Frédéric BOCCARA
Cet article est une version remaniée de la communication présentée par l’auteur à La Havane (Cuba), à l’occasion de la XIVème Rencontre internationale sur la globalisation et les problèmes du développement organisée par l’Association des économistes d’Amérique latine et des Caraïbes du 14 au 17 novembre 2023.
La globalisation actuelle fait souffrir les peuples et la planète, apportant inégalité, polarisations et monopoles, guerre économique et guerres militaires.
Le dollar y joue un rôle pivot.
Or, aujourd’hui, dans les années 2023-2024, après la pandémie mondiale, après la crise financière mondiale de 2008, face à la crise climatique et écologique, aux guerres et à une domination encore renforcée des multinationales et des monopoles informationnels, à l’extension de la pauvreté et au nouvel équilibre démographique – et productif ! – du monde, il y a une urgence à une globalisation totalement différente pour une nouvelle civilisation, avec ses trois aspects économique, anthroponomique et géographique. Une civilisation commune à toute l’humanité, une civilisation du partage, de la paix et du développement de toutes les capacités humaines.
Après la pandémie, les inégalités du monde sont considérables, tant entre pays capitalistes développés qu’au sein des pays capitalistes développés, ainsi qu’au sein même des pays dits « du Sud ». Le tableau 1 montre ainsi qu’au-delà de la communication sur « la reprise », au moins trois grandes régions du Sud sont en grande difficulté (l’Afrique sub-saharienne, l’Afrique du Nord, l’Amérique Latine), si l’on s’intéresse au PIB par habitant, qui traduit mieux le ressenti des peuples que le montant de PIB sur lequel le FMI, l’OCDE et les médias dominants communiquent pour dire « tout va bien »[1]. De même, au Maghreb, malgré des croissance de 5 % ou 4 % (Maroc et Algérie) c’est à une stagnation et à un recul du PIB par tête qu’on assiste (0 % et -1 %, Algérie). En revanche, en Chine et en Inde il s’accroît très vivement, mais aussi en Égypte (+10 %) et en Iran (+11 %), ainsi que dans un certain nombre de pays d’Europe de l’Est (Pologne +14 %, Roumanie + 15 %).
Cela souligne le besoin de développement, et donc de financements massifs pour l’ensemble des pays du monde, au-delà du PIB existant qui est insuffisant, mal composé (parfois malsain) et mal réparti.
Précisément, il y a peu, le FMI a dû procéder en 2021 à une allocation exceptionnelle de l’équivalent de 650 milliards de dollars en DTS (droits de tirage spéciaux), le montant le plus élevé de son histoire. Mais les pays émergents et en développement s’en sont vu attribuer moins de la moitié, alors qu’y vivent près des deux tiers de l’humanité[2].
Evolution 2019 à 2023 | Niveau | ||
PIB en volume | PIB par Habitant en volume | PIB / Habitant En PPA (E.-U. = 100) | |
G7 | 4 % | 3 % | 84 |
dont | |||
Etats-Unis | 7 % | 5 % | 100 |
Royaume-Uni | 0 % | -2 % | 72 |
France | 2 % | 0 % | 74 |
Allemagne | 0 % | 0 % | 84 |
Émergents et en développement d’Asie | 18 % | 15 % | 19 |
dont | |||
Chine | 20 % | 20 % | 28 |
Inde | 17 % | 13 % | 11 |
Moyen Orient + Asie Centrale | 9 % | 5 % | 20 |
Am. Latine + Caraïbes | 6 % | 2 % | 25 |
Afrique Sub-saharienne | 11 % | 0 % | 6 |
Source : FMI (Perspectives économiques), PPA = parité de pouvoir d’achat
Une monnaie commune mondiale, alternative au dollar, et une bataille pour s’opposer à la domination impériale du dollar est nécessaire pour avancer dans le sens d’une réponse aux besoins de co-développement et d’une tout autre mondialisation. Cela est vrai aussi bien pour les « Sud global » que pour des pays intermédiaires comme la France, et toute l’UE, y compris l’Allemagne, dont les économies sont mis à mal par l’obligation de suivre le dollar et la politique monétaire de la Banque centrale des Etats-Unis (la FED).
Urgence d’une globalisation totalement différente pour une nouvelle civilisation
La globalisation recouvre deux dimensions complémentaires et correspond à des transformations profondes : l’extension géographique (monde) et la transversalité (global). Elle tend à faire que les processus économiques soient traversés par une même logique et les mêmes intérêts, soumettant tous les pays à une domination sans précédent des marchés, en particulier financiers, où peuvent opérer de grands fonds de capitaux spéculatifs. Pendant ce temps, les multinationales tissent leurs réseaux de production, financiers et informatifs, avec le soutien des États et des institutions internationales, mettant en concurrence tous les travailleurs, employés ou potentiels, et essayant, récemment, d’exclure les pays qui ne se soumettent pas à cette logique.
Mais cette globalisation n’est pas la seule possible. Un autre type de globalisation est possible et nécessaire. Il ne s’agit pas du faux radicalisme de la « démondialisation » ou du « souverainisme ». Le monde a besoin de partager et d’agir ensemble : du partage des brevets et des technologies pour produire des vaccins, à l’action commune contre le réchauffement climatique, mais aussi au partage d’informations sur la santé publique, sur les cyclones, jusqu’au partage des moyens financiers et monétaires pour répondre aux défis globaux inédits d’un développement social et écologique de l’ensemble du monde.
Déjà en 1999, à La Havane, Paul Boccara insistait sur le fait qu’« il s’agirait d’organiser des maîtrises sociales effectives, étatiques et non étatiques, des marchés, des pouvoirs d’intervention des travailleurs et des citoyens, avec des principes de dépassement effectif des marchés capitalistes eux-mêmes (…) Ainsi, on pourrait faire reculer et commencer à dépasser la globalisation monopoliste pour avancer vers une globalisation de socialisation mutualisée dans l’intérêt des peuples. » [3]
La même année, Fidel Castro concluait la même rencontre, faisant écho à Paul, en disant : « l’incroyable et inédite globalisation qui nous occupe est un produit du développement historique ; un fruit de la civilisation humaine (…) Est-ce un processus réversible ? Ma réponse, celle que je me donne à moi-même, est : non. Quel type de globalisation avons-nous aujourd’hui ? Une globalisation néolibérale ; c’est ainsi que beaucoup d’entre nous l’appellent. Est-ce durable ? Non. Pourra-t-elle subsister longtemps ? Absolument pas. Une question de siècles ? Catégoriquement non (…) Comment se produira la transition ? Nous ne le savons pas. Par le biais de vastes révolutions violentes ou de grandes guerres ? Cela semble improbable, irrationnel et suicidaire. Par le biais de crises profondes et catastrophiques ? Malheureusement, c’est le plus probable, presque inévitable, et cela se déroulera par des voies et des formes de lutte très diverses.
Quel type de globalisation sera-ce ? Il ne pourrait en être autrement que solidaire, socialiste, communiste, ou comme vous voulez l’appeler.
La nature, et avec elle l’espèce humaine, dispose-t-elle de beaucoup de temps pour survivre à l’absence d’un tel changement ? Très peu. Qui seront les créateurs de ce nouveau monde ? Les hommes et les femmes qui peuplent notre planète. Quelles seront les armes essentielles ? Les idées ; les consciences. Qui les sèmera, les cultivera et les rendra invincibles ? Vous [les participants à la rencontre, économistes et acteurs sociaux et politiques]. S’agit-il d’une utopie, d’un rêve parmi tant d’autres ? Non, car c’est objectivement inévitable et il n’y a pas d’alternative ».[4]
Rôle du dollar et mécanismes de domination
L’hégémonie du dollar américain en tant que monnaie commune mondiale de facto va de pair avec l’hégémonie du capital financier américain et des firmes multinationales (FMN).
La domination du dollar américain permet un énorme « prélèvement » de l’économie américaine sur les autres économies, au service du capital financier et au détriment du développement social de tous les peuples du monde, y compris aux États-Unis. Elle accentue les inégalités et les renforce. C’est un élément de la crise mondiale et un élément clé de la prochaine crise, qui a déjà commencé. Il est essentiel de bien comprendre l’hégémonie du dollar.
Figure 1 – Poids international du dollar des Etats-Unis dans différents domaines
En premier lieu, la domination du dollar américain dans le commerce est bien connue, la monnaie étant un intermédiaire dans les échanges. Une grande partie du commerce mondial s’effectue en dollars, et une autre partie est facturée en dollars (plus de 50 % contre un poids des États-Unis de 10 à 12 % dans le commerce mondial). Par conséquent, de nombreuses économies dépendent de l’évolution du taux de change du dollar. D’autre part, leur commerce stimule la demande de dollars, contribuant ainsi à maintenir son taux de change.
En deuxième lieu, la monnaie est une réserve de valeur. Précisément, le dollar américain domine les réserves de devises et, surtout, est accepté comme une contrepartie générale pour toute monnaie. Sa part est de 58 à 59 % dans les réserves, bien qu’elle ait diminué, notamment depuis la création de l’euro. Cela résulte du rapport de forces économique et de la détention d’obligations libellées en dollars (poids de 50 % dans les titres de dette détenus internationalement), mais cela est aussi dû aux règles de convertibilité imposées par le FMI.
En troisième lieu, la monnaie est un équivalent général. Précisément, le dollar est un équivalent général pour presque toutes les devises, après la fin de sa convertibilité en or et l’abandon du gold-exchange-standard (système de Bretton Woods) : il représente plus de 85 % (sur 200 %) du marché des changes.
En quatrième lieu, la monnaie est également, et surtout, un instrument de crédit. Les œuvres de Marx et les travaux marxistes montrent que le pouvoir de l’argent réside en grande partie dans sa capacité de financement, son pouvoir de mobiliser les facteurs de production et de les développer (la part du dollar est de 50 % dans les prêts transfrontières). Le capitalisme peut être fondamentalement vu comme un monopole d’une classe, les capitalistes, sur l’argent et son utilisation. L’argent agit comme un préalable avant de produire, permettant à la production d’exister ─ finançant actuellement les énormes besoins d’avances monétaires pour la révolution informationnelle (par exemple, la R&D) ─ et dirigeant la production : où produit-on, que produit-on, que finance-t-on, quel mix productif entre travailleurs et moyens matériels, etc.
C’est le cas d’une monnaie comme le dollar, qui est émise librement par la Réserve fédérale américaine et qui est acceptée dans le monde entier comme une monnaie mondiale commune de facto, mais monopolisée par une seule classe d’un seul pays : les cercles financiers américains.
En cinquième lieu, la monnaie a un pouvoir sur les résultats de la production : pour rapatrier la valeur résultant de la production, la transférer et l’attirer avec des perspectives de profits (variations des taux de change, investissements financiers dans les actifs libellés dans cette monnaie ou investissements réels dans les entreprises du territoire de cette monnaie).
Cette position du dollar renvoie aussi au rôle des Etats-Unis dans l’économie mondiale et à leur situation particulière d’emprunteur net. Le déficit public du gouvernement des États-Unis est bien connu. Son financement serait, a priori, rendu plus difficile, du fait que l’économie des États-Unis a – globalement, en termes agrégés – un besoin important et croissant de financement externe net (Figure 2), dont le déficit commercial fait partie. Mais pour avoir recours au financement extérieur, le statut du dollar en tant que monnaie mondiale commune de facto facilite considérablement ce financement par le Trésor américain et la Réserve fédérale. Ils n’ont qu’à émettre des dollars, leur monnaie nationale, avec laquelle ils remboursent cette même dette aux non-résidents. Bien sûr, cela nécessite que la confiance dans le dollar et son taux de change soit maintenue. Précisément un des facteurs qui renforce et maintient cette confiance est la quantité de titres en dollars détenus dans le monde, rendant ses possesseurs dépendants à ce que sa valeur se maintienne, tandis qu’un autre facteur est la force de la demande de dollars pour de multiples opérations (commerce, achats de titres, etc.), soutenant son taux de change. Ces deux facteurs permettent d’entrevoir l’intense exigence des Etats-Unis que leur monnaie reste la monnaie commune mondiale (de détention de titres, de commerce, de réserve et de placement) au risque de voir toute cette construction s’effondrer, et donc leur financement par le monde entier.
Figure 2
Source : BEA of the US department of Commerce (Balance des paiements)
Besoin de financement = Balance des comptes courants + Solde des capitaux physiques
Bien au-delà du déficit public, le dollar permet de financer le développement des entreprises multinationales américaines aux États-Unis et à l’étranger. Il fonctionne comme une pompe d’aspiration et d’expulsion sur les capitaux du monde entier.
Figure 3
Source : BEA of the US-Department of Commerce (Balance des paiements)
Le dollar est une monnaie qui attire les capitaux du monde entier et renforce ainsi le pouvoir des États-Unis ― de leur capital et non de leur peuple. En effet, l’économie américaine attire des capitaux de tous les pays du monde. On le voit sur le graphique de la figure 3 qui représente le fonctionnement de cette pompe aspirante et refoulante que constitue le dollar US. Commentons-le, en commençant par les entrées (en gris clair), qui représentent le financement.
En vert, les entrées :
- entrant aux États-Unis, nous avons des investissements de portefeuille dans l’économie américaine (achat d’actions d’entreprises, achat d’obligations du Trésor américain), ainsi que de nombreux dépôts en dollars, et d’énormes quantités de prêts en dollars ;
- les rapatriements de bénéfices des multinationales entrent également (paiements de services, dividendes) ;
- tout cela finance l’économie américaine comme un drainage, une « prise », sur le reste du monde, une « taxe » pourrait-on dire, accompagnant les déficits et les déséquilibres américains, et les finançant. Cela soutient également le taux de change du dollar grâce à la demande de dollars.
En rouge, les sorties :
- elles financent l’expansion mondiale des multinationales américaines aux États-Unis et dans le monde entier, à travers les flux nets d’IDE (investissements directs à l’étranger) sortant des États-Unis (2002-2014, cf. plus bas). À ce stade, on peut souligner une chose : le capital qui vient de l’extérieur sous forme d’investissements de portefeuille a peu de pouvoir de contrôle, mais il finance l’investissement direct à l’étranger (sorties des États-Unis) qui contrôle les autres entreprises. Ainsi, une grande partie du capital étranger entre aux États-Unis uniquement pour financer et obtenir des bénéfices, mais il se transforme pour aider les multinationales américaines à contrôler le reste du monde… C’est une transformation du financement du reste du monde en un contrôle sur le reste du monde grâce au pouvoir du dollar, en concédant certains bénéfices (dividendes des investissements de portefeuille et intérêts des obligations du Trésor payés par l’État) ;
- et cela finance les achats de produits matériels et de composants auprès du reste du monde (le déficit commercial des États-Unis), en partie à un prix réduit, notamment lorsque ces composants sont produits par des filiales de multinationales américaines.
En traits noirs, ce qui reste :
- en finançant le déficit public et le déficit commercial, cela finance le développement de l’économie américaine, et de ses multinationales, notamment ses dépenses informationnelles et son avancée technologique et militaire, les dépenses en recherche et développement (R&D), la formation des travailleurs hautement qualifiés, ainsi que les investissements technologiques. Une partie de ces dépenses est effectuée au sein de l’économie américaine, soit par les firmes multinationales (FMN), soit par les entités publiques et l’État fédéral (y compris les dépenses militaires). Le graphique de la figure 3 permet de voir ce qui reste après le paiement des intérêts de la dette publique (trait fin).
Il est important de se représenter la quantité de dollars, et pas seulement la proportion du PIB. Il est également nécessaire de distinguer les sous-périodes. Le tableau de la figure 4 montre qu’en moyenne, au cours de la période la plus récente, plus de 190 milliards de dollars restent pour les dépenses internes, et plus de 50 milliards après le paiement des intérêts de la dette.
Figure 4 – Solde de financement des FMN et des IDE, en % et en milliards, par sous-périodes
Source : BEA of the US-Department of Commerce (balance des paiements)
En ce qui concerne les IDE, depuis l’année 2015, nous sommes revenus à une situation où l’investissement direct étranger (IDE) entrant aux États-Unis est supérieur à celui qui sort (comme dans les années 1980, cf. figure 5). Le monde continue de financer le développement des firmes multinationales (FMN) américaines, y compris leur expansion à l’étranger, mais au bénéfice de leur développement sur le site américain, y compris de son complexe militaro-industriel.
Figure 5
Source : BEA of the US-Department of Commerce (balance des paiements)
(en trait fin, la moyenne mobile sur 3 ans)
Le système de la globalisation et sa cohérence
La globalisation actuelle a sa cohérence de crise, sa cohérence de tentative de réponse à la crise radicale du capitalisme monopoliste d’État social (CMES) qui « fait système ». Cette globalisation tente de créer un nouveau système, bien qu’elle soit en crise, sur la base fondamentale de la révolution informationnelle qui déstabilise les règles normales du capitalisme. Le système de la globalisation combine les multinationales, les règles internationales (financières, monétaires, de propriété intellectuelle, entre autres), dont le rôle prééminent du dollar, et les institutions internationales, publiques et étatiques (FMI, OMC, etc.). Il est imprégné par la logique du capital, tant dans la formation des réseaux des multinationales que dans les pouvoirs ou dans la logique des normes et des institutions. Autrement dit, cet ensemble est orienté par les critères de rentabilité financière et la logique du marché. C’est pourquoi il s’agit de dépasser les « quatre marchés » (produits, travail, monnaie ou fonds, marché international qui est transversal aux autres).
Le monopole de l’utilisation de l’argent, au cœur de la logique du capitalisme, confère sa cohérence au système. Il s’agit du monopole patronal des pouvoirs et des critères du capital, de la culture du capital, sur l’utilisation de l’argent dans les entreprises et par les entreprises ― utilisation du profit, du crédit bancaire et des aides publiques ― pour le profit et l’accumulation de capital-valeur (matériel et financier). Le dollar participe de ce monopole. Il faut non seulement une nouvelle distribution des richesses comme distribution des revenus, mais aussi une autre utilisation des richesses dans la production elle-même, pour une autre production, une autre activité économique, sociale et écologique.
L’utilisation de l’argent est la question plus importante car une autre utilisation pourrait permettre : un autre type d’emploi, un autre travail et une autre production. C’est le principal moyen de rendre viable et durable une autre distribution des revenus. En second lieu, c’est le moyen de modifier les richesses réelles produites, et même les technologies, pour les adapter aux besoins sociaux et environnementaux. Changer l’utilisation de l’argent permet de changer les critères de gestion des entreprises.
Avancer vers un partage global des technologies et de leur utilisation et rompre le monopole du capital et des patrons sur l’utilisation des moyens financiers, qui est un monopole de pouvoir et un monopole de critères (rentabilité financière) peut se décliner à chaque niveau (du local au mondial, en passant par les entreprises et les organisations internationales). Cela dessine la perspective d’une autre globalisation et non d’une fermeture des nations, d’une globalisation de partage pour toute l’humanité, de partage des richesses, des pouvoirs et des savoirs.
Le dollar et la nécessité d’une monnaie mondiale commune alternative
Par son attraction de tous les capitaux du monde pour la domination impérialiste des multinationales US et pour leur expansion, le dollar s’oppose à une mondialisation de coopération et de partage.
Il s’y oppose aussi par sa domination dans les échanges ainsi que par la dictature qu’il exerce sur le niveau des taux d’intérêt dans le monde entier : monnaie nationale et monnaie mondiale, mais aussi monnaie de la rentabilité financière et de toutes ses logiques et critères au lieu d’être une monnaie qui priorise les avances pour les services publics, la coopération et un investissement porteur d’emploi de qualité.
Il est donc nécessaire d’instaurer une monnaie mondiale commune alternative au dollar. Une monnaie commune de crédit « orientée » vers les services publics (y compris la protection sociale) et le crédit bancaire pour un investissement favorisant l’emploi de qualité et une production efficace et écologique.
Cela est possible à partir des Droits de Tirage Spéciaux (DTS) du Fonds Monétaire International (FMI), en les développant et en les élargissant (nombre de monnaies et poids des différentes monnaies composant le DTS).
- Le FMI attribuerait des DTS à un taux bas (zéro ou négatif) aux banques centrales pour financer le développement des services publics et refinancer le crédit bancaire pour les investissements matériels et de R&D, à un taux d’autant plus bas que les investissements développeraient l’emploi, la formation, l’efficacité et la production écologique.
- L’allocation des DTS aux différents pays se ferait en fonction d’un critère mixte correspondant plus à leurs besoins, par exemple leur poids dans la population mondiale et dans le PIB, alors qu’actuellement c’est en fonction de leur quote-part, c’est-à-dire en fonction du capital qu’ils ont mis, de leur poids dans la planète financière et dans ses turbulences possibles.
- On pourrait commencer au niveau de régions du monde, ou entre régions du monde (Europe/Amérique latine et Caraïbes, ou Chine/Amérique latine et Caraïbes), ou avec les BRICS et la NDB (Nouvelle Banque de Développement).
Financer le développement des services publics et un investissement porteur d’emploi et d’efficacité avec une création monétaire mondiale signifie commencer réellement, et effectivement, à sortir du système néo-colonial « capital-porteur d’intérêts ou de dividendes – dette publique et privée – profit (pour payer les intérêts et dividendes) – dépendance », pour construire un système « création monétaire – avances à taux zéro – valeur ajoutée-développement ».
Développer l’emploi de qualité, la formation et l’efficacité signifie aller pas à pas vers un système de « sécurité d’emploi ou de formation » (SEF). Cela nécessite l’utilisation de critères de création d’emplois et d’améliorations des conditions sociales, des critères appliqués aux investissements : réduire le coût du capital pour réorienter les dépenses en faveur de l’emploi et du social, et non pour financer directement de l’emploi, c’est-à-dire réduire le prétendu « coût du travail » en faveur du capital et du profit.
Commentaires sur les positions des BRICS
Les BRICS se sont positionnés dans le sens d’une alternative au dollar depuis leur fondation en 2009, puis avec la création de leur Banque de Développement en 2011. En particulier, le gouverneur de la Banque centrale de Chine, Zhu Xiaochuan, a proposé en 2009 la création d’un nouvel « instrument de réserve international » basé sur les Droits de Tirage Spéciaux (DTS), comme une alternative au dollar. Ils viennent de s’étendre aux BRICS+, rassemblant ainsi près de la moitié de la population mondiale et le quart du PIB (et même 35 %, en termes de parité de pouvoir d’achat).
Mais des déclarations récentes, comme celles de Lula au printemps 2023, ont dénoncé les DTS comme dominés par le dollar, à l’instar d’autres leaders des pays BRICS et des mesures prises, mettant l’accent sur la création le plus tôt possible d’une monnaie internationale alternative au dollar, pourraient être interprétées comme un recul d’un objectif mondial et un retour vers un objectif de fragmentation du monde.
C’est un changement qui exprime plutôt une urgence à sortir de l’hégémonie du dollar, un potentiel, un affrontement pour cette sortie, mais aussi une ambivalence et certaines contradictions.
L’urgence aiguë pour le « Sud global » est de se libérer de la dictature du dollar. Le potentiel de libération réside dans la force économique, monétaire, commerciale (y compris le poids des pays pétroliers) et même financière des BRICS+. L’affrontement est contre la domination du dollar, y compris dans la composition actuelle des DTS. L’ambivalence et les contradictions : s’agit-il de chercher une division du monde en deux, de faire coexister deux types d’hégémonies, d’affirmer certaines hégémonies nationales autoritaires qui cherchent à consolider la place de leurs propres capitalistes sur la scène mondiale, ou s’agit-il de progresser vers une autre unification du monde ? à partir des exigences objectives de développement des peuples de ces pays, pour le progrès social commun, ou à partir des exigences du grand capital de ces pays ? Ces contradictions et ambivalences traversent apparemment les BRICS+. De toute façon, il y a une bataille.
On ne peut prétendre avancer vers un nouvel ordre économique international avec de simples replâtrages et sans un changement profond du FMI, notamment dans la composition des DTS. C’est pourtant ce qu’a prétendu Emmanuel Macron en juin 2023 lors du sommet financier mondial qu’il a organisé , et c’est ce que veulent imposer les États-Unis en conservant leur droit de veto au FMI.
Une bataille d’unification et non de fragmentation, pour une réelle globalisation
Dans la perspective d’une nouvelle unification du monde, l’avancée immédiate vers une monnaie commune des BRICS, ainsi que la dénonciation du poids excessif du dollar dans les DTS actuels, représente objectivement un défi au FMI et à l’impérialisme du dollar ― même si le dollar n’est pas dénoncé dans la déclaration du sommet des BRICS d’août 2024. Plutôt que de l’opposer à la création d’une véritable monnaie commune mondiale alternative au dollar, cette avancée pourrait constituer une étape, un point d’appui et non une fin en soi. Dans ce sens, il est nécessaire de s’appuyer sur les exigences récentes et nouvelles des BRICS. Une monnaie commune pour les BRICS, avec une capacité spécifique de prêts dans cette monnaie, pourrait faire partie de la construction d’un rapport de forces et d’expérimentations face à l’impérialisme du dollar pour progresser vers un autre ordre mondial, un nouvel ordre économique international. Bien entendu, de l’autre côté, les efforts d’intégration capitalistes des BRICS à l’impérialisme US existent tant de l’extérieur que de l’intérieur de ces pays, où le capital financier est fort et dispose de points d’appui, de même que la culture du taux de profit[5].
Ce n’est pas joué. C’est une bataille qui doit être menée, une bataille pratique et une bataille d’idées, pour une nouvelle unification du monde, sur une base de progrès social, dans laquelle le « sens », l’orientation, d’une monnaie mondiale commune jouent un rôle crucial, notamment à travers les types de prêts et leurs critères : monnaie pour le développement des capacités humaines et des biens communs, par opposition à la monnaie de fracturation du monde et de domination d’un pays ou d’un groupe de pays.
Encadré : Europe et alternative au dollar
Dans ce contexte, le rôle de l’Europe est important. Les économistes communistes français et le Parti communiste français se sont positionnés depuis longtemps en faveur d’une monnaie mondiale commune alternative au dollar, à partir d’une expansion des DTS (quantité + diversification des devises du panier des DTS) et d’une profonde réforme du FMI (en particulier dans ses droits de vote) pour orienter le financement différemment. Le Parti de la Gauche européenne adopte la même position.
Dans la situation actuelle, ces propositions gagnent en actualité.
D’une part l’Europe, ses peuples, souffrent considérablement de la dictature exercée par le dollar sur le financement et donc ses conditions de développement[6] – tout particulièrement en poussant à la hausse des taux de la BCE sous menace d’aspirer ses capitaux – mais aussi par son pouvoir exercé sur le commerce mondial pour reporter les difficultés états-uniennes sur tous les autres peuples.
D’autre part, nous pensons que l’Europe ne doit pas rester à la remorque des États-Unis, un supplétif co- ou sub-impérialiste récoltant les miettes. Elle pourrait plutôt avoir comme projet d’être un pont entre les pays développés et le « Sud global », impulsant une visée de progrès social et écologique commun. Les peuples d’Europe, tout comme ceux du monde entier, auraient beaucoup à gagner avec cela.
Mais pour cela, il ne suffit pas d’avancer vers l’idée seule d’une autre monnaie mondiale que le dollar. Il faut aussi l’idée complémentaire d’une monnaie visant le co-développement des services publics (y compris la protection sociale), de l’emploi et des biens communs. Cette visée, avec ses critères, constitue un facteur fondamental pour la viabilité économique, mais aussi politique, d’une alternative ne visant pas une hégémonie mais une avancée profonde dans la coopération mondiale.
Tout cela peut sembler difficile. Cependant, le monde se trouve à un carrefour, à la recherche de nouvelles règles et de solutions viables pour faire face à des défis extraordinaires, de graves menaces. La vieille logique est remise en question de toutes parts. Nous vivons l’échec du néolibéralisme qui se transforme en une intervention publique sans précédent… mais en faveur du capital (création monétaire massive à très bas taux par les banques centrales ou subventions massives aux entreprises, comme les 400 milliards de dollars du plan IRA aux États-Unis). Et nous ne pouvons pas revenir aux solutions du passé (solutions keynésiennes de la social-démocratie ou solutions de type soviétique). Elles n’étaient pas viables. Nous ne pouvons pas non plus nous contenter de limiter le néolibéralisme, même « durement ». Car nous ne sommes pas simplement « anti »-libéraux, nous visons un projet « positif » : pour un autre monde, de partage. C’est cela qui peut permettre de mobiliser des forces et des intelligences, dans leur diversité, du courage et de la ténacité pour une autre cohérence.
Il y a une opportunité et une nécessité historiques de construire des revendications politiques et des luttes communes au niveau mondial, en résonance avec une nouvelle culture de paix, d’humanité, pour le bien commun de tous et de toutes, avec tous et toutes, comme le défendait, entre autres, José Martí !
[1]Le RNB (revenu national brut) serait mieux adapté : il tient compte des prélèvements internationaux sur la production du pays ainsi que des rapatriements de revenus (du capital et du travail).
[2]La directrice du FMI elle-même reconnaissait qu’il aurait fallu plutôt 2 000 milliards de dollars, soit au moins trois fois plus. Voir Denis Durand « Un chiffre expliqué », Economie et Politique, n° 808-809 (novembre-décembre 2021).
[3] Paul Boccara, “Les défis d’une autre globalisation de co-développement des peuples”, 2ème rencontre internationale des économistes sur « Globalización y problemas del desarrollo », La Havane, 18-22 janvier 1999, 20 p.
[4] Fidel Castro, conclusions de la 2ème Rencontre internationale des économistes sur « Globalización y problemas del desarrollo », La Havane, 22 janvier 1999.
[5]Ainsi Christian de Boissieu dit du yuan chinois qu’il a « vocation à rejoindre le duopole dollar-euro » (Les Echos, 3 janvier 2024), poussant les feux d’une vision intégratrice d’un condominium. Symétriquement, Martine Bulard, dans le Monde Diplomatique (octbre 2023), fait erreur et désarme le mouvement lorsqu’elle caractérise peu ou prou les BRICS comme défenseurs de l’orthodoxie néo-libérale. Les choses sont beaucoup plus contradictoires et recèlent un potentiel de progrès qui justifie et exige une bataille.
[6]Voir Y. Dimicoli, « L’euro dans le vortex du dollar », Economie et Politique, n° 828-829 (juillet-août 2023).