmann­ Lévy 1968. Voir aussi son opposition à Milton Friedman in M. Friedman, W. Heller, Politique monétaire politique fiscale, trad. fr., Mame (1969).