Denis Durand
Rarement les effets de l’hégémonie du dollar sur l’économie mondiale, et les risques qu’elle comporte, se sont fait sentir avec autant de force qu’en ce début d’année 2024.
Dans un monde où, comme le souligne le FMI dans la dernière mise à jour de ses Perspectives économiques, la croissance prévue pour 2024 et 2025 est inférieure à la moyenne de 2000 à 2019, un fait marquant est le contraste entre les deux rives de l’Atlantique.
D’un côté, aux États-Unis, l’activité et l’emploi résistent beaucoup mieux que prévu au coup de frein donné par la politique monétaire depuis 2022 [1] (voir dans ce numéro Denis Durand, « Conjoncture française : l’enlisement »). La croissance, à 3,2 % en rythme annuel au quatrième trimestre, s’accélère. Le taux de chômage est en-dessous de son niveau, déjà très bas, d’avant la pandémie et l’inflation a reflué. Brûlant sans vergogne les combustibles fossiles tirés du sous-sol de l’Amérique du Nord, le capital américain, GAFAM et autres leaders financiers de la révolution informationnelle en tête, joue à plein du privilège du dollar, pour attirer vers une place financière de New York survoltée les ressources du monde entier, avec le soutien d’un État à qui le monde accorde, en faisant confiance jusqu’à présent à la solvabilité de sa monnaie, la faculté de reconduire, année après année, des déficits qui voueraient tout autre État à la vindicte des marchés financiers.
De l’autre, l’Union européenne, et particulièrement l’Allemagne, décrochent et s’enfoncent dans une sorte de stagnation.
Figure 1 – Les États-Unis s’envolent, l’Europe décroche
Sources : OCDE, FMI
Dans la mondialisation financière, le poids et l’autorité du dollar se sont encore renforcés. Dans la compétition entre impérialismes, on a vu les États-Unis contenir les ambitions de leurs concurrents successifs. Dans les années 1990, ils ont coupé les ailes des banques japonaises en inspirant la mise en place des « ratios prudentiels » du comité de Bâle. Dès la création de la monnaie unique et plus encore après la crise de l’euro, entre 2008 et 2012, ils ont calmé les prétentions européennes à partager leur hégémonie. Désormais, leur obsession est de relever le défi chinois.
L’« exorbitant privilège » du dollar
Comme le montre Frédéric Boccara dans notre dossier, le capital lié au gouvernement des États-Unis dispose dans cette guerre économique, avec le privilège du dollar monnaie mondiale de fait, d’avantages qui se sont renforcés avec la mondialisation financière, centrée sur Wall Street et sur le marché des bons du Trésor américains.
Cette domination du dollar vient de loin. Elle s’est installée après la Deuxième guerre mondiale, remplaçant un système monétaire international dominé par la livre sterling depuis le XIXème siècle. Ce changement d’époque coïncide avec l’installation des institutions du capitalisme monopoliste d’État social. On peut donc voir la conférence de Bretton Woods, en juillet 1944, comme l’un des événements inauguraux de cette nouvelle ère économique. Elle plaçait le dollar, convertible en or au cours de 35 dollars l’once, au centre du système monétaire international. Les autres monnaies n’étaient pas convertibles en or : il suffisait de leur convertibilité en dollars, à une parité fixe mais ajustable. Le régime de Bretton Woods a pleinement fonctionné pendant une quinzaine d’années, entre 1957, date à laquelle les monnaies d’Europe occidentale sont devenues convertibles, et 1971, date de la suspension de la convertibilité du dollar en or. À nouveau, l’entrée en crise du système de Bretton Woods – que l’on peut commodément dater de la dévaluation de la livre sterling en 1967 – peut être considérée comme l’un des symptômes de l’entrée en crise du capitalisme monopoliste d’État.
Figure 2 Quelques étapes dans la crise du système monétaire international
Le taux de change effectif du dollar est une moyenne de son cours vis-à-vis des autres monnaies, pondéré par le poids de chaque pays dans le commerce extérieur des États-Unis.
Comme le montre le graphique ci-dessus, cette période, débouchant sur le flottement généralisé des monnaies, a coïncidé avec une chute du cours du dollar qui, à la fin des années soixante-dix, prenait des proportions inquiétantes. C’est là une des motivations ayant conduit au tournant de la politique monétaire aux États-Unis, en octobre 1979, impulsion initiale de la mondialisation financière.
La manœuvre a réussi : dans la mondialisation financière, le poids et l’autorité du dollar se sont encore renforcés. Dans la compétition entre impérialismes, on a vu les États-Unis contenir les ambitions de leurs concurrents successifs. Dans les années 1990, ils ont coupé les ailes des banques japonaises en inspirant la mise en place des « ratios prudentiels » du comité de Bâle. Dès la création de la monnaie unique et plus encore après la crise de l’euro, entre 2008 et 2012, ils ont calmé les prétentions européennes à partager leur hégémonie. Désormais, leur obsession est de relever le défi chinois.
Les États-Unis, puissants et vulnérables
Les causes qui pourraient menacer l’hégémonie du dollar sont géopolitiques, elles s’incarnent aujourd’hui dans les BRICS, mais aussi dans l’incapacité croissante des États-Unis à mobiliser derrière eux, dans les crises internationales, d’autres pays que leurs subordonnés européens.
Elles sont aussi internes. Les États-Unis connaissent une crise sociale, sanitaire, écologique, politique dont les développements menacent de devenir incontrôlables. Cela n’empêche pas l’emploi et le revenu par habitant de se montrer plus dynamiques qu’ailleurs. Mais c’est au prix d’une inflation financière qui peut rendre l’économie des États-Unis vulnérable à un krach boursier ou bancaire dont les effets dévastateurs seraient décuplés par l’abondance des liquidités déversées sur le système financier depuis quinze ans.
Figure 3 Indice Sandard and Poor’s 500 (Bourse de New York)
Jusqu’ici, l’argent de la Réserve fédérale (et des banques centrales inféodées à la puissance des États-Unis qui ont besoin d’elle pour accéder au dollar, voir dans ce dossier l’article d’Adrien Faudot) a évité une catastrophe générale. Mais une limite de l’action des banques centrales n’a pas encore été testée : celle qui rendrait leur création monétaire si inefficace, en termes de création de richesses par le travail humain, que la voie serait ouverte à une perte de confiance dans le dollar de la part des investisseurs internationaux. On n’y est pas mais la possibilité du chaos fait partie des traits qui rendent le système monétaire, et avec lui l’ensemble des institutions économiques, potentiellement instables.
Dans ce cas, même une action en apparence limitée peut faire « bifurquer » le système dans un régime différent. Par exemple, une bataille politique qui réussirait à faire prendre en compte le projet d’une autre insertion de l’Union européenne, aux côtés des pays émergents et du Sud, dans la mondialisation pourrait suffire à faire basculer le système vers une mondialisation de paix et de coopération plutôt que vers une fracturation du monde et vers des affrontements incontrôlés.
À court terme, on peut penser que l’administration Biden fera tout pour empêcher une récession avant l’élection présidentielle de novembre. En attendant, la balance des paiements des États-Unis continue de fonctionner à plein régime comme « pompe aspirante et refoulante » des capitaux internationaux (voir la contribution de Frédéric Boccara à ce dossier) au bénéfice des multinationales américaines et au détriment du financement des appareils productifs européens dans le reste du monde, particulièrement en Europe.
Les dégâts de l’impérialisme américain continuent
Aussi, pendant que l’impérialisme américain s’efforce de façon de plus en plus agressive de maintenir sa domination financière, monétaire et technologique, le reste du monde peine à dégager la dîme prélevée par les multinationales liées à Wall Street.
C’est le cas des pays du Sud les plus pauvres, où le revenu par habitant stagne et où le coût de la dette extérieure est redevenu un problème aigu avec la hausse des taux d’intérêt qu’ils subissent. Or, c’est dans ces régions du monde que la croissance démographique, porteuse de potentialités mais aussi de besoins accrus en matière de développement des capacités humaines, est la plus dynamique, et c’est aussi là que le dérèglement climatique commence à produire ses effets les plus meurtriers.
Les grands pays émergents résistent mieux, par exemple l’Inde dont on peut penser qu’elle bénéficie encore d’une dynamique de rattrapage en matière de productivité, et la Chine qui se distingue du reste du monde par une tendance à la baisse des prix à la consommation, source potentielle d’avantages concurrentiels dans la guerre commerciale internationale.
Figure 4 Chine : glissement annuel des prix à la consommation
Bank for International Settlements (2024), Consumer prices, BIS WS_LONG_CPI 1.0 (data set), https://data.bis.org/topics/CPI/data (accessed on 20 February 2024).
La Chine a atteint en 2022 son objectif de croissance de 5 % mais différents signes suggèrent qu’on approche du moment où les effets de cette dynamique de rattrapage, fondée sur un essor de l’industrie tournée vers l’exportation, devra faire place à un développement plus centré vers le développement des capacités humaines. Alors que s’amorce une phase de recul démographique, avec en particulier une chute de la population d’âge actif, le chômage des jeunes diplômés témoigne d’une difficulté, dans la révolution informationnelle, à valoriser efficacement des capacités humaines qui ont fait des progrès gigantesques. La Chine a réussi à positionner son appareil productif dans des secteurs d’avant-garde comme les véhicules électriques ou les panneaux solaires, et le revenu moyen par habitant a énormément augmenté mais le projet de réorienter la croissance vers la demande intérieure et la consommation des ménages se heurte à des difficultés conjoncturelles : crise immobilière pesant sur des comportement de consommation rendus prudents par les lacunes qui subsistent dans la protection sociale, difficultés financières des autorités provinciales et locales… Le marasme boursier offre un contraste frappant avec l’euphorie des autres places financières et fait écho à la chute des entrées d’investissements directs étrangers en 2022, alors que les sorties de capitaux gardent le rythme soutenu qu’elles ont acquis depuis dix ans, deux symptômes de l’intensification des tensions géostratégiques.
Figure 5 Chine : investissements directs à l’étranger
Source : Banque mondiale
Un diagnostic sur la deuxième économie du monde mériterait beaucoup plus que ces quelques lignes. On se contente donc ici de souligner que l’économie chinoise est moins que jamais l’affaire des seuls Chinois. Son ralentissement contribue en particulier à enfoncer l’Europe dans les difficultés. Voir dans une guerre commerciale contre la Chine la voie du salut face au déclin industriel de l’Europe témoigne ainsi d’un singulier aveuglement sur les causes réelles de nos faiblesses.
En effet, le décrochage de la croissance dans la zone euro par rapport aux États-Unis prolonge et aggrave sensiblement une tendance qui avait commencé de se dessiner dès la préparation de l’Union économique et monétaire à la fin du siècle dernier.
La France enlisée dans une Europe vulnérable
En 2024, l’ensemble de la zone est tiré vers le bas par l’Allemagne, qui a connu une récession en 2023 (au sens d’une diminution du PIB pendant deux trimestres consécutifs). Bruno Odent rend compte dans ce numéro des aspects économiques, sociaux et politiques de cette situation que le ministre allemand de l’Économie a pu qualifier de « dramatique ». Privée d’énergie nucléaire par des choix non coopératifs en Europe, du gaz russe par la guerre en Ukraine, et du débouché chinois affaibli depuis la pandémie, la base industrielle de la puissance allemande est ébranlée. Alors qu’il y aurait urgence à concentrer les moyens financiers sur la réparation et le développement de services publics en bien mauvais état, le gouvernement allemand a décidé un tournant en faveur d’une augmentation massive des dépenses militaires, tout en s’empêtrant dans le « frein à la dette » (règle constitutionnelle interdisant les déficits budgétaires) qui se retourne maintenant contre l’économie allemande après avoir longtemps servi à maintenir la pression sur les politiques économiques des autres pays de la zone euro.
Bruno Le Maire se défausse sur la conjoncture allemande de ses responsabilités dans la faiblesse de l’activité en France. Ce qui frappe en réalité, c’est la communauté des problèmes rencontrés par les populations des deux pays : insuffisance des salaires, dévitalisation des systèmes de santé, d’éducation, et de l’ensemble des services publics, angoisse du monde agricole pour son avenir.
Pas plus que l’enfermement dans l’OTAN ne garantit la sécurité militaire de l’Europe, pas davantage l’allégeance au système dollar n’assure-t-elle sa sécurité économique, et celle de la France.
Le bon sens devrait plutôt consister à regarder en face la faiblesse des économies européennes, particulièrement celle de la France, et de mobiliser les forces disponibles pour porter remède à ses causes.
Épuisées dans leur course à la remorque du dollar, ces économies sont vulnérables à tous les chocs géopolitiques qui s’annoncent. Elles sont vulnérables à toutes les stratégies impérialistes qui sont en train de faire de notre continent le champ de bataille d’une guerre dont le conflit en Ukraine, avec son épouvantable coût humain, pourrait n’être qu’une pâle préfiguration.
Face à la montée des périls, une convergence avec les forces qui, au Sud, font entendre leur contestation croissante de l’ordre international existant serait le moyen le plus rationnel de favoriser une transition pacifique vers un système monétaire libéré de l’hégémonie du dollar, et vers une mondialisation de paix et de coopération.
[1] Sur les politiques monétaires, voir dans ce numéro Denis Durand, « Conjoncture française : l’enlisement ».