Frédéric BOCCARA
La faillite de la Silicon Valley Bank (SVB) puis son sauvetage, et celui du Crédit Suisse, ont à juste titre ravivé les inquiétudes quant au risque d’une crise bancaire et financière qui pourrait être pire que celle de 2008.
Ces événements ne concernent pas que le système bancaire. Ils sont annonciateurs de profondes difficultés qui peuvent s’étendre et que les gouvernants, mus par la logique du capital à tout prix, peuvent reporter sur toutes et tous. Pompiers et incendiaires en même temps, ils comblent les trous et éteignent des débuts de feux partiels tout en renforçant les marchés financiers et en alimentant le feu général de l’austérité. Cela montre qu’il faut faire tout autrement. Contrairement à ce qui est prétendu, les banques centrales ne se sont pas préparées à agir comme il faudrait et ne font pas ce qu’il faut. Elles ne savent qu’augmenter les taux ou les baisser… pour tous les prêts, indifféremment.
Les faits
Le 10 mars, la banque SVB (Silicon Valley Bank, États-Unis) fait faillite. Elle est sauvée par la banque centrale des États-Unis, la Fed.
Mais la panique gagne alors les marchés boursiers. Entre le vendredi 10 mars et le lundi 13 mars, la valeur évaluée en Bourse de toutes les banques du monde recule de 465 milliards de dollars. La défiance touche particulièrement le Crédit Suisse, déjà ébranlé depuis deux ans par les pertes essuyées dans le financement de plusieurs opérations très spéculatives (Archegos, Greensill…). Son principal actionnaire, la Saudi National Bank, annonce alors qu’elle ne participera en aucun cas à une éventuelle recapitalisation de la banque helvétique. L’affaire est grave : le Crédit Suisse fait partie des trente grands groupes bancaires mondiaux qualifiés de « systémiques » par les autorités financières internationales en raison de leur taille et des liens qu’ils entretiennent avec une multitude de clients et de créanciers. On considère que si l’un d’entre eux tombait en faillite, l’ensemble du système financier mondial serait menacé de s’effondrer. Tout ce qui est important dans l’économie mondiale passe par ces trente banques géantes : les marchés financiers, le commerce international, les opérations des multinationales, l’évasion fiscale, la gestion des dettes publiques… Elles concentrent une part déterminante du pouvoir économique ; mais, comme les banques et autres institutions financières du monde entier ne cessent de se prêter et de s’emprunter de l’argent entre elles, elles sont vulnérables à des perturbations financières, même limitées comme la faillite de SVB. En toute urgence, la banque centrale suisse doit apporter à Crédit Suisse la somme énorme de 50 milliards de francs suisses, et les autorités nationales et internationales orchestrent son rachat par l’autre grande banque du pays, UBS.
Entre-temps, la BCE a continué à augmenter ses taux d’intérêts (de 0,5 point de pourcentage avec effet au 22 mars) pour « lutter contre l’inflation » et les gouvernants passent leur temps à rassurer, à dire qu’il n’y a pas de sujet. Ils prétendent qu’il ne s’agit que de quelques canards boîteux, passant sous les radars de normes prudentielles pas assez dures. Alors que ce sont précisément ces normes qui sont décalées (des valeurs financières boursières considérées comme du capital solide) voire empoisonnantes (elles poussent à l’austérité et à nepas financer le pontentiel réel humain de développement économique).
Ainsi, une nouvelle faillite bancaire est en cours en Californie, celle de la First Republic bank, banque notamment du fondateur de Facebook et patron de Meta, Mark Zukerberg. Des réactions en chaîne sont là aussi possibles, avec la vente envisagée du portefeuille d’obligations de cette banque qui aurait pour effet d’en faire chuter le cours.
Les mécanismes
L’augmentation des taux d’intérêt, engagée par une décision des banques centrales prétendant « lutter contre l’inflation », a pour effet de faire baisser la valeur du stock d’obligations existantes [1]. La SVB avait beaucoup d’obligations dans son bilan. Or, elles y sont valorisées à leur prix de marché, presque en continu, et non à leur valeur « faciale », celle à laquelle elles ont été achetées. Du coup, panique des déposants de SVB qui se ruent pour retirer leurs dépôts : « bank run ». La SVB ne peut faire face. Elle est virtuellement en situation de dépôt de bilan.
La FDIC (Federal Deposit Insurance Corporation) garantit en principe les dépôts, mais jusqu’à une certaine limite (250 000 dollars). Mais la SVB est une « vraie » banque : les start up de la Silicon Valley y ont leurs comptes courants, des milliards, y compris les salaires à payer… 100 000 à 200 000 emplois sont concernés. Les clients de SVB pétitionnent et obtiennent que la Fed apporte des liquidités à la banque pour garantir l’entièreté des dépôts, sans limite. Pour cela, la Fed « innove » : comme contrepartie des liquidités apportées, elle accepte les obligations… à leur valeur faciale et non à leur valeur de marché, dépréciée !
Interprétation
Tout en déconnectant du marché la valeur des obligations, les banques centrales renflouent à fond les marchés. Elles redonnent donc du carburant à la spéculation. En plus, elles continuent à augmenter leurs taux, ce qui continue à fragiliser les bilans bancaires, met à plat la croissance, les salaires etc., pourtant facteur fondamental de consolidation, et cela n’a qu’un faible effet sur l’inflation, car cette dernière est due à l’insuffisance d’emploi et de production, et à une production qui consomme trop de matières premières. Elles n’ont pas d’autre logiciel intellectuel que de taper l’emploi et la croissance pour agir sur l’inflation !
Elles ne raisonnent qu’en termes de montant de capital pour garantir la stabilité et les remboursements. Or non seulement la valeur de ce capital repose sur des évaluations de plus en plus fragiles. Mais surtout avec le nouveau monde de la révolution informationnelle, dont elles ne veulent pas voir la logique profonde, les capacités humaines, celles de toutes et tous, deviennent décisives. Et donc la véritable garantie de la stabilité des banques et des remboursements, c’est la perspective d’une création de richesses réelles, donc le potentiel humain, le développement des services publics et la création de valeur ajoutée efficace, drastiquement moins consommatrice de matières premières. Bref, la solidité c’est de plus en plus la VA, l’emploi de qualité et l’écologie et non le montant du capital.
Risques
Une masse considérable de capitaux est concernée dans le monde. Beaucoup de banques détiennent des obligations dans leur bilan. La contagion et l’extension sont possibles. Même Jean-Claude Trichet ne l’exclut pas. L’inquiétude a déjà fait dévisser les cours boursiers, provoquant les difficultés du Crédit Suisse. Les banques « moyennes » comme SVB sont prétendues « petites », mais elles représentent aux États-Unis la moitié des prêts à l’économie.
De plus, le dollar peut être dans la tourmente : les bons du trésor américains sont la plus grande masse d’obligations. A travers elles, le financement de l’économie US, son attractivité sont concernés, donc le dollar lui-même, avec des possibles réactions en chaîne des détenteurs de dollars, voulant sauvegarder la valeur de leur capital, et des réactions des autorités étatsuniennes pour sauver le dollar, possiblement brutales et égoïstes.
Perspectives
Est-ce à dire que le système bancaire va s’effondrer d’un coup ? C’est peu probable. Les tenants du système ont des moyens. Ils vont s’en servir. Ils viennent de le faire. Ils le feront, ils sont prêts à mettre des milliards… Mais combien de milliards faudra-t-il mettre ?
Ils sont en effet, d’une certaine façon beaucoup plus préparés qu’en 2008-2009 à mettre des lilquidités « coûte que coûte » pour sauver les banques, le capital et leur système financiers. Et ils ont aussi de nouveaux outils pour intervenir en cas de faillite possible. Ils ont pour cela des institutions nouvelles, des règles nouvelles. Mais les montants peuvent s’avérer gigantesques.
D’autant que ces milliards n’iront pas à l’emploi, aux salaires, à l’hôpital, à l’école, aux autres services publics, à des dépenses écologiques ou au financement des systèmes de retraites… !
Sauf si. Sauf si des conditions nouvelles sont mises aux banques. C’est un enjeu politique majeur ! Au moins autant qu’en 2008.
D’autant que leur politique d’augmentation des taux d’intérêt tape très fort à la fois sur les ménages (prêts immobiliers, qui sont à taux variables dans beaucoup de pays, comme l’Espagne), sur les entreprises qui veulent investir productivement (notamment les PME qui, elles, ne se financent pas sur les marchés financiers)… et sur les dépenses publiques en raison des dettes accumulées et en perpétuel renouvellement (par exemple, pour la France ce seraient 20 à 30 Md€ supplémentaires prélevés en intérêts sur le budget de l’Etat en 2024). C’est dire si cette politique fragilise le système… et donc en fait les banques aussi. Mais leur logiciel mental, comme leurs intérêts étroits, ne leur permet pas de voir l’importance fondamentale de ce lien de cause à effet !
Leur logiciel ne leur permet pas non plus de comprendre non plus les causes réelles de l’inflation actuelle. Ils ne la comprenaient d’abord que comme une inflation conjoncturelle due à la soudaineté de la reprise post-confinement, avec ses goulots d’étranglement, puis comme une inflation due à la guerre en Ukraine et son lot de pénuries spécifiques et de spéculation sur certains produits de base (blé, pétrole). A présent qu’ils voient bien qu’elle s’installe (l’inflation dite « sous-jacente », c’est à dire hors énergie et alimentation continue à augmenter), ils prétendent que tout n’est affaire que de délai. En réalité, loin d’être une inflation de demande, uniquement, elle est aussi très profondément une inflation « d’offre » et de suraccumulation du capital. Les causes de cette inflation structurelle sont : (1) le comportement du capital qui cherche par différents moyens à accroître ses marges de profit car l’énormité de la valeur de son capital accroît d’autant ses exigences de profit pour maintenir son rendement (des organes de presse commencent à percevoir cela, sans ne tirer les conséquences qui s’imposent), (2) les marchés spéculatifs (électricité, blé, pétrole, et autres matièes premières minérales, etc.) (3) les pénuries de postes, dues aux pénuries massives de qualifications et aux mauvaises conditions de travail ou de salaire (4) l’insuffisance de richesses créées en face de l’énormité des liquidités qui ont abreuvé l’économie pendant les 3 dernières années (5) une production dont l’ampleur des consommations de matières premières n’a pas diminué, et s’est même accrue pour certains produits (consommation de lithium pour les batteries électriques).
Ce constat renforce l’absolue nécessité d’une politique monétaire qui alimente l’économie en liquidité… pour une tout autre production, s’appuyant sur des dépenses sociales, salariales et humaines accrues et des économies significatives de consommation de matières. Bref, une nouvelle sélectivité.
Mais, le gouverneur de la Banque de France, F. Villeroy de Galhau, a invité le 12 avril à Washington sur « la BCE à maintenir les taux d’intérêt élevés aussi lomngtemps que possible », en insistant sur le fait que le délai peut aller jusqu’à deux ans ( !) avant que la hausse des taux ait un effet sur l’inflation.
Et ils vont continuer ― plus prudemment prétendent certains ― à augmenter les taux, continuant d’assumer ouvertement le risque de plonger les économies dans une grave récession à force de les « refroidir » …
Bref, ils chercheront à sauver le capital au prix de souffrances accrues. Ceci, tout en se lamentant sur les difficultés économiques. Ainsi, la Fed s’est inquiétée le 19 avril dans son Beige Book d’une « diminution des volumes de prêts aux particuliers et aux entreprises (…) les banques ayant resserré les normes de prêts dans un contexte d’incertitude accrue et de préoccupations concernant la liquidité ».Conclusion
En augmentant les taux, les banques centrales mettent à mal l’économie (fragilisation des bilans bancaires, augmentation des intérêts payés par les États et les particuliers, durcissement des conditions de tous les prêts aux entreprises) et soufflent sur les braises en regonflant les banques. En baissant les taux, elles donnent du carburant aux spéculateurs pour qu’ils empruntent et nourrissent le feu.
Les gouvernements doivent leur donner les moyens d’agir autrement. Elles doivent pouvoir pratiquer une sélectivité de leurs taux et de leur refinancement en faveur de l’emploi, de la formation et des services publics, et contre la spéculation, les pollutions, etc. Une évidence doit s’imposer : ce qui sécurise l’économie, nos vies et lutte contre l’inflation, c’est de développer l’emploi, la formation, les bonnes productions, les services publics, la valeur ajoutée efficace. Ces dépenses doivent être prioritaires et financées à très bas taux. Pour cela, il faut dans le même temps lutter contre le coût du capital et la finance. Cette sélectivité nouvelle est une exigence pour toute la société. Combler les trous ? Oui, si les banques utilisent leurs fonds pour financer l’emploi, les salaires, la formation, les investissements efficaces économiquement, socialement et écologiquement.
C’est une question politique ! Faire monter ces idées et perspectives, c’est faire de la politique autrement. C’est aussi un axe de convergence internationale entre forces progressistes d’Europe et du monde que nous pouvons faire progresser. Des prises d’initiatives sont à imaginer en ce sens.
[1] Car de nouvelles obligations étant sans cesse émises, les marchés préfèrent acheter les plus récentes qui affichent un taux de rémunération plus élevé. Ils vendent les anciennes dont la valeur baisse alors (le taux de rémunération des obligations est presque toujours fixe, depuis leur émission).