Éditorial
Face à une crise profonde de civilisation, la révolution copernicienne du projet communiste

Évelyne Ternant
économiste, membre du comité exécutif national du PCF

« On est dans une situation inquiétante, sombre, ce que j’appelle le chaos… Le chaos, c’est quand un système sort d’un état d’équilibre et devient instable et que les chocs s’auto-amplifient… Mais je suis convaincu qu’on peut y trouver la lumière… Le capitalisme est un système à bout de souffle… Il a conduit à un arrêt de la croissance, une explosion des inégalités, un repli sur soi et une perte de sens collectif ». Le constat est dressé par Mathieu Pigasse[1], directeur général délégué de la banque Lazard en France et vice-président de Lazard en Europe. Si la lumière n’est probablement pas à attendre des banquiers, l’intérêt du propos est de révéler le désarroi des classes dirigeantes face à une crise systémique mondiale hors de contrôle qui fait des ravages dans les sociétés humaines et menace l’existence même de la vie sur la planète. Le « chaos » se rapproche d’autant plus que les politiques menées ne font qu’aiguiser les contradictions et aggraver la situation.

              L’investissement contre l’emploi ? La « flexibilisation » forcenée du marché du travail ? Résultat : des pénuries de main-d’œuvre, un manque de formation, la crise du sens dans le travail, une baisse de productivité globale, autrement dit : un énorme gâchis humain et une inefficacité économique croissante. Le « burn out -bore out » des ingénieurs du site de Renault Lardy décrit dans ce numéro en donne la mesure.

              Les politiques monétaires de lutte contre l’inflation par la hausse des taux d’intérêt ? Résultat : un étranglement de la demande provoqué par le rationnement du crédit aux ménages et aux PME /TPE ; une crise à venir des finances publiques, toutes collectivités confondues, dont les budgets vont être dévorés par les charges d’intérêt versées au monde de la finance. L’analyse du budget 2024 de l’État français annonce le cercle vicieux d’une politique d’austérité sans précédent sur les services publics et la protection sociale, qui atrophie la croissance saine, pour financer une dette financière parasitaire et des aides publiques aux entreprises qui confortent les logiques prédatrices du capital au lieu de les combattre.

              L’aiguisement des tensions internationales entre un Occident sous tutelle américaine et un Sud global cherchant les voies de l’émancipation ? Résultat : la conjugaison explosive d’une guerre économique et de guerres militaires où nombre de pays rentrent dans une économie de guerre, qui détournent les ressources indispensables pour relever les défis actuels, et le risque pour l’humanité d’une nouvelle guerre mondiale.

              La profondeur de la crise systémique actuelle donne aux débats sur la « paupérisation » qui ont animé les années 1960-1970 un caractère surréaliste. Avec l’élévation générale du niveau de vie de cette période d’essor du capitalisme monopoliste d’État social -au prix, faut-il le rappeler, d’un taux élevé d’exploitation de la force de travail -, on discutait de la substitution du concept de « paupérisation relative » à celui de « paupérisation absolue », reconnaissant la progression du niveau de vie de la classe ouvrière, mais à un rythme moindre que celui d’autres catégories sociales. Des débats d’un autre temps, car c’est aujourd’hui la notion « d’appauvrissement de la société » qui est explorée dans ce numéro d’Economie et Politique, sous diverses dimensions. Bien sûr, il y a la violence sociale de l’inflation et de son attaque frontale sur le pouvoir d’achat. Mais « l’appauvrissement de la société » va bien au-delà des aspects purement économiques et monétaires. Il se répand à travers l’effondrement des services publics et ce qu’il fait perdre en qualité de vie individuelle et collective, en solidarité effective, en projet partagé de société. Le déclin des « mises en commun » est accompagné d’une idéologie de promotion du chacun pour soi et de l’individualisme, qui parvient à fracturer la société, malgré la bonne résistance populaire à ces évolutions délétères en France. L’« appauvrissement de la société », ce sont aussi les dimensions multiples de la précarité : psychiques, psychologiques, culturelles. C’est l’impossibilité pour la jeunesse de se projeter sur son avenir et l’effacement d’un imaginaire social de progrès. Il y a enfin la réalité du déclassement de catégories sociales qui avaient jusque-là tenu à peu près la tête hors de l’eau et le sentiment du déclassement national qui donnent prise aux thèses nationalistes et xénophobes.

Il ne suffit plus de colmater quelques brèches pour rendre la répartition des revenus moins arrogante ou limiter l’évasion fiscale

              C’est bien d’une crise de civilisation qu’il s’agit, à laquelle on ne peut répondre que par un projet de transformation profonde, dans lequel on ne se contente pas de colmater quelques brèches pour rendre la répartition des revenus moins arrogante ou limiter l’évasion fiscale, mais où on se donne pour objectif de tirer les modes de production et de consommation hors des rapports capitalistes.

              La radicalité se juge aux propositions politiques et aux actes, et non à la véhémence du diagnostic. Il en est de Mathieu Pigasse comme d’une partie de la gauche : non seulement leurs solutions ne sont pas à la mesure des enjeux, mais elles peuvent même alimenter le système et ses effets pervers. Si on peut saluer le fait que le vice-président de Lazard Europe, bien au courant des milliers de milliards d’euros créés par la BCE et mal utilisés, propose de mobiliser cette création monétaire plutôt que l’impôt pour faire face aux besoins de financement, la destination de cet argent pose de sérieux problèmes : il est fléché sur de grands programmes d’investissements « verts » et la distribution d’un revenu minimum. Autrement dit, il revient à financer le capital en lui laissant la main sur les décisions d’emplois, avec la mise en place du revenu d’existence pour les laissés pour compte, ce qui dédouane les entreprises de toute responsabilité sociale et conforte les logiques prédatrices du capital contre l’emploi. En complément de ce programme d’accompagnement du capital industriel, Mathieu Pigasse propose la « pénalisation de la rente au détriment des salariés» en taxant la « fortune immobile», ce qui valorise en creux la fortune hyper-mobile, par exemple celle qui se déplace à la vitesse de la nanoseconde sur les marchés financiers. Soutien au capital financier !

La révolution copernicienne opérée par le projet communiste est d’inverser les priorités entre dépenses humaines et dépenses en capital matériel ou financier, en faisant de l’emploi, la formation et la conquête de souveraineté des salariés et citoyens sur l’entreprise la condition sine qua non de la transformation sociale et écologique. A l’opposé de la pensée économique dominante qui considère le travail comme un « facteur de production », nous savons que « l’emploi ne se laisse pas définir comme un volume quasi-physique de main-d’œuvre. Il emporte toute la dimension culturelle, psychique, politique de la vie des êtres humains au travail ; cela peut être important dans la mutation que le corps social devra s’approprier pour faire face à l’urgence écologique. [2] »

Créer les conditions du déploiement de cette richesse humaine est notre obsession, et tout naturellement le fil conducteur qui traverse et relie les articles de ce numéro :

– les services publics, piliers d’une société s’extirpant de la marchandisation, où la conception du fonctionnaire serviteur devra s’effacer derrière celle de fonctionnaire citoyen, où les usagers seront partie prenante des processus de décision, où des fonds de développement économique, social et écologique apporteront des financements massifs sur création monétaire à tous les échelons : local, national et européen.

– l’ambition, avec la sécurité d’emploi ou de formation (SEF), d’une nouvelle civilisation, émancipée du marché du travail qui non seulement maltraite les vies par le chômage, la précarité et la subordination à l’employeur, mais ne pourvoit même plus aux offres d’emplois : une société où chacune et chacun aura la liberté de choisir son parcours de vie et déployer pleinement ses potentialités ;

– une approche de la transformation écologique qui, à l’opposé des conceptions qui prétendent apporter de solutions par le marché ou par les corrections étatiques du marché telles que les taxes ou les marchés de quotas, place l’entreprise et a gestion au centre du processus.

Il n’y a pas de raccourci possible sur l’alternative à gauche : elle entrera en confrontation avec le capital, sa logique et ses pouvoirs, elle substituera la coopération à la concurrence ou elle n’adviendra pas. La campagne des élections européennes est un moment important pour construire un nouveau rapport de forces social et politique sur les enjeux de transformation en France, en Europe et dans le monde.


[1] https://www.radiofrance.fr/franceinter/podcasts/l-invite-de-8h20-le-grand-entretien/l-invite-de-8h20-le-grand-entretien-du-jeudi-19-octobre-2023-4493254

[2] Denis Durand, note de lecture : The Shift Project, L’emploi, moteur de la transformation bas carbone,

1 Comment

  1. « Il n’y a pas de raccourci possible sur l’alternative à gauche : elle entrera en confrontation avec le capital, sa logique et ses pouvoirs, elle substituera la coopération à la concurrence ou elle n’adviendra pas »
    Mais enfin camarade ce n’est pas une perpective! Il faut sortir de cette prison conceptuelle de l’Union de la Gauche. Depuis quand la social-démocratie  » c’est à dire la gauche » s’attaque-t-elle au capitalisme? Le PS ne s’est jamais attaqué au capitalisme c’est sa nature, quant aux khmers verts n’en parlons pas leur idéologie est celle de la décroissance.
    La « gauche » les français en ont assez soupé jusqu »à la nausée! Le PCF doit impérativement changer de stratégie!
    Gilles Mercier

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