La politique industrielle de l’Union Européenne : rupture ou continuité ?

Évelyne Ternant
économiste, membre du comité exécutif national du PCF

Sous les chocs cumulés de la pandémie, de la guerre économique entre les États-Unis et la Chine et de la guerre militaire en Ukraine, les dirigeants européens ont été mis devant le fait accompli d’une dépendance extérieure inquiétante sur des intrants qui constituent la base des processus industriels : principes actifs pour l’industrie pharmaceutique, semi-conducteurs, métaux et terres rares, gaz russe, etc… Les comparaisons avec la Chine sur les filières de transition écologique industrielle sont sans appel, qu’il s’agisse des biens d’équipement énergétiques ou de la transition numérique : l’Europe assure moins de 10 % de la production mondiale de semi-conducteurs, et 90 % des producteurs des puces les plus avancées sont asiatiques.

Le plan Biden Inflation Reduction Act (IRA) décidé en janvier 2023, qui prévoit de subventionner massivement « l’industrie verte », en faisant fonctionner à fond le privilège monétaire du dollar, a donné l’alerte supplémentaire : cette aide publique associée d’une part aux sanctions contre la Chine imposées à l’ensemble du monde au nom des principes impérialistes d’extra-territorialité, d’autre part à une énergie polluante mais bon marché – pétrole et gaz de schiste – est un aimant puissant pour attirer les capitaux du monde entier[1] :

Dans un tel contexte, l’évidence d’un risque d’accélération du décrochage industriel européen et de son irréversibilité s’impose. Longtemps effacée par la politique de la concurrence, censée remplir toutes les fonctions et assurer grâce au marché « l’allocation optimale des ressources », la politique industrielle n’est plus un mot tabou des instances dirigeantes de l’Union Européenne. Un coin est en train d’être enfoncé dans leur intégrisme libéral, les programmes de soutien à l’industrie se multiplient et il est affirmé un engagement dans une politique industrielle ambitieuse visant une « autonomie stratégique ».

Ce n’est certes pas la première fois que des annonces fracassantes sont faites : en 2000, la stratégie de Lisbonne était censée faire de l’Union Européenne l’économie numérique la plus avancée de la planète d’ici 2010. Elle devait initier une nouvelle méthode pour rompre « avec la politique du verbe et des déclarations solennelles[2]», avec des engagements des États sur des programmes précis. Elie Cohen, peu suspect d’être euro-critique, constate non seulement que les objectifs fixés n’ont pas été pas atteints mais que « les réussites européennes, telles que Airbus, Ariane, le Global System for Mobile Communications (GSM), ne doivent rien à l’Union et tout aux coopérations entre États autour de champions nationaux[3]. Le programme Nanotechnologies, le projet d’Europe numérique 2015 feront partie également des « échecs répétés de la politique industrielle européenne »[4].

La « nouvelle politique industrielle européenne » peut-elle afficher davantage de réussite avec le maintien de la politique de concurrence, la poursuite du démantèlement des grands services publics, le choix du libre-échange commercial et du laisser-faire les multinationales ? Les seules contraintes qui ont pesé sur les entreprises européennes sont les obstacles dressés contre leurs alliances, au nom de l’abus de position dominante, ce qui les a incitées à se déployer à l’extérieur, par des délocalisations et des alliances extra-européennes.

Comment répondre, par ailleurs, à la problématique des distorsions intra-européennes croissantes entre une Europe du Sud qui se désindustrialise depuis vingt ans et une Europe du Nord et de l’Est qui, autour de la puissance allemande, concentre désormais l’essentiel des activités industrielles ? Sans objectif de territorialisation et de rééquilibrage, la « nouvelle politique industrielle européenne » ne risque-t-elle pas de polariser davantage les activités industrielles sur les mêmes zones géographiques ?

Autant de questions à investir à quelques mois de l’élection européenne, pour mettre dans le débat public les propositions à même de développer des politiques industrielles coopératives et efficaces, tant à l’échelle européenne que nationale.

Le décrochage industriel et la fracture géographique

La baisse de l’industrie dans le PIB européen

La communication européenne fait valoir que l’Union reste globalement une puissance industrielle et se rassure en pointant une certaine stabilité du poids économique de l’industrie, face à la poussée des économies émergentes. Néanmoins, dans l’affrontement concurrentiel mondial sans merci, les positions européennes sont fragiles, et les risques d’une désindustrialisation accélérée sont pointés par des économistes peu suspects d’opposition à ses choix néolibéraux et par le patronat européen, qui s’inquiète… de ses propres intentions de délocaliser[5].

De 2019 à 2021, la part de l’industrie dans le PIB européen est passée de 22,6 % à 19,5 % alors qu’elle progresse aux USA et en Chine – atteignant plus de 39 % pour cette dernière. Même si « l’Union européenne (UE) reste globalement performante en matière industrielle si on en juge par les parts de marché, les brevets, les spécialisations »[6],les risques de décrochage industriel avec les mutations en cours sont sérieux.

La désindustrialisation violente de l’Europe du Sud

À ce risque global européen s’ajoute une situation préoccupante pour l’avenir de la construction européenne : la répartition de plus en plus inégale de l’industrie dans l’espace européen (graphique 1). Les distorsions ne cessent de croître entre les pays du Sud, qui ont subi une désindustrialisation violente, au premier rang desquels figure la France, et ceux qui ont réussi à préserver leurs bases industrielles, telle l’Allemagne, ou qui ont à la fois transformé leur industrie et accru leur valeur ajoutée industrielle, tels les pays de l’ancienne zone d’influence soviétique de l’Est et du Nord européens. Le maintien d’une certaine puissance industrielle à l’échelle globale occulte la gravité de situation de certains pays, proche du non-retour sur leur industrie, dont la France.

Les divergences d’évolution de la production industrielle entre les pays européens depuis le début des années 2000 sont impressionnantes (graphique 2). Il ne s’agit évidemment pas d’un déménagement pur et simple de l’industrie des pays du Sud vers les nouveaux adhérents de l’UE. Cependant, il est évident que la liberté de circulation des capitaux, la création d’une zone monétaire unifiée autour de l’euro, sans accompagnement par une harmonisation sociale et fiscale, ont produit une énorme attraction du capital vers les nouveaux adhérents de l’UE qui disposaient d’une main d’œuvre formée et qualifiée bon marché. D’autant plus que ceux d’entre eux qui sont hors de la zone euro[7] ont arrimé leur monnaie nationale à l’euro pour faire disparaitre les incertitudes des taux de change. Le mécanisme des avantages comparatifs a joué alors sans entraves, et la logique de spécialisation intrinsèque à une zone de libre-échange à monnaie unique s’est déployée sans régulation. Délocalisations et implantations ont dessiné la nouvelle carte industrielle, en particulier dans l’automobile, les produits métallurgiques intermédiaires et les équipements énergétiques, si bien que la dispersion des poids de l’industrie dans le PIB s’étend de 1 à 6 entre le moins industrialisé (Luxembourg) et le plus industrialisé (Irlande).

La France, ex-pays industriel, paye le tribut le plus lourd au phénomène de désindustrialisation, en n’ayant plus que trois pays derrière elle en termes de poids de l’industrie dans le PIB, à savoir : Malte, Chypre et le Luxembourg, soit trois paradis fiscaux. La France se situe désormais au même rang que la Grèce, pourtant mise à genoux par l’austérité qui lui a été imposée (graphique 3) ! La chute industrielle française, qui a perdu un million d’emplois industriels en 20 ans et a divisé par deux le poids de son industrie dans le PIB en 40 ans relève aussi de facteurs nationaux qui méritent une analyse spécifique.

La polarisation industrielle sur le Nord et l’Est de l’Europe est donc une question majeure, car elle induit assez naturellement des positions divergentes des États sur le besoin d’une politique industrielle européenne et l’envie de la financer. Pour construire un consensus entre les États membres et contrer le creusement « naturel » des inégalités opéré par le capital, l’inclusion d’un volet de correction territoriale devient un impératif.

Face au constat d’affaiblissement et aux menaces de décrochage industriel, le discours et les actes européens vont progressivement changer et assumer la nécessité de l’intervention publique, au nom d’une « politique industrielle », en vue de conquérir une certaine « autonomie stratégique » que les marchés n’ont pas apportée. Mais cet aggiornamento va-t-il jusqu’à remettre en cause les fondements néolibéraux de l’UE ?

Graphique 1 – Part du secteur industriel dans le produit intérieur brut des pays en 2022, en %

NB : secteur de la construction incluse

Graphique 2 -Évolution de la production industrielle entre 2005 et 2020 (en volume, en %)

Source : Usine nouvelle

Graphique 3- Poids de l’industrie dans le PIB des pays européens[8]

source : Eurostat, Chiffres clé sur l’Europe, édition 2022

2-Les premières inflexions des politiques européennes (2020-2021)

La mise en doute de l’efficacité de la politique de « concurrence libre et non faussée »

C’est sous le feu des critiques sur son interdiction en 2019 de la fusion Alstom-Siemens que la Commission européenne propose en mars 2020 une « stratégie industrielle » pour soutenir la double transition vers une économie verte et numérique, avec l’objectif d’« autonomie stratégique ouverte de l’Europe ». Les milieux libéraux et patronaux lui reprochent une position rigide sur la concurrence qui bloque la constitution de « champions européens » en mesure d’affronter leurs concurrents. La Commission propose alors les premiers assouplissements aux restrictions des aides d’État en faveur « d’alliances sectorielles » dans des domaines considérés comme stratégiques, comme l’hydrogène décarboné ou les satellites.

La pandémie de Covid-19, en révélant les pénuries de masques, de médicaments ou encore les difficultés à produire les premières doses de vaccins, met en pleine lumière la fragilité des approvisionnements et les dépendances. Elle oblige à une nouvelle révision de principe, puisque le marché, sous le pilotage des choix des multinationales, a visiblement conduit à de graves défaillances. La Commission élabore alors un plan pour « réduire la dépendance européenne dans des domaines stratégiques. Parmi 137 biens classés comme stratégiques, elle en identifie 34 qui ne peuvent pas être remplacés par un équivalent produit dans l’UE, et pour lesquels l’intervention publique est requise. Il s’agit d’organiser des partenariats internationaux qui diversifient les approvisionnements ou d’aider à des alliances industrielles qui renforcent l’autonomie dans des domaines stratégiques[9]. Des alliances entre acteurs de l’innovation technologique de différents pays européens sont désormais autorisées, ainsi que les financements publics dédiés, dans des projets labellisés Projet Important d’Intérêt européen commun (PIIEC) sectoriels, par exemple en micro-électronique ou sur l’hydrogène.

Le plan de relance Next Génération EU

En décembre 2020, en réponse aux effets du confinement et aux ruptures d’approvisionnement, les dirigeants européens s’accordent sur un plan de relance temporaire, inédit par son montant : 806,9 milliards d’euros courants – 750 milliards en euros 2018 – qui représentent 1,66 % du PIB européen de 2019. Baptisé Next Génération UE, il est destiné à la fois à « réparer les dommages économiques et sociaux immédiats causés par la pandémie » mais aussi à rendre « l’Europe de l’après Covid plus verte, plus numérique, plus résiliente et mieux adaptée aux défis actuels et à venir »[10]. Comportant une partie subventions – 390 milliards – et une partie prêts selon les besoins, que les États emprunteurs devront rembourser – 350 milliards, le plan de relance européen consiste principalement en un volet « facilité pour la reprise et la résilience » (FRR)[11] destiné à soutenir les « réformes » et les investissements des États membres. En dépit du caractère exceptionnel du montant et du financement mutualisé, ses caractéristiques principales demeurent dans la logique des conceptions néo-libérales.

1-L’emploi ne fait pas partie des objectifs. Priorité au financement du capital et aux contre-réformes du marché du travail et de la protection sociale.

2-Il ne s’agit pas d’un plan européen, mais d’une juxtaposition de plans nationaux, validés sous condition de comporter des « cibles et jalons » conformes aux lignes directrices de la Commission.

3-Il est financé par appel aux marchés financiers, sous forme d’obligations mutualisées émises par l’UE[12]. Cet endettement collectif commence à poser des problèmes de remboursement en raison d’une insuffisance de ressources propres de l’Union. La commission met à l’étude de nouvelles pistes de ressources, dans des prélèvements sur l’extension du marché carbone européen, sur les recettes issues du futur Mécanisme d’Ajustement Carbone aux Frontières (MACF), sur la mise en place de l’impôt mondial sur les sociétés multinationales, proposé par l’OCDE, au taux d’impôt minimum de 15 %, et enfin sur une taxation temporaire sur les bénéfices des entreprises qui ne serait pas versée par les entreprises, mais par les États membres ! L’objectif est de récupérer 36 milliards d’euros à partir de 2028. En cas d’échec, la commission a prévu un plan de remboursement des emprunts par les États membres, qui sera fonction de leur revenu national brut : la France serait alors astreinte à rembourser une somme de 63 milliards d’euros, pour un financement européen de 40 milliards de son plan de relance.

4- La conditionnalité des versements aux États est associée à la poursuite de leurs réformes structurelles antisociales. La validation des Plans Nationaux de Reprise et de Résilience (PNRR) est en effet soumise à des conditions : d’abord une ventilation des dépenses qui doit en dédier au moins 37 % à l’action climatique, et au moins 20 % à la transition numérique. Ensuite et surtout, il y a la conformité exigée avec les recommandations de la Commission dans le cadre du « semestre européen », qui place les politiques économiques nationales non seulement sous contrainte de convergence des politiques budgétaires[13], mais recommande et surveille les politiques structurelles censées, dans la conception des libéraux, redonner de la compétitivité aux économies : autrement dit, les réformes qui baissent le coût du travail et réduisent les dépenses de protection sociale.

S’agit-il pour autant de diktats subis par les gouvernements, comme certains tentent de le faire croire avec une certaine duplicité ? Reconnaissons à Bruno Le Maire le mérite de la clarté : « Nous n’avons pas besoin d’une quelconque recommandation, ni de la part d’un État européen, ni de la Commission, pour être conscients de la nécessité de faire une réforme des retraites en France »[14]. Deux autres réformes ont été largement développées dans le PNRR proposé par la France : celle de l’assurance-chômage, mise en place en octobre 2021, et celle, en devenir, de la gestion des finances publiques, que le gouvernement souhaite encadrer avec une règle législative de limitation des dépenses.

Le problème politique majeur en Europe est bien celui l’adhésion de l’ensemble des gouvernements à la conditionnalité européenne sur l’austérité des dépenses publiques et la baisse du coût salarial.

3-     La dissociation écologie /industrie des politiques européennes sur le climat (2021-2022)

La prédominance de la loi européenne sur le climat

Ces premières inflexions sur « l’autonomie stratégique » vont cependant être largement submergées par la «loi européenne sur le climat» qui domine l’agenda européen des années 2021-2022. Elle rend juridiquement contraignants les objectifs de« neutralité climatique à l’échelle de l’UE à l’horizon 2050 »etl’objectifintermédiaire de « réduction des émissions nettes de gaz à effet de serre d’au moins 55 % d’ici à 2030, par rapport aux niveaux de 1990 », dit l’« objectif 55 ». Chaque secteur se voit assigner un objectif de réduction des émissions de CO2 : par exemple, pour les voitures neuves, c’est moins 55 % de CO2 d’ici 2030 et moins 100 % d’ici 2035 par rapport à 2021, complété ensuite par l’interdiction de produire des véhicules thermiques en 2035.

Or, ces objectifs de la loi climat sont pensés et établis sans la moindre préoccupation des incidences sur les approvisionnements, les dépendances extérieures et les besoins d’implantation industrielle. Paradoxalement, aucune relation croisée n’est établie entre les programmes industriels « d’autonomie stratégique » et le plan climat. Le seul impact industriel de la loi climat concerne les PME et leur capacité à assumer la transition vers la neutralité climatique. Le rapport conclut à l’exigence d’une condition préalable : l’accès à une « énergie décarbonée abordable » !

La localisation de nouvelles activités industrielles ne fait donc pas partie des objectifs écologiques de l’UE, bien qu’elle soit à l’évidence un moyen de réduire les émissions de CO2 en limitant le transport de marchandises. De même, les gains en émission de CO2 qui pourraient être obtenus en décarbonant le fret, grâce au fret ferroviaire et fluvial, sont hors du champ des transformations écologiques envisagées et des objectifs imposés, sans doute parce qu’ils relèvent, dans l’idéologie des dirigeants européens, des arbitrages sur les coûts qu’il faut laisser à la discrétion des entreprises, ou infléchir par la subvention.

Dans le plan climat, la référence à l’industrie se limite à l’espérance de réussite du « mécanisme d’ajustement carbone aux frontières (MACF) ».

Le Mécanisme d’ajustement carbone aux frontières (MACF)

1-d’abord, il suffit de payer la taxe pour importer les produits polluants, avec un prix à payer déterminé sur le marché des quotas d’émissions de CO2, dont le fonctionnement a montré que les entreprises préfèrent souvent payer – en économisant sur d’autres coûts, notamment salarial – plutôt que dépolluer.

2-L’industrie lourde européenne – qui bénéficiait d’une exonération de quotas – pourrait même être pénalisée, car la taxe carbone ne concerne que les grands intrants industriels (fer, acier, ciment, aluminium, engrais, électricité) et non l’ensemble de la chaîne de valeur. Il en résulte qu’un produit fini ou semi-fini contenant un intrant normalement taxé échappera au MACF, si bien que le dispositif peut inciter à importer davantage de produits semi-finis ou finis et à abandonner les filières de fabrication européenne. Les milieux patronaux concernés s’en inquiètent : « la taxe carbone peut se transformer en « prime à la délocalisation »[15] .

Tenter de corriger le marché par le marché, sans maîtrise collective des décisions stratégiques des entreprises, est une impasse.

4-     La « nouvelle politique industrielle » (mars 2023)

La législation pour «une industrie à zéro émission» ( mars 2023)

C’est sous le coup de boutoir de l’Inflation Reduction Act (IRA) du plan Biden en janvier 2023 et de ses premiers effets attractifs sur les investissements internationaux que s’opère officiellement une certaine prise de conscience sur les risques d’accélération du décrochage industriel européen et un changement de posture sur la politique industrielle.

 « L’UE s’est soudainement rendu compte que son ambitieuse législation pour lutter contre le réchauffement climatique, le Green Deal, devait s’accompagner d’une action tout aussi volontariste en matière industrielle si elle ne voulait pas disparaître de la carte des technologies de demain. » [16]

En février 2023, la commission présente le « plan industriel pour le Pacte vert » destiné à accroître les capacités de l’UE en technologies et produits nécessaires pour atteindre les objectifs de l’Europe en matière de climat. Il repose sur quatre piliers.

1-Un cadre réglementaire simplifié. Les domaines devant recevoir des investissements importants sont identifiés, tous associés à la décarbonation de l’économie[17], avec l’objectif d’atteindre une capacité européenne de production des technologies « zéro émission nette » correspondant à 40 % des besoins de l’UE, d’ici à 2030. Pour accélérer le déploiement des diverses mesures, les autorisations seront simplifiées et accélérées

 2-Un accès plus rapide au financement. C’est là sans doute que réside le changement de pied le plus important de la Commission européenne. Face à la surenchère au subventionnement public des zones concurrentes et aux exigences du capital multinational pour demeurer en Europe, il n’est plus possible de maintenir l’encadrement strict des aides publiques des États membres, qui a caractérisé la politique européenne au nom du principe de « concurrence libre et non faussée ». Sur les énergies renouvelables, dont la technologie n’est pas mature – hydrogène par exemple – le soutien public des États est sans limite. Sur le secteur des équipements stratégiques nécessaires à la neutralité carbone dont le déficit de production est problématique, il est admis que les États puissent aligner directement leurs subventions aux entreprises au niveau promis par des États extérieurs à l’Union, en premier lieu celles des États-Unis : une aubaine pour que les entreprises mettent aux enchères leurs implantations à l’échelle mondiale !

 Les nouvelles règles européennes élargissent de manière significative les marges de manœuvre des États en matière de politique industrielle[18].

3- Le renforcement des compétences. Cet intérêt marqué sur la question des qualifications humaines est un fait nouveau, lié à la crise du marché du travail, aux pénuries de main-d’œuvre, au manque de qualifications dans les secteurs en mutation, dont 35 à 40 % des emplois seraient concernés. La formation devient le troisième pilier du plan industriel du pacte vert, assorti de références nouvelles dans le langage européen sur la « qualité » de l’emploi et sa « bonnerémunération ». S’agirait-il enfin d’un changement de conception sur le marché du travail, d’un renoncement à sa flexibilisation et à la baisse du coût du travail ? Hélas, au vide des propositions concrètes s’ajoute la permanence d’une vision de la formation conforme à l’idéologie patronale : la Commission propose de créer des « académies des industries à zéro émission nette », chargées des programmes de formation, avec pour mission de faire évoluer les approches, actuellement fondées sur les qualifications, vers une « priorité aux compétences réelles ». Autrement dit, abandonner la notion de diplômes délivrés par le système de formation et reconnus dans les conventions collectives pour une reconnaissance liée au poste de travail, qui réduit les droits du salarié en cas de changement d’emploi. Une proposition parfaitement conforme aux désirs patronaux !

4-la sécurisation des approvisionnements en matières premières stratégiques, en particulier en terres rares. Ce quatrième pilier du plan industriel du Pacte vert concerne les échanges commerciaux. Est-il encore possible de défendre comme un mantra le libre-échange mondial, après les pénuries, les embargos, les protectionnismes ciblés instaurés ailleurs, les effets écologiques, les conséquences négatives des dépendances trop fortes et des déséquilibres commerciaux ? La Commission européenne se livre à un exercice rhétorique d’équilibre entre le maintien d’une position de principe libre-échangiste et la nécessité de sécuriser des approvisionnements, en sortant du «pur» marché. Tout en défendant le principe du libre-échange assimilé à la « coopération » ( !), d’autres modes de relation, à première vue effectivement coopératifs, sont envisagés, tels que : « un club de des matières premières critiques, regroupant les pays consommateurs et les pays riches en ressources, afin de garantir la sécurité de l’approvisionnement à l’échelle mondiale », ou des « partenariats industriels de technologies propres et à zéro émission nette ».

5- Les impasses de la « nouvelle politique industrielle européenne »

Derrière le maquis des textes, la complexité des procédures, quel bilan tirer des inflexions affichées et quelles perspectives attendre des mesures prises au nom de la « nouvelle politique industrielle » ? Y a-t-il eu rupture d’orientation par rapport aux facteurs qui ont causé l’échec des politiques industrielles antérieures ? Ils ont été identifiés comme résultant de la primauté de la loi de la concurrence, du laisser-faire absolu des multinationales et du guide de la rentabilité empêchant la constitution d’une base industrielle européenne cohérente, tandis que le démantèlement des grands services publics faisait perdre de l’efficacité globale au système économique. Qu’en est-il de la démarche actuelle ?

Un empilement de plans sans planification

Près de quatre années séparent la présentation du Pacte Vert européen (décembre 2019) du Plan Industriel du Pacte Vert (février 2023). L’industrie a été le point aveugle du projet écologique européen, alors qu’elle devrait en être le pilier, qu’il s’agisse des intrants, des procédés, des produits manufacturés, de l’économie circulaire. La question de la localisation industrielle est aussi un autre aspect essentiel resté hors des radars européens : pourtant, « la réindustrialisation est déjà une industrie verte [19]». La croyance aveugle en la capacité des entreprises à innover et réaliser le processus de « destruction créatrice »[20] par contagion des innovations, stimulées par la recherche de rentabilité dans le cadre d’une « concurrence pure et parfaite », l’a emporté sur toute considération objective : les autorités européennes ont développé un fanatisme ultralibéral, ne tenant compte ni des développements récents des théories libérales, plus nuancées sur les bienfaits du marché, ni des pratiques des capitalismes concurrents.

Dans ce cadre général de pensée, qui s’en remet aveuglément aux bienfaits du marché, les interventions européennes sont décidées au coup par coup, en réaction aux évènements et aux crises. Il en résulte une accumulation d’actes législatifs qui se superposent dans le temps – loi européenne sur le climat, Next Generation EU, Repower EU, législation industrie zéro, Plate-forme Step, Chips Act européen, etc… – auxquels s’ajoutent des interventions sectorielles comme les Projets Importants d’Intérêt européen Commun (PIIEC) – microélectronique, batterie 1, batterie 2, hydrogène, etc. Un empilement de programmes qui se superposent, se chevauchent parfois, se disputent les financements qui transitent d’un dispositif à l’autre. Cette complexité enlève de la visibilité sur les choix effectifs, alourdit la gestion des fonds européens pour les collectivités destinataires (régions, EPCI, universités) dont la capacité administrative ne permet pas toujours de monter les projets conformes à chaque programme. C’est ce qui explique que les fonds européens ne soient pas pleinement utilisés, en dépit des exhortations régulières du Conseil. S’agissant des entreprises, seules les plus grandes, parce qu’elles disposent des services ad hoc, sont en mesure de repérer les opportunités et monter les dossiers conformes.

Ce mode d’intervention n’a rien d’une planification qui, à côté d’objectifs généraux de reconquête industrielle, déclinerait des plans précis de reconstitution de filières cohérentes, assortis des créations d’emplois et des qualifications requises sur chaque segment de la filière, dans le cadre d’une coordination des stratégies nationales de réindustrialisation, qui aurait aussi pour objectif le rééquilibrage des positions industrielles entre les pays.

Au lieu d’une telle démarche, les financements sont ciblés sur les niches intéressant directement les grandes entreprises, avec leurs critères capitalistes contre l’emploi et la formation, qu’il s’agisse des états membres ou de l’échelon européen : par exemple, le soutien massif aux gigafactories de batteries électriques, souhaité par les constructeurs automobiles, représente certes des créations d’emplois, mais une faible valeur ajoutée, puisque ce sont des usines d’assemblage de produits importés. Il ne faut donc pas s’attendre à une reconstitution de filières industrielles amont-aval, mais à une coexistence à l’échelle européenne de doublons en concurrence et de « trous dans la raquette ».

La dépendance des marchés financiers

Le choix des modes de financement des programmes européens est un des enjeux politiques cruciaux pour l’avenir de la construction européenne. Les partisans du fédéralisme font valoir le besoin de remonter des recettes fiscales nationales au niveau européen et de lever de nouvelles ressources propres directes, ce à quoi s’attèle la commission, avec les plus grandes difficultés car elle se heurte aux limites du prélèvement fiscal face à l’ampleur des financements nécessaires.

C’est donc par l’endettement croissant auprès des marchés financiers que sont financés les plans européens. La France a présenté comme une grande victoire sur l’Allemagne le fait que le plan Next Generation EU soit financé par un emprunt commun européen. Mais la remontée des taux d’intérêt décidée par les banques centrales, avec le choix de contrer l’inflation par la récession, rend cet endettement de plus en plus coûteux. Le financement mutualisé bute aujourd’hui sur l’insuffisance de ressources propres de l’Union pour rembourser la dette.

C’est la raison pour laquelle l’expérience du financement mutualisé semble ne pas devoir être prolongée. Les programmes récents, tels que le Chips Act européen ou les Projets Importants d’Intérêt Européen Commun (PIIEC) renvoient principalement aux financements par les États, qui retrouvent de ce fait des marges de manœuvre importantes pour financer leur industrie. Ce retour aux financements nationaux n’est pas sans produire des effets pervers : il attise la concurrence accrue entre les états pour attirer les capitaux, ce qui renforce les inégalités territoriales au sein de l’Europe, entre les États riches qui peuvent largement « arroser » les entreprises, et les autres. De plus, ces financements nationaux sont eux aussi placés sous la férule des marchés financiers, qui fixent les taux d’intérêt et ont la possibilité d’imposer des écarts de taux entre États européens -ou spread, avantageant les uns, pénalisant les autres sur des critères d’orthodoxie financière. Ce mécanisme est un puissant facteur de divergence des économies, jusqu’au risque d’éclatement de l’euro, et contribue lui aussi au creusement des inégalités intra-européennes.

Au nom de son « indépendance politique », la BCE n’est nullement sollicitée, alors que c’est elle qui détient le potentiel de financement. Par le truchement d’un refinancement sélectif des banques, elle est en capacité d’orienter le crédit bancaire vers des destinations efficaces – emploi, formation, services publics, transformation écologique, au lieu de financer massivement les marchés financiers.

Une fracture géographique croissante de l’espace européen

Les modes d’intervention et de financement de la « nouvelle politique industrielle » condamnent l’UE à un renforcement de la fracture géographique actuelle, où l’industrie est concentrée sur l’Europe du Nord et de l’Est, avec une désindustrialisation accélérée de l’Europe du Sud.

L’exemple des nanotechnologies donne la mesure du problème. Le dernier né des plans sectoriels est le Chips Act européen (avril 2023)[21] pour soutenir la R&D et l’innovation dans le secteur des semi-conducteurs. Initialement, il était question de créer une alliance « souveraine » des fabricants européens de semi-conducteurs – STMicroelectronics, NXP, Infineon et ASML, pour réduire la dépendance aux acteurs étrangers. Une étude du Boston Consulting Group (BCG) [22], mais aussi probablement les choix stratégiques de certaines entreprises, ont tranché autrement. Après évaluation des coûts d’investissement – considérables – d’une autonomie totale sur toute la chaîne logistique, l’étude du BCG recommandait « d’investir de manière ciblée et d’optimiser son exploitation de la chaîne logistique mondiale ». Quel résultat pourle Chips Act européen » ?

 1– La firme américaine Intel implante une usine en Allemagne, et vient d’imposer au gouvernement allemand de relever la subvention de l’État fédéral, initialement prévue à 6,8 milliards d’euros, à 9,9 milliards d’euros.

2-  Intel implante une autre unité d’assemblage en Pologne, en complément des deux unités existantes de Pologne et d’Irlande. Le jeu des avantages comparatifs sur le coût du travail (Pologne) ou le coût fiscal (Irlande) n’est pas près de s’arrêter.

3–  La firme franco-italienne STM electronics s’allie à la fonderie Global Foundries (USA) pour étendre son usine de Crolles (Isère) et reçoit avec son allié américain 2,9 milliards d’euros d’aides de l’État français pour un investissement total de 7,5 milliards d’euros, destiné à produire des semi-conducteurs.

Le capital américain vient profiter du financement public massif, avec tous les risques bien connus du nomadisme, une fois les aides encaissées. L’autonomie stratégique ne sera pas forcément au rendez-vous, car tout indique, avec une Allemagne qui a déjà dépensé 200 milliards d’euros pour baisser la facture énergétique des ménages et des entreprises, que le processus en cours va produire une polarisation croissante de l’industrie sur les zones denses et faire diverger les capacités des économies européennes à faire face aux mutations.

La « nouvelle politique industrielle » va creuser les disparités régionales par un autre biais : les fonds de cohésion, censés corriger les inégalités territoriales, sont allègrement sollicités pour financer les programmes nationaux et européens, au grand dam des élus des collectivités locales – régions, EPCI. Dans une interpellation à Emmanuel Macron, Régions de France[23] estime que « des garde-fous doivent être posés pour éviter la tentation de démunir la politique de cohésion d’une part importante de son budget au profit d’instruments centralisés négociés directement par les États membres ». Même la très libérale Cour des comptes européenne attire l’attention de la Commission sur « le risque que le recours récurrent à la politique de cohésion pour réagir aux crises ait une incidence sur son principal objectif stratégique, à savoir renforcer la cohésion économique et sociale entre les régions d’Europe ».

Le processus de recentralisation des interventions publiques qui découle de la « nouvelle politique industrielle » va de pair avec l’affaiblissement de la territorialisation et de l’objectif de rattrapage des régions pauvres, qui ont été pendant longtemps un des arguments de promotion de la construction européenne.         

Des aides publiques sans conditionnalité sur la localisation et l’emploi

L’addition des programmes répondant à des objectifs précis comme le Pacte vert ou les programmes sectoriels peuvent donner l’illusion que la destination des financement publics est maîtrisée et efficace. En réalité, l’ingénierie des projets est lourde et pointilleuse, mais elle ne permet en rien de garantir que les aides ont des retombées effectives sur le territoire européen. L’exemple de l’hydrogène est éclairant : Leprojet Hy2 Tech est fléché sur le développement des technologies de stockage d’énergie conçues autour de l’hydrogène. En France, les constructeurs automobiles vont y chercher des subventions généreuses, sans prendre le moindre engagement de localisation de production de la voiture électrique en France, que le ministre de l’Économie implore à genoux devant Carlos Tavares, PDG de Stellantis[24]. De même, General Electric, qui s’est livré après le rachat du secteur énergie d’Alstom à une véritable prédation des emplois et des sites de production, puise abondamment dans les fonds hydrogène sans la moindre condition de localisation de l’outil industriel.

Sans engagements précis sur l’emploi, la formation, la localisation des activités, sans suivi et contrôle de ces engagements avec les organisations des salariés, il y aura à coup sûr une énorme déperdition d’efficacité sociale du financement public accaparé par le capital et ses exigences de profit, dont l’économie locale, en particulier le réseau de sous-traitance des PME-TPE ne ramasseront que les miettes. Le risque existe même d’un renforcement de la concurrence extra-européenne.

L’exclusion des services publics

La chasse aux services publics comme mode d’organisation sociale et la croyance en l’efficacité absolue de la concurrence restent le credo qui traverse les politiques européennes. Les services publics ont été les grands oubliés des financements des plans de relance, et restent conçus comme le mince filet de sécurité en direction des populations les plus fragiles. Les programmes de reconquête industrielle sur l’énergie, la micro-électronique, les mesures de décarbonation des matériels de transport sont déconnectés des services utilisateurs des équipements industriels, à l’opposé d’une planification qui partirait au contraire des besoins en services, exprimés à l’aval, et en induirait les objectifs pour l’industrie qui fournit les biens d’équipement. Au contraire, la Commission poursuit son objectif de démantèlement des grands services publics, qui désarticule industrie et services, et coupe les liens qui ont fait la force de l’économie française, par exemple la coopération étroite entre la SNCF et Alstom dans l’aventure du TGV, ou l’efficacité d’une entreprise comme EDF, quand elle était entreprise unique intégrée, pour adapter au mieux les capacités de production aux besoins d’électricité, ce qui devient la quadrature du cercle dans le système concurrentiel et dispersé d’aujourd’hui. L’exemple du fret ferroviaire, où malgré l’échec de l’ouverture à la concurrence, la commission persiste et signe, et contraint Fret SNCF au remboursement des aides publiques perçues ou au démantèlement, au nom de la concurrence, témoigne de cet entêtement qui va à l’encontre des objectifs climatiques.

De même, le « paquet » sur le gaz décarboné et l’hydrogène[25] est d’emblée placé hors du champ des services publics et mis sous la contrainte de la concurrence. La première règle édictée pour l’hydrogène est en effet de « créer un marché européen concurrentiel et des infrastructures spécifiques pour l’hydrogène » et pour les consommateurs « simplifier les démarches visant à changer de fournisseur d’énergie ». Une continuité totale avec le modèle du marché de l’électricité, dont le bilan n’est visiblement pas tiré, en dépit des aberrations sur les prix de l’électricité auxquelles il a conduit.

Autres grands services au cœur de la reconquête industrielle : la formation et la recherche. L’une et l’autre sont bien intégrées aux différents programmes, mais dans des conditions qui les privent d’autonomie par rapport aux besoins identifiés par les entreprises. La question de la formation a été évoquée plus haut, avec des programmes sous tutelle des entreprises pour dispenser les « compétences » requises pour une adaptation rapide aux postes de travail et aux besoins immédiats. Pour la recherche, c’est là encore un pilotage croissant par l’aval, c’est-à-dire les besoins immédiats, par le biais des regroupements entre laboratoires et entreprises financés sur appels à projet. Or c’est par le développement de la recherche fondamentale que se produisent les ruptures et le grandes avancées scientifiques et technologiques. Le renforcement du financement public sur la formation et la recherche ne produira pas les effets attendus sur le développement à long terme s’il se déploie sous la tutelle du capital et de ses critères de rentabilité financière.

Une autonomie stratégique sous dépendance américaine       

Dans discours sur « l’autonomie stratégique », la reconquête industrielle vise et la Chine et les Etats-Unis. Dans les actes, c’est la Chine qui est dans le viseur, même si l’Allemagne avance prudemment dans ses rapports avec la Chine, compte tenu des liens et intérêts économiques en jeu. L’Europe se plie servilement aux sanctions économiques sur les échanges commerciaux avec la Chine, imposées par l’administration américaine au nom de l’extraterritorialité.

La guerre en Ukraine, avec ses effets de remplacement du gaz russe par le gaz de schiste américain, avec l’élargissement de la présence de l’Otan en Europe, le soutien au complexe militaro-industriel américain apporté par les commandes militaires de plusieurs états, fait franchir un saut dans la dépendance énergétique, technologique et militaire vis-à-vis des Etats Unis.

À cela s’ajoute évidemment la domination persistante du dollar, parfaitement acceptée par les dirigeants européens, qui ne soutiennent aucune proposition de monnaie commune mondiale[26]. Un privilège qui donne à l’économie américaine un énorme pouvoir de financement sans risque, mais aussi un grand pouvoir d’influence de la politique monétaire américaine sur les autres banques centrales. .

La « servitude volontaire » à l’égard des États-Unis a atteint son comble le 11 juillet 2023, avec l’impensable nomination par la Commission européenne, en qualité d’économiste en chef de la direction générale de la Concurrence, de l’Américaine Fiona Scott Morton, ancienne consultante des GAFAM pour défendre leur liberté d’action. La protestation unanime, au nom d’une incompatibilité avec la défense d’une souveraineté numérique européenne, a eu raison de cette aberration, qui en dit long sur la subordination de la technostructure européenne au capitalisme dominant.

Conclusion

Face aux menaces de décrochage industriel par rapport aux États-Unis et à la Chine, le discours européen a changé et des interventions publiques significatives sont mises en place au nom de la « politique industrielle », qui n’est plus un mot tabou de la novlangue libérale.

Pour autant, le cadre dans lequel se déploie cette nouvelle politique industrielle ne permet pas d’en attendre l’émergence d’une base industrielle cohérente et solidaire pour faire face aux défis sociaux et écologiques. Avec le choix de mettre le développement industriel entre les mains exclusives des multinationales et de faire appel au financement des marchés financiers, c’est la logique d’une concurrence renforcée entre les États qui se met en place, dont on peut aisément prédire des trajectoires industrielles divergentes et un fractionnement accentué de l’espace européen. Le manque de coopérations, les défauts de coordination à l’échelle européenne, l’impasse sur les services publics ne peuvent qu’affaiblir l’efficacité d’un financement public mis à disposition du capital et de ses objectifs.

Les conditions d’une nouvelle industrialisation, qui soit à même de répondre aux problèmes d’emploi, de pauvreté et d’exigences écologiques pour sauver la planète, impliquent un changement radical de perspective. En premier lieu, une démarche de planification démocratique et décentralisée qui parte des besoins et des projets des territoires, définis avec la participation des salariés et des citoyens sur les choix des entreprises. Ensuite, une coordination de ces propositions à l’échelle européenne pour construire ou reconstruire des filières industrielles cohérentes dans le cadre de coopérations, gagnantes-gagnantes, avec l’objectif d’un rééquilibrage territorial des implantations industrielles. Enfin, la question cruciale du financement qui, pour échapper aux marchés financiers et aux limites du financement par l’impôt, doit nécessairement passer par le crédit bancaire, réorienté sur des destinations utiles grâce à la sélectivité du refinancement monétaire de la BCE.

La question de l’industrie en Europe ne peut être laissée ni aux souverainistes qui vont semer l’illusion d’une autonomie industrielle nationale, ni aux libéraux qui vont s’en remettre à une alliance États-capital suiviste des critères du capital, ni à ceux des écologistes qui se réjouissent de la désindustrialisation européenne au nom d’une vision simpliste de la décarbonation. Il y aura besoin de la voix originale du Parti Communiste dans la campagne des élections européennes.


[1] L’alerte est en particulier donnée sur certains projets européens de « giga-factories » de batteries électriques déportés outre Atlantique.

[2] Elie Cohen, économiste, directeur de recherches au CNRS.La réindustrialisation par l’Europe ?, Vie publique, 28 janvier 2022.

[3] Ibid.

[4] Ibid.

[5] La Tribune, 13 mars 2023,  https://www.latribune.fr/economie/union-europeenne/desindustrialisation-le-patronat-europeen-appelle-l-ue-a-changer-de-cap-954956.html

[6] Elie Cohen, article précité.

[7] Parmi les PECO, seules la Slovénie, la Slovaquie et la Croatie font partie de la zone euro.

[8] Pays de l’UE : Allemagne (DE)- Autriche (AT)- Belgique (BE) -Bulgarie (BG) -Chypre (CY)- Croatie (HR)- Danemark (DK)- Espagne (ES)- Estonie (EE)-Finlande (FI)-France (FR)- Grèce (EL)- Hongrie (HU)- Irlande (IE)- Italie (IT)- Lettonie (LV)- Lituanie(LT)- Luxembourg (LU)- Malte (MT)- Pays-Bas (NL)- Pologne (PL)- Portugal (PT)- République tchèque (CZ)- Roumanie (RO)- Slovaquie (SK)- Slovénie (SI)- Suède (SE).

Pays hors UE : Norvège (NO)-Suisse (CH)-Islande (IS)

[9] Les domaines stratégiques identifiés sont : les processeurs et technologies des semi-conducteurs, les données industrielles, les technologies en nuage et de périphérie, les lanceurs spatiaux ou encore l’aviation à émissions nulles.

[10] https://commission.europa.eu/strategy-and-policy/recovery-plan-europe_fr#principaux-%C3%A9l%C3%A9ments-du-train-de-mesures

[11] Le FRR représente 723, 8 milliards sur les 806,9 milliards du plan de relance.

[12] A la fin du mois de juillet 2023, seulement 153 milliards, soit 19% du montant total du plan, avaient été déboursés.

[13] Il s’agit des deux plafonds :  3% du PIB pour le déficit et 60% du PIB pour la dette publique. Même s’ils ne sont pas formellement respectés par plusieurs États, en particulier sous l’effet des crises multiples -financière, sanitaire, économique,  ils exercent néanmoins une contrainte forte sur l’orientation des  politiques économiques par cet objectif de « convergence » contrôlé par la Commission européenne. 

[14] https://www.france24.com/fr/%C3%A9co-tech/20210428-plan-de-relance-de-l-ue-paris-et-berlin-pressent-bruxelles-d-agir-pour-rester-dans-la-course

[15] C’est l’analyse développée par la Fabrique de l’industrie, centre d’études patronal présidé par Louis

Gallois.

[16]   https://www.lemonde.fr/idees/article/2023/03/18/l-europe-enfin-mure-pour-une-politique-industrielle_6166030_3232.html

[17] Les huit domaines : panneaux solaires, pompes à chaleurs, éoliennes terrestres et énergies renouvelables en mer, , batteries, électrolyseurs et les piles à combustible,  biogaz/biométhane, captage /utilisation /stockage du carbone, technologies des réseaux électriques, technologies des carburants de substitution durables, technologies avancées de production d’énergie à partir de processus nucléaires avec un minimum de déchets issus du cycle du combustible, petits réacteurs modulaires et combustibles connexes les plus performants.

[18] Dans ce cadre réglementaire européen plus souple, l’exigence par la commission d’un remboursement des aides perçues par Fret SNCF ou d’un transfert de contrats à ses concurrents, c’est-à-dire un  quasi-démantèlement de l’entreprise, est dissonante. Elle montre : 1-que les entreprises publiques sont toujours dans « le collimateur » de la commission ; 2- que le gouvernement français a moyen de plaider la cause de Fret SNCF au nom du nouveau cadre réglementaire sur ce qui réduit les émissions de carbone. Mais souhaite -t-il vraiment défendre Fret SNCF ?

[19] Amar Bellal – « Plan industrie verte de Macron : quelques éléments pour argumenter » dans Notes  de secteurs sur l’industrie verte pour riposter au projet de loi du gouvernement.-PCF (16 mai 2023).

[20] Concept élaboré par l’économiste Joseph Aloïs Schumpeter ( 1883-1950) pour décrire le processus d’innovation dans le capitalisme .

[21] Le Chips Act ambitionne de quadrupler la production de puces sur le continent afin de réduire sa dépendance aux fournisseurs asiatiques  et atteindre ainsi 20 % de la production mondiale de puces à l’horizon 2030, grâce à la mobilisation de 43 milliards d’euros d’investissements publics et privés.

[22] sia-report-final-reduced-r.pdf (bcg.com)

[23] Lettre de Carole Delga et Renaud Muselier, au nom de Régions de France, datée du 20 mai 2022. https://www.banquedesterritoires.fr/repowereu-regions-de-france-appelle-preserver-les-fonds-de-cohesion

[24] https://www.dailymotion.com/video/x8ma04g

[25] Avec l’objectif de passer de 5% de gaz renouvelable et bas carbone aujourd’hui à 66% en 2050 :

Ajustement à l’objectif 55: passer du gaz d’origine fossile aux gaz renouvelables et bas carbone – Consilium (europa.eu)

[26] Proposition de monnaie commune relancée récemment par les Brics : Brésil, Russie, Inde, Chine et Afrique du Sud .