Yves DIMICOLI
Une partie des électeurs PS s’est laissé séduire, en 2017, par le « en même temps de gauche et de droite » de Macron. Mais son clair ancrage à droite aujourd’hui les surprend. Les dirigeants socialistes veulent les récupérer, pour les élections européennes, avec Raphaël Glucksmann à la tête d’une liste « Parler d’Europe », qui se dit incarner le « vote utile face (..) au duel Macron-extrême droite ». Tout en rivalisant avec le chef de l’État sur les hypothèses les plus bellicistes et fédéralistes pour l’Union européenne, il promet « la régulation du capitalisme ».
Après être passé d’« Alternative libérale » aux néo-conservateurs, puis au sarkozysme, après avoir conseillé l’autocrate atlantiste géorgien Mikhail Saakachvili pour l’entrée de son pays dans l’Union européenne, Raphaël Glucksmann a fini par créer son propre parti, « Place Publique » (PP).
Bellicisme et social-libéralisme
Pour lui, comme pour Emmanuel Macron, la guerre de Poutine « n’a pas du tout pour objectif le Donbass ou la Crimée. Ce sont nos démocraties qui sont la cible »[1]. La France et l’Europe doivent « totalement passer en économie de guerre »[2].
Emmanuel Macron envisage un envoi de troupes ? Raphaël Glucksmann rétorque « qu’enfin la France cesse d’être à l’arrière-garde de la solidarité avec l’Ukraine »[3]. Macron aurait « raté son rendez-vous avec l’histoire le 24 février 2022. Il aurait pu et dû (…) prendre le leadership du front de la résistance européenne à Poutine. C’était le moment où la France, forte de sa tradition militaire, géopolitique et de son industrie de défense devait être fer de lance du soutien à la résistance ukrainienne »[4]. Peu importe que si la France devient belligérante, le conflit opposerait alors deux puissances nucléaires!
La possibilité d’une victoire de Trump sur Biden fait dire à Raphaël Glucksmann, comme à Emmanuel Macron, que l’Europe risque de se « retrouver seule » face à l’ogre russe. Aussi, sur son site, PP présente ses « dix premières propositions pour une puissance écologique européenne » en commençant par « bâtir la défense en Europe »[5]. Car, comme chacun sait, surarmement, guerre et écologie font bon ménage…
PP propose un grand plan d’investissements européen de 100 milliards d’euros dans la défense, coordonné par l’Union européenne, ainsi que la préférence européenne pour les investissements et les achats d’armements. Pour financer, il suffirait, selon Raphaël Glucksmann, de ponctionner les dividendes du CAC 40, de saisir les 200 milliards d’actifs russes gelés et d’utiliser la « capacité d’endettement commune » en Europe comme lors de l’épidémie de Covid 19[6] !
Qu’est-ce qui est recherché ? Faire accepter en France un bond en avant dans une Europe de défense intégrée ? Y faire se résoudre l’Allemagne, profitant de ses difficultés actuelles, malgré le pacifisme de leur peuple depuis la Deuxième guerre mondiale ?
Saut fédéral et marché financier
Raphaël Glucksmann veut encourager l’accumulation de capital, et donc les profits, en Europe « en investissant massivement dans les industries de transitions, en mettant en place un protectionnisme écologique aux frontières européennes et en assumant un saut fédéral de l’Union »[7]. Cela, nous assure-t-il, tient à ce « qu’une brèche s’est ouverte » dans les « dogmes » libre-échangistes, hyper concurrentiels et austéritaires des politiques européennes. Hypothèse gratuite qui permet de ne pas avoir à parler de ce qu’il faudrait faire pour s’en émanciper vraiment, en réorientant la construction européenne.
Il s’agirait de lancer une « deuxième étape » du Pacte vert européen avec « des investissements massifs et une politique industrielle globale, à l’instar de celle menée par Biden aux Etats-Unis avec son Inflation Reduction Act »[8]. Tout cela, en ignorant royalement que, sous l’empire d’exigences de rentabilité envenimées par la rivalité d’attraction financière avec les Etats-Unis et la Chine, ces investissements en technologies informationnelles vont détruire bien plus d’emplois qu’ils ne permettront d’en créer, grevant l’Europe d’une suraccumulation accrue de capitaux.
Mais, il le promet, un tel programme « débouchera sur plus d’usines en Europe, et pas moins, plus de CDI, une revitalisation des régions laminées par les délocalisations… » [9].
Pour l’heure, il propose :
- de « généraliser la garantie locale de l’emploi prévue dans le cadre du dispositif « territoires zéro chômeur de longue durée » pour créer des milliers de nouveaux emplois dans les secteurs utiles aux territoires » (sic). Seuls seraient donc concernés les chômeurs de longue durée et les seuls emplois estimés « utiles » par le patronat [10] ;
- de pousser l’exigence d’une « grande conférence européenne sur les salaires (..) pour mettre fin aux écarts de salaires supérieurs à 20 au sein de la même entreprise ». On notera qu’il n’est pas question d’aller vers la généralisation d’un SMIC dans chaque pays membre de l’UE, ni de son augmentation générale. Il ne s’agit pas non plus de chercher à réduire par le haut les écarts de salaires, de productivité globale et de prix entre chaque pays membre, avec un effort de promotion considérable de tous les services publics. Or, ces écarts ont énormément crû avec l’entrée de pays d’Europe orientale dans l’UE et ils exploseraient avec l’entrée de l’Ukraine ou de la Moldavie pour laquelle plaide aussi Raphaël Glucksmann. Quant à la domination commerciale et financière du capital allemand sur l’UE, elle demeure tabou.
Cependant, affirme-t-il, ce qui le distingue de Macron « principalement c’est la question sociale, la justice fiscale, la taxation des superprofits ». Le site de PP rappelle à cet égard « l’efficacité de l’État social face au chaos des politiques néo-libérales ». Bref, c’est le retour du vieil étatisme social-démocrate failli avec, prétend-on, un État supranational, européen qui corrigerait les « excès du capitalisme ». Au, contraire, plus éloigné des peuples, aux mains d’une technobureaucratie envahissante, il serait encore plus au service de la domination des marchés financiers. De façon complémentaire, R. Glucksmann ignore totalement les gestions des groupes et des banques pour la rentabilité de leurs actionnaires de contrôle, et la monarchie patronale à la racine de la crise systémique si ravageuse en Europe.
Le candidat du PS assure cependant que c’est ainsi que l’Europe pourra en finir avec les politiques d’austérité. Mais il ne présente aucune proposition novatrice pour défendre et promouvoir les services publics en coopération.
Pour l’énergie, par exemple, il n’est question que « d’investir pour atteindre plus de 70 % d’énergie renouvelable dans l’énergie consommée en Europe d’ici 2040 », passant sous silence le nucléaire. Silence aussi sur le marché unique et sa « tarification au coût marginal », silence sur EDF…
Même chose pour « se déplacer sans polluer et à moindre coût avec l’Europe du train », sans que rien ne soit dit sur le statut de la SNCF, ses moyens et sa mise en concurrence sur le marché unique dérèglementé.
Même constat pour l’agriculture et l’alimentation : pour PP, il ne serait question que de « refonder la PAC pour rémunérer l’emploi agricole, soutenir les cultures de diversification, nourrir les Européens avec de l’alimentation produite localement » et de « garantir des prix justes », mais sur quels critères des fonds ? Et cela sans se préoccuper de la nécessité de nouveaux statuts et de nouvelles pratiques de l’industrie agroalimentaire et de la distribution. Et s’il serait question d’ « aligner les normes de production des importations sur celles de l’UE en imposant des « mesures miroir » aux frontières », rien n’est envisagé pour aider les pays en développement et émergents, d’où proviennent ces importations, pour les aider à se porter aux niveau des normes européennes.
Pire, rien n’est dit sur le besoin impérieux de véritables pôles bancaires et financiers publics en Europe pour réorienter le crédit avec des critères d’efficacité sociale et environnementale. Pourtant, on sait combien les banques françaises sont engagées dans le financement des énergies fossiles, celui des opérations spéculatives et combien elles sont dépendantes du dollar et de la Réserve fédérale des Etats-Unis.
Pas touche à la BCE et aux marchés financiers
Pas étonnant donc que Raphaël Glucksmann ne propose rien concernant le statut, les missions, les critères de refinancement et la gouvernance de la BCE, alors que ses taux d’intérêt ont été brutalement relevés après une période de gâchis faramineux de sa création monétaire pour la finance. Il n’a pas un mot non plus sur le pacte de stabilité et ses normes mortifères de dette et de déficit publics qui, certes, ont été un peu assouplies sans que, cependant, sa logique « stupide »[11] ’ait été changée. Et cela, sans parler du silence sur les privilèges du dollar comme monnaie mondiale faisant de l’euro son appendice.
Par contre, Raphaël Glucksmann aspire à un fédéralisme budgétaire européen avec « la mutualisation des dettes » des pays de l’UE sur les marchés financiers.
Il affirme qu’ « il faut passer à une nouvelle étape de la construction européenne, avec une puissance politique et budgétaire ». Il faut « autoriser l’UE à lever l’impôt ». Et, pour rendre vendable cette perspective de fédéralisme fiscal aux électeurs, il faut commencer par « mettre en place une taxe sur les plus hauts patrimoines ». De quoi accentuer infiniment les vulnérabilités et la crise de l’Europe dont Raphaël Glucksmann refuse la réorientation si nécessaire.
[1] Le Monde, 10 mars 2024.
[2] Par exemple, acheter 800 000 obus « en commun à l’échelle européenne (pour) les envoyer en Ukraine ».
[3] Ibidem.
[4] Ibid.
[6] Le Figaro, 19/02/2024, www.lefigaro.fr . R. Glucksmann fait ici allusion à la dette commune, voulue « exceptionnelle » par l’Allemagne, émise sur les marchés financiers par la Commission européenne pour abonder un fond de relance Next Generation EU de 750 milliards d’euros face à la récession postpandémie de la Covid 19.
[7] Le Monde, ibid.
[8] Op.cit.ibid.
[9] Ibid.
[10] Notons que la rémunération de ce type d’emploi, qui était de 102% du montant brut horaire du SMIC avant le 30 septembre 2023, est passée, depuis et jusqu’au 30 juin 2024, à 95% de ce montant.
[11] Selon l’expression de Romano Prodi, ancien président de la Commission européenne (cf. Le Temps,18 octobre 2002.