Paul Devin
Non seulement, le « pacte enseignant» mis en œuvre par le gouvernement s’avère incapable d’une revalorisation réelle – le refus syndical unanime en témoigne – mais il est l’instrument d’une évolution néolibérale de l’école qui contribuera à une péjoration des conditions de travail enseignant et à une dégradation de la qualité de l’enseignement.
Loin de la revalorisation inconditionnelle de 10 % promise, la réforme de la rémunération des enseignants prévue pour cette rentrée 2023 va alourdir le temps de travail des enseignants. Les enseignants pourront gagner plus « s’ils font un effort » pour reprendre les termes du président. S’ils acceptent le « pacte », les enseignants devront effectuer obligatoirement 18 heures de remplacements de courte durée de collègues absents (quelles que soient les matières de ces enseignants, et également dans les établissements de proximité pour les professeurs des écoles notamment qui iront en collège) pour gagner 1 250 euros supplémentaires par an. S’ajoutent à cela des rémunérations pour des projets, du tutorat, des missions particulières, de l’accompagnement à l’insertion professionnelle dans les lycée professionnels (l’ensemble de ces missions étant déjà effectués par de nombreux enseignants aujourd’hui) pouvant aller jusqu’à 2 500 euros supplémentaire pour un total de 3 750 euros maximum. Il ne s’agit ainsi pas d’une revalorisation de salaire mais bien d’une augmentation du temps de travail qui s’appliquerait très différemment dans le premier degré et le second degré, augmentant les inégalités entre les enseignants.
Les chiffres sont clairs. Au long des quatre dernières décennies, les enseignantes et les enseignants français ont perdu plus de 20 % de leur pouvoir d’achat[1] et cela, malgré la création de nouvelles indemnités ou de nouveaux grades dans les échelles indiciaires[2]. La comparaison avec les autres salaires français est tout aussi éloquente. En 1981, un professeur débutant percevait un salaire équivalent à plus d’un double SMIC alors qu’aujourd’hui, il ne dépasse plus que légèrement le SMIC[3]. Et sur le plan des comparaisons internationales, les enseignantes et les enseignants français sont moins bien payés que leurs collègues des autres pays de l’OCDE[4].
Le constat d’une dégradation est donc clairement mesurable et le retour à une inflation plus élevée en amplifie les conséquences.
La réalité des salaires enseignants …
Cette évidence de l’affaiblissement du pouvoir d’achat des enseignants fut longtemps niée. La décennie 1990 avait donné lieu à plusieurs revalorisations qui fondaient l’image d’une situation favorisée. Le discours dominant certifiait la stabilité du pouvoir d’achat des enseignants, permettant d’accréditer l’idée que le déclassement qu’ils ressentaient et qui motivait leurs revendications syndicales ne résultait pas d’une réalité salariale mais d’une insuffisante considération sociale et d’une difficulté croissante de l’exercice professionnel. La presse y faisait écho en affirmant que « la plupart des Français restent imprégnés de l’idée que les profs sont mal payés, ce qui ne correspond plus vraiment à la réalité[5]». Dans un tel contexte, l’affirmation d’une doxa d’austérité qui décrétait l’impossibilité budgétaire d’une augmentation salariale des enseignants pouvait passer pour un choix de raison.
En réalité, leur pouvoir d’achat ne cessait de chuter depuis 1982[6].
… et la logique néolibérale qu’elle permet.
Cette volonté d’économie budgétaire n’impacte pas seulement le salaire enseignant, elle permet d’engager des évolutions qui visent une transformation profonde du système. Le pacte mis en œuvre par Emmanuel Macron s’inscrit dans le dessein néolibéral d’une école qui « cherche moins à transmettre une culture et des savoirs […] qu’à fabriquer des individus aptes à s’incorporer dans la machine économique[7]». Pour y parvenir, les mesures concrètes, celles liées aux obligations horaires ou à la définition des missions, se mêlent à des volontés d’acculturation à de nouvelles conceptions de l’activité enseignante. Au-delà des leurres de revalorisation, le Pacte est un instrument de cette volonté parfois difficile à percevoir parce qu’elle constitue une stratégie incrémentale de réformes fragmentaires qui dissimulent leurs véritables finalités, celles d’un asservissement des missions enseignantes à la construction d’un modèle social et économique dominé par les lois du marché.
Le temps de travail enseignant
À l’encontre d’un discours commun qui évoque souvent un faible temps hebdomadaire de travail et de longues vacances, les enseignants outrepassent largement leurs obligations horaires de service pour atteindre plus d’une quarantaine d’heures de travail par semaine. Car si le temps de service hebdomadaire des enseignants est précisément défini par la réglementation, s’y ajoute un temps de travail supplémentaire indispensable à l’ensemble des activités nécessaires à la préparation des cours et au bon déroulement la vie scolaire. Les enquêtes et rapports convergent sur ce point[8] pour constater un temps d’activité réel outrepassant largement les obligations, d’autant que la multiplication de demandes nouvelles ne cesse d’accroître les tâches prescrites.
Pourtant, depuis les dernières décennies du XXe siècle, les rapports ne manquent pas qui préconisent une flexibilisation du temps de service nécessitant son augmentation et son annualisation. Ils prétendent qu’elle permettrait une meilleure adaptation pour répondre aux demandes, d’autant qu’une telle nécessité ne cesse de s’accroître par une disjonction toujours plus forte entre les demandes et les moyens accordés pour les satisfaire.
Du côté des enseignants, la situation est pourtant critique. Les études montrent une forte exposition aux risques psychosociaux[9] et les divers « baromètres » témoignent d’un sentiment croissant d’épuisement où se mêlent les conséquences des nouvelles stratégies managériales et les doutes sur le sens des prescriptions[10]. Dans un tel contexte, dont les conséquences sont évidentes sur la crise de recrutement et l’augmentation des démissions, comment pourrait-on imaginer produire une amélioration qualitative du service public d’éducation par le conditionnement de l’augmentation salariale à une augmentation du temps de travail ?
Du côté des élèves, la gestion locale du temps de travail des enseignants est posée, a priori, comme un facteur de progrès pour leur réussite. On suppose que, disposant d’une liberté de gestion des horaires enseignants, les cadres sauront en tirer les meilleures organisations locales. Mais il en résultera d’abord un accroissement des pouvoirs hiérarchiques avec toutes ses conséquences conflictuelles liées à la mise en concurrence des personnels et à l’imposition de pratiques incapables de produire les progrès dont leurs prescripteurs sont pourtant convaincus.
C’est sur les apprentissages scolaires eux-mêmes que pèse aussi la crainte que ces évolutions réduisent le temps que l’enseignant consacre aujourd’hui, hors de son service, à la préparation de ses cours, qu’il s’agisse de faire progresser sa connaissance des contenus enseignés ou de construire les situations didactiques qu’il propose à ses élèves. Et cela d’autant que les intentions de flexibilisation n’écartent pas la réduction du temps d’enseignement : elles vont jusqu’à affirmer que la réduction des heures de cours des élèves peut se faire « sans inconvénient, voire avec profit pour le développement de leur autonomie[11] ».
On peut s’interroger avec inquiétude sur l’effet de telles évolutions sur la qualité de l’enseignement.
La transformation des missions
La flexibilisation des horaires vise la flexibilisation des missions, c’est-à-dire la possibilité de demander aux enseignants de changer d’activité pour répondre aux besoins.
Le cadre d’un service hebdomadaire, essentiellement affecté aux cours destinés aux élèves en classe, centre le travail des professeurs sur l’enseignement. De ce fait, il limite la possibilité de recourir aux enseignants pour effectuer d’autres tâches. Or dans un cadre plus souple, la pression des besoins réduira cette centration. La carence des moyens humains dans les missions non enseignantes, notamment celles des psychologues, des médecins, des infirmières, des assistantes sociales ou des personnels administratifs, conduira à solliciter les enseignants pour compenser ces manques. Ce risque sera renforcé par une demande sociale vis-à-vis de l’école qui ne cesse de vouloir lui assigner un ensemble croissant de responsabilités : l’insuffisance des moyens spécifiquement destinés à y répondre conduira à puiser dans le vivier enseignant. Les stratégies ministérielles de communication ne cessant de produire les priorités immédiates et successives d’actions ponctuelles et de dispositifs, c’est le cœur même du métier, la transmission des savoirs, qui est menacé.
Une telle évolution éloignera l’école des enjeux majeurs de la démocratisation des savoirs et de la lutte contre les inégalités d’apprentissage.
La déprofessionnalisation du métier
Pour répondre aux risques de baisse qualitative de l’enseignement des savoirs produit par la multiplication des missions, le discours néolibéral cherche à acculturer les enseignants à une autre manière de concevoir leur métier. La fragilisation de la qualité des enseignements serait compensée par la modélisation des situations d’apprentissage. Il ne s’agirait plus tant d’être capable de concevoir des situations didactiques et de les ajuster à la réalité des difficultés rencontrées par les élèves que d’appliquer des procédures. L’évolution des ressources institutionnelles produites pour aider les enseignants en est particulièrement révélatrice : ce ne sont plus des documents d’accompagnement mais des manuels prescriptifs. S’y ajoutent les fantasmes d’une intelligence artificielle capable d’enseigner.
La standardisation modélisante des pratiques permet, en outre, de justifier la réduction de la formation et l’illusion de ses résultats est entretenue par des évaluations officielles centrées sur des compétences limitées et par la réduction de l’ambition de démocratisation des savoirs à la maîtrise de « fondamentaux ».
De telles évolutions sont loin d’avoir fait la preuve de leur capacité à améliorer le service public d’enseignement. Elles ne cessent de nous promettre une meilleure réussite des élèves alors que les grandes enquêtes internationales nous livrent le constat d’inégalités croissantes.
La gestion « personnalisée » des ressources humaines
Le principe d’une gestion fondée sur des critères à finalité égalitaire est mis en cause pour lui opposer le modèle d’une gestion souple et déconcentrée, censée produire « estime et considération[12] ». On peut douter de cet effet, la plupart des assouplissements mis en œuvre provoquant surtout un sentiment d’injustice. Mais la finalité essentielle est celle d’une volonté d’accroître le pouvoir hiérarchique pour prendre la main sur le travail enseignant. Plusieurs stratégies sont déjà à l’œuvre. Par exemple, le renoncement progressif au principe d’une mobilité basée sur l’ancienneté permet à l’administration de profiler des postes pour des nominations à son gré. Les effets de ces procédures, malgré leurs prétentions d’ajustement des compétences aux missions, n’ont guère montré d’effets qualitatifs.
Il en va ainsi, aussi, de la prise en compte du mérite. À propos du Pacte, Emmanuel Macron a déclaré « assumer ce choix d’un investissement un peu différencié pour ceux qui font des efforts supplémentaires et systématiques[13] ». Pourtant, aucune recherche n’a réussi à faire la preuve que cette différenciation au mérite était capable d’améliorer le travail effectué[14]. Par contre, l’espoir, souvent vain, d’une accélération de promotion ou d’une affectation davantage conforme à ses désirs, rend l’enseignant plus enclin à la conformité institutionnelle et à l’obéissance hiérarchique.
Les leurres de la technocratie
La lecture des rapports officiels témoigne souvent des illusions de la gouvernance technocratique. On y développe des logiques dont on assure qu’elles porteront les transformations qu’on leur assigne alors qu’elles sont loin d’en faire la preuve effective.
Les mesures du Pacte destinées au remplacement en sont un exemple. Au-delà des promesses énoncées par le président de la République, il est évident que le remplacement des enseignants absents par leurs propres collègues ne résoudra pas le problème. Il n’est pas nouveau de vouloir considérer les remplaçants comme un « gisement d’emploi » qu’on libérerait par le transfert de leurs missions sur l’ensemble des enseignants. La promesse de régler la question du remplacement par un temps de travail enseignant accru et payé par des heures supplémentaires, a déjà été faite, sans aucun succès. La tentative du ministre de Robien en 2005 s’est avérée impuissante. Elle fut reprise par Nicolas Sarkozy en 2007 avant que les ministres Xavier Darcos et Luc Chatel n’en découvrent les impossibilités et finissent par y renoncer.
Au-delà de son incapacité opératoire, le système envisagé pose la question des spécialités disciplinaires parce que le frein organisationnel majeur sera de pouvoir disposer d’un remplaçant dans la discipline concernée. Là encore, par le biais d’une stratégie de gestion de moyens, est tentée une transformation de la culture professionnelle qui cherche à relativiser la spécialisation disciplinaire. Déjà en 1998, un rapport le suggérait : « le remplacement, dans le second degré, peut donner lieu à des enseignements dans des disciplines autres que celles du professeur absent[15] ».
Une prise de conscience ?
Le discours sur le salaire enseignant semble s’être récemment modifié. Un rapport sénatorial assure que « la rémunération enseignante est le premier enjeu d’attractivité du métier[16] » et la faiblesse des rémunérations françaises par rapport à celles des pays voisins est affirmée avec vigueur par la commission des Finances du Sénat[17]. Le fait semble devenu évident. La presse, dans son ensemble, constate désormais une perte de pouvoir d’achat des enseignants et en fait le modèle explicatif courant de la crise majeure du recrutement dont on commence à percevoir la gravité des risques pour l’avenir.
Les conditions étaient donc réunies, dans l’opinion publique, pour que le gouvernement fasse, au nom d’une nécessité absolue, exception à ses principes budgétaires. La crise majeure du déficit d’attractivité des professions enseignantes était l’occasion d’un investissement indispensable.
Manifestement, ce ne sera pas le cas. Les néolibéraux devront en assumer les gravissimes conséquences sur l’avenir d’un service public d’éducation privé des moyens qui lui seraient nécessaires pour rendre effective la promesse républicaine d’égalité.
[1] Btissam BOUZIDI, Touria JAAIDANE, Robert GARY-BOBO, Le traitement des enseignants français, 1960-2004 : la voie de la démoralisation ? Revue d’économie politique, vol. 117, 200 7, pp. 323-363.
[2] Kevin HÉDÉ, Dix points sur les salaires enseignants, Le Grand Continent, 14 juin 2022
[3] Lucas CHANCEL, La chute du salaire des enseignants (1980-2023), avril 2023, https://lucaschancel.com
[4] OCDE, Education at a glance 2022, D3.1
[5] L’Express, 25 octobre 2001
[6] Bruno SUCHAUT, Une simulation de l’évolution des salaires des enseignants de l’école primaire : du monde de Martine au monde de Sophie, HAL, février 2013
[7] Pierre CLÉMENT, Guy DREUX, Christian LAVAL, Francis VERGNE, La nouvelle école capitaliste. 2011,
[8] Par exemple : Solène HILARY, Alexandra LOUVET, Enseignants de collège et lycée publics en 2013 : panorama d’un métier exercé, INSEE, France, portrait social, 2014, pp.34-35
[9] Sylvaine JÉGO, Clément GUILLO, Les enseignants face aux risques psychosociaux, Éducation & formations, 92, décembre 2016.
[10] Françoise LANTHEAUME, Christophe HÉLOU, La souffrance des enseignants, une sociologie pragmatique du travail enseignant, 2008
[11] Claude Pair, Rénovation du service public de l’Éducation nationale, responsabilité et démocratie, février 1998, p.31
[12] Max BRISSON, Françoise LABORDE, Métier d’enseignant : un cadre rénové pour renouer avec l’attractivité, Rapport d’information du Sénat n° 690, 2018
[13] Alternatives économiques, 26 juin 2023
[14] Paul DEVIN, Rémunérer les enseignants au mérite ? AOC, 6 décembre 2019
[15] Daniel BLOCH, Pas de classes sans enseignant, juin 1998, p.76
[16] Max BRISSON, Françoise LABORDE, Métier d’enseignant : un cadre rénové pour renouer avec l’attractivité, Rapport d’information du Sénat n° 690, 2018
[17] Rapport d’information n°649, enregistré le 8 juin 2022