Témoignage – Claude Gindin, ancien directeur de La Pensée

Claude Gindin
ancien directeur de La Pensée

 Pour s’approprier les apports de Paul Boccara, il faut se rappeler que sa pensée s’est développée dans une confrontation ininterrompue d’idées. On n’en évoquera ici que deux moments.

 Le premier parce qu’il remonte à ses premiers pas dans la recherche. En 1961, s’est amorcée une discussion avec Maurice Godelier qui a donné lieu à plusieurs articles dans Économie et politique[i]. Son objet est bien rendu par les trois mots qui forment le titre du livre publié plus tard, en 1965, sous la direction de Louis Althusser, Lire le Capital. Que la parution de ce dernier ouvrage et du Pour Marx de Louis Althusser la même année, ait souvent été perçue comme le point de départ des débats sur ce thème doit sans doute beaucoup à la conception qu’avait alors le Parti communiste français du marxisme et de la place de la philosophie au sein de celui-ci [ii]. La controverse, non poursuivie, entre les jeunes Godelier et Boccara témoigne cependant de l’émergence de la question dans un autre cercle que celui des philosophes communistes déjà quelques années auparavant.

 Le second moment que l’on a choisi d’évoquer est la discussion organisée par l’Institut de recherches marxistes que dirigeait alors Francette Lazard, discussion qui comptait parmi ses acteurs Lucien Sève, Paul Boccara, Antoine Casanova, Yves Clot et Jean Lojkine. Il y était notamment question d’anthroponomie, d’individualité, de biographie, de formes historiques d’individualité, (ces dernières constituant, pour Lucien Sève, le cadre de l’activité des individus singuliers), ou de modes historiques d’individualité sociale (ce qui désignait, pour Antoine Casanova, des façons historiquement et socialement différenciées d’être et de se percevoir comme individu). La présentation des thèses soutenues dans cette discussion a donné lieu à un article auquel on se permet de renvoyer [iii]. Mais il serait utile de voir quelles ont été les suites. S’opposaient des pensées fortement structurées et chacun est resté sur ses rails. Pour autant, personne ne tenait-il compte des autres ? Ici, une analyse serrée des textes et des enregistrements sonores serait nécessaire. De ce que Paul Boccara défendait ses conceptions avec ardeur, on ne conclura pas hâtivement qu’il ait été sourd aux idées qui lui étaient opposées.

 Si l’on veut partir de l’anthroponomie pour mettre en avant l’actualité de la pensée de Paul Boccara, il faut du moins faire le lien avec les autres axes majeurs de recherche de celui-ci et non l’en isoler, comme parfois peut en exister la tentation. On insistera sur trois d’entre eux.

1. – La visée de Paul Boccara avec l’anthroponomie ne se comprend pas en dehors de ses élaborations théoriques sur la révolution informationnelle et les exigences de développement des capacités et des pouvoirs de tous les individus humains dont celle-ci est porteuse. L’expression « révolution informationnelle » apparaît chez lui au début des années quatre-vingts. Dans La Pensée, en 1983 encore, il parle de « révolution de ‘‘l’automation’’ »[iv]. Par contre, l’article suivant s’intitule, en un temps où il est beaucoup question de « révolution de l’intelligence », « Quelques indications sur la révolution informationnelle »[v]. Mais les premiers jalons de la problématique sont bien antérieurs. Paul Boccara les situe en 1961 et ils ont donné lieu en 1964 à un exposé au Centre d’études et de recherches marxistes suivi d’un article pionnier dans La Pensée[vi].

2.- La question de la régulation, en lien avec sa critique constante du structuralisme, a un rapport direct avec les préoccupations d’où est née l’anthroponomie. Dans sa postface, rédigée en 1976, de Sur la mise en mouvement du Capital…, Paul Boccara écrit que « dès 1971, la question de la régulation sociale d’ensemble est posée, en considérant, notamment, le problème du temps social de toutes les activités humaines dans une société donnée »[vii]. Comprendre les processus de régulation est nécessaire pour expliquer les cycles de différentes durées, ainsi que leur imbrication, et parvenir à une vision systémique d’ensemble. Paul Boccara s’est en particulier intéressé aux cycles longs, de cinq à six décennies environ, découverts par Kondratieff. Quand il en propose une explication globale, comme celle que l’on trouvera dans son livre d’une grande richesse Théories sur les crises, la suraccumulation et la dévalorisation du capital, il fait intervenir notamment, en relation avec les « conditions technico-économiques de la croissance capitaliste », la fécondité, la natalité, la maternité, leur temporalité et leurs effets immédiats ou différés sur le rapport entre population active et population totale[viii]. Le domaine proprement anthroponomique de ce qu’il appelle la « regénération » des êtres humains est ici pleinement intégré dans son hypothèse explicative.

3.- Grande fut aussi la place de sa réflexion sur la réalité des pays se réclamant du socialisme, sensiblement avant l’effondrement de ces régimes. L’atteste ce qu’il écrit en 1976, et publié en 1978, sur la « maturité nouvelle des problèmes liée notamment aux difficultés profondes des expériences révolutionnaires, montrant le rôle crucial des instances anthroponomiques, « en interaction intime avec les instances économiques, la base économique de la société » et sur le fait que « la non élucidation des aliénations spécifiques et de leur rôle, au niveau anthroponomique, en interaction avec celles du niveau économique, peut contribuer à reproduire ces aliénations et aussi à renforcer certains caractères conservateurs voire régressifs des transformations économiques elles-mêmes »[ix].

 Des premiers aux derniers écrits de Paul Boccara sur l’anthroponomie, la continuité de visée est ponctuée par des évolutions. Par exemple, la thèse des quatre « moments » du cycle de la regénération de la vie humaine en allant de la naissance à la mort (successivement parental, du travail, politique et informationnel) n’apparaît-elle pas d’emblée. Ainsi, en 1983, Paul Boccara dit-il des « divers domaines non économiques de la vie des sociétés humaines » qu’il « s’agit, tout particulièrement, des formes et relations parentales, politiques, psychiques et culturelles »[x] ; puis, après avoir traité des mouvements de longue durée que sont les « trends » séculaires ou pluri-séculaires, il évoque les « crises de la la famille, de l’État, de la culture et du psychisme », ayant ici incontestablement en vue l’anthroponomie, ce que montrent les textes auxquels il renvoie en note[xi]. Mais, en 1995, il écrit : « De même que, depuis les économistes classiques et Marx, on distingue dans la reproduction économique les quatre moments de la production, de la circulation, de la répartition et de la consommation, je distingue, pour la regénération anthroponomique, les quatre moments du parental, du travail, du politique et de l’informationnel », une note ayant préalablement caractérisé l’informationnel comme le « dernier moment rebouclant la boucle de la regénération (en conservant l’information humaine par-delà la mort). »[xii] Les développements conséquents sur ces « moments » dans les Neuf leçons sur l’anthroponomie systémique donnent des matériaux pour une discussion, éventuellement contradictoire, tant sur la démarche d’ensemble que sur ses déclinaisons dans différents domaines[xiii].

 La politique était toujours présente dans les batailles que Paul Boccara engageait, sur l’anthroponomie, comme sur les autres terrains. Par exemple, lorsque, fort de l’expérience des gouvernements de gauche à direction socialiste et à participation communiste issus des élections de 1981, il promeut l’idée de nouveaux critères de gestion, des entreprises notamment[xiv]. Il s’agit alors de répondre, à la fin du vingtième siècle, dans un pays capitaliste développé, à cette réalité, nullement nouvelle, que le changement révolutionnaire ne pouvant être un acte unique, instantané, la coexistence avec l’adversaire dans la durée s’imposera à lui. D’où, pour la viabilité du processus, en vue d’une mixité conflictuelle, évolutive et victorieuse, le besoin de disposer de critères de gestion nouveaux simultanément cohérents entre eux et compatibles avec ceux encore bien présents de la recherche du profit, afin d’aider à en combattre l’emprise, à la faire reculer et, finalement, à l’éradiquer.

 Paul Boccara s’est plus d’une fois rectifié, surtout sur les sujets dont il avait une connaissance intime et continue : la progression de la productivité du travail total plutôt que le développement historique des forces productives, la regénération des êtres humains plutôt que la production des hommes. Il pouvait ensuite être mordant à l’encontre de ceux qui répétaient des formulations datant d’un stade de sa pensée que lui-même avait dépassé. Sa vision systémique était englobante, ce qui l’a amené sur des terrains qu’il ne connaissait pas toujours bien. Lui qui en était venu à reprocher à Marx d’avoir été injuste envers Malthus, est passé à côté de l’apport d’Henri Wallon sur l’émergence de la conscience de soi chez le petit d’homme, apport qu’il évacue en quelques mots quand il écrit que l’identification « ne se réduit pas à l’émotion, sur laquelle a travaillé Wallon »[xv].

 Il a eu, jusqu’à la limite de ses forces, la volonté passionnée de construire une œuvre utile aux autres. Volonté qui a pu l’amener à outrepasser ce qui était humainement à sa portée. Il n’a cependant pas ignoré qu’il pouvait y avoir du provisoire dans ce qu’il avançait. D’où ces mots écrits à la fin de ses Neuf leçons sur l’anthroponomie systémique : « (…) ce que je fais est follement prétentieux, et pourtant, même si on le fait mal, il faut le faire. C’est en le faisant mal qu’on le fera mieux un jour. »[xvi]

 Aussi, le premier critique de Paul Boccara fut-il Paul Boccara. Et pas le moins fécond.


[i]               Cf. Maurice Godelier, « Les structures de la méthode du Capital de Karl Marx », Économie et politique, n° 70, mai 1960, p. 35-52 ; idem,« Les structures de la méthode du Capital de Karl Marx (II) »,  n° 71, juin 1960, p. 15-36 ; Paul Boccara, « Quelques hypothèses sur le développement du Capital, 1ère partie. Problèmes de contenu du Capital » n° 79, fév. 1961, p. 2-26 ; idem, « Quelques hypothèses sur le développement du Capital, 2e partie. Quelques questions économiques du matérialisme historique » n° 80, mars 1961, p. 34-48 ; Maurice Godelier, « Quelques aspects de la méthode du Capital », même numéro, p. 49-63, avec une « Note sur l’article de M. Boccara », p. 61-63 ; Paul Boccara, « Quelques hypothèses sur le développement du Capital (suite). Quelques questions économiques du matérialisme historique », n° 81, avril 1961, p. 39-60 et n° 82, mai 1961, p. 21-42. Le versant Boccara de ce débat dans Paul Boccara, Sur la mise en mouvement du Capital. Premiers essais, Éditions sociales, 1978, p. 14-15 et 19-71.

[ii]              Cf. Louis Althusser, Étienne Balibar, Pierre Macherey, Roger Establet, Jacques Rancière, Lire le Capital et Louis Althusser, Pour Marx, tous deux aux Éditions François Maspero, Paris, 1965.

[iii]             Cf. Claude Gindin, « Société en mouvement, questions ouvertes », La Pensée, n° 235, sept.-oct. 1983, p. 3-18.

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[iv]             Paul Boccara, « Réversibilité et irréversibilité à travers les cycles longs. Mutations technologiques et originalité de la crise de structure actuelle », La Pensée, n° 234, juil.-août 1983, p. 24.

[v]              La Pensée, n° 241, sept.-oct. 1984, p. 27-37, où il renvoie (note 2) à son article « Cycles longs, mutations technologiques et originalité de la crise structurelle actuelle », Issues, n° 16, 2e-3e trimestres 1983 pour l’introduction des termes « révolution informationnelle ». 

[vi]             Son témoignage dans Sur la mise en mouvement du Capital…, op. cit., p. 15 ; cf. Paul Boccara, « Sur la révolution industrielle et ses prolongements jusqu’à l’automation », La Pensée, n° 115, mai-juin 1964, p. 12-27, repris dans Sur la mise en mouvement du Capital…, op. cit p. 265-290 et 314-316.

[vii]            Op. cit., p. 327 où il renvoie à ses Études sur le capitalisme monopoliste d’État, sa crise et son issue, Éditions sociales, 1ère  éd. 1973.

[viii]           Cf. Paul Boccara, Théories sur les crises, la suraccumulation et la dévalorisation du capital. Sur les fondements des crises du capitalisme, leur nécessité systémique, leurs issues, les transformations et la mise en cause du système, Paris, Éditions Delga, volume I, Analyses fondamentales et des bases des crises cycliques de moyenne période, 2013, et volume II, Crises systémiques et cycles longs. Transformations du capitalisme jusqu’aux défis de sa crise radicale, 2015. Citation : volume II , p. 247.

[ix]             Postface à Sur la mise en mouvement du Capital…, op. cit., respectivementp. 328-329 et 329. 

[x]              « Marx et marxisme, économie et anthroponomie : quelques enjeux », La Pensée, n° 232, mars-avril 1983, p. 68.

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[xi]             « Réversibilité et irréversibilité à travers les cycles longs. Mutations technologiques et originalité de la crise de structure actuelle », La Pensée, n° 234, juil.-août 1983, p. 31.

[xii]            « En deçà ou au-delà de Marx ? Pour des systémiques ouvertes en économie et en anthroponomie », La Pensée, n° 303, juil.-août-sept. 1995, p. 34 et p. 24 pour la note.

[xiii]           Cf. Paul Boccara, Neuf leçons sur l’anthroponomie systémique, Éditions Delga, 2017.

[xiv]           Cf. Paul Boccara, Intervenir dans les gestions avec de nouveaux critères, Messidor/Éditions sociales, 1985.

[xv]            Paul Boccara, Neuf leçons sur l’anthroponomie systémique, op. cit., p. 208 où il se réfère à Henri Wallon, L’évolution psychologique de l’enfant, 1941, réédition 2002.

[xvi] Ibidem, p. 212. 3