Jonathan Dubrulle
Les élections européennes sont l’occasion de mettre en débat des réponses progressistes à la colère du monde agricole.
L’Union européenne constitue un échelon structurant pour notre agriculture. D’une part, la Politique agricole commune reste le premier budget européen (387 milliards d’euros pour la programmation 2021-2027). D’autre part, dans bien des productions agricoles, ce sont les subventions versées au titre de la PAC qui font le revenu des agriculteurs. À titre d’exemple, sur 2010-2019, le revenu courant avant impôts des producteurs de grandes cultures français est constitué de 59 % de subventions, montant atteignant 87 % en bovin lait, 152 % en ovins-caprins et 195 % en bovin allaitant [1]. Toutefois, ces montants sont majoritairement versés en fonction de la superficie déclarée et profitent d’abord aux plus grandes exploitations agricoles [2]. Malgré l’introduction d’une conditionnalité environnementale en 2003 et d’une conditionnalité sociale dans la dernière réforme, l’application actuelle de la PAC ne permet pas d’accompagner les agriculteurs vers la nécessaire transformation agroécologique de leurs pratiques.
Réguler en intervenant sur la formation des prix
L’agroécologie repose sur les synergies entre productions animales et végétales, ainsi que sur le bouclage des cycles de l’eau et des nutriments. Une telle logique s’inscrit d’emblée dans la durabilité et le temps long, puisque l’objectif vise à maintenir et même à accroître la fertilité de la terre. Ces pratiques s’opposent résolument à la logique court-termiste du capital. En effet, à l’instar des anticipations de Marx, le capitalisme agraire se distingue notamment par « l’art de piller le sol » du fait de l’incorporation croissante de moyens de travail industriels (machines, engrais minéraux, produits phytosanitaires etc.) aux effets environnementaux délétères. En revanche, l’agroécologie, basée sur l’adaptation des pratiques à l’environnement – et non de l’environnement aux pratiques – constitue une alternative sérieuse. Ces pratiques se basent en effet sur l’autoproduction d’une partie des moyens de travail, mais aussi par davantage de temps d’observation des conditions du milieu. Il s’agit de rompre avec des décennies de substitution de travail vivant par du travail mort engendrant la flambée des consommations de capital et des coûts de production.
De tels objectifs nécessitent de sécuriser des investissements pensés sur le temps long. Pourtant, la garantie de ces derniers peut sembler compromise, tant les prix agricoles sont volatiles par nature. Cela s’explique notamment par une relative inélasticité de la demande, ainsi que par des difficultés à anticiper l’offre et la demande du fait d’un décalage manifeste entre le temps de la production et celui de la consommation [3]. De même, l’intégration croissante de l’agriculture aux marchés mondiaux place les producteurs dans un état de grande vulnérabilité. Celle-ci découle notamment de décennies de libéralisation des politiques agricoles, avec, depuis les années 1980, le détricotage de prix garantis au profit d’aides au revenu déconnectées des volumes produits. Enfin, par la renationalisation partielle de la PAC et la multiplication des traités de libre-échange, la mise en concurrence européenne et internationale des producteurs engendre une baisse du prix des denrées agricoles et un nivellement par le bas des normes sociales et environnementales.
On l’aura compris, l’agroécologie ne verra jamais le jour dans un contexte aussi incertain. C’est en ce sens, qu’à l’échelle communautaire, l’intervention publique sur la formation des prix offrirait un précieux filet de sécurité. Un prix plancher – soit un prix minimum en-dessous duquel l’agriculteur ne pourrait pas être payé – serait garanti par l’Etat. Ce dernier composerait avec un prix d’objectif, soit un prix couvrant les coûts de production et rémunérant dignement le producteur, élaboré au sein de conférences permanentes territoriales associant l’ensemble des acteurs de l’agriculture et de l’alimentation. Le coefficient multiplicateur (taux de revente maximum) serait étendu à toutes les productions pour contenir les marges commerciales et acter un tout autre partage de la valeur ajoutée agroalimentaire. Enfin, un prix plafond permettrait de limiter le prix d’achat pour le consommateur.
Assurer et anticiper les risques
Le déploiement massif de l’agroécologie nécessitera d’autres instruments d’intervention, notamment pour assurer et anticiper les risques, puisque le dérèglement climatique occasionnera d’importants préjudices. Dans la moitié sud de l’Europe, le réchauffement climatique affectera les rendements du fait de l’augmentation des températures, du nombre de jours de sol sec et d’une réduction de la pluviométrie. De même, les inondations et les pluies violentes ne feront que renforcer les risques de crues et d’inondation. À cela se rajoutent les effets de l’érosion et de la salinité liés au recul du trait de côte. Au regard de l’occurrence de ces risques et des coûts astronomiques nécessaires à leur indemnisation, le marché de l’assurance privée s’avèrera inefficace. De fait, une partie du budget de la PAC devrait être allouée au financement de dispositifs assurantiels publics.
Il convient également de réfléchir simultanément à la manière d’atténuer ces risques en anticipant ces derniers. Tel serait l’esprit d’un Régime public d’assurance et de gestion des risques [4]. Au-delà de la seule indemnisation des préjudices, cette politique, déployée là-encore à l’échelon communautaire, permettrait de financer des mesures de transition des pratiques agricoles vers davantage de résilience. Le soutien à la polyculture-élevage permettrait par exemple de réintroduire des animaux dans des régions céréalières peu à peu vidées de leurs cheptels et, dans le même temps, de réfléchir au développement de cultures fourragères permettant d’assurer l’autonomie alimentaire des cheptels. Cette politique de « déspécialisation régionale » se traduirait par des assolements et des rotations plus diversifiés, limitant la pression des adventices, ravageurs et pathogènes augmentée par les effets du dérèglement climatique.
Former les professionnels de l’agriculture a l’agroécologie
La mise en œuvre de pratiques plus respectueuses de l’humain, de la nature et des animaux d’élevage est indissociablement liée à un investissement massif dans la formation initiale et continue des agriculteurs. A cet effet, des moyens supplémentaires doivent être alloués à l’enseignement agricole public, du secondaire au supérieur. La transformation agroécologique demandera toute une palette de métiers, en premier lieu des centaines de milliers d’agriculteurs supplémentaires à l’échelle de l’Union européenne, mais aussi des techniciens, des ingénieurs ou encore des chercheurs. De nouveaux établissements devraient être ouverts tout en octroyant des moyens supplémentaires aux sites actuels, quitte à remettre en cause des financements aujourd’hui fléchés vers l’enseignement agricole privé. Parmi les investissements nouveaux, la formation initiale des professionnels de l’agriculteurs gagnerait à profiter davantage des apports de la recherche agronomique publique, notamment en matière d’agroécologie ou de compréhension holiste des blocages sociotechniques compromettant la nécessaire transformation de notre agriculture. Enfin, les coopérations pédagogiques entre pays membres devraient être renforcées afin de permettre des échanges scolaires et des partages d’expérience.
Cette formation initiale doit s’accompagner d’une formation continue tout au long de la carrière des travailleurs de la terre. Ce droit à la formation passerait notamment par la mise en réseau des agriculteurs au sein de collectifs chargés d’expérimenter en commun ou de comparer mutuellement ses résultats techniques et économiques. Cette mise en réseau permettrait de développer l’apprentissage entre pairs, mais aussi l’exercice de facultés réflexives et l’adoption d’un regard critique sur ses pratiques. Il nous semble que l’agriculture « intelligente » réside davantage dans ces dispositifs sociaux que dans l’acquisition d’une batterie d’objets connectés, contribuant à déposséder encore un peu plus l’agriculteur du produit de son travail.
Ces développements démontrent que la transformation agroécologique de notre agriculture passera par une analyse politique systémique, articulant en permanence les objectifs avec leurs conditions de réalisation, que celles-ci soient économiques, sociales, techniques ou encore juridiques. En reposant sur un cadre déconnecté de la logique du capital, l’agroécologie s’inscrit pleinement dans une perspective de mise en commun des ressources et des énergies. De fait, l’agroécologie ne peut être cantonnée à un débat d’agronomes. Il s’agit véritablement d’un horizon progressiste pour nourrir la population tout en rémunérant dignement le producteur sans entraver la reproduction des ressources naturelles.
Références :
[1] Chatellier, V., Detang-Dessendre, C., Dupraz, P. Guyomard, H. 2021. « Revenus agricoles, aides directes et future PAC : focus sur les exploitations françaises de ruminants et de grandes cultures », INRAE Productions animales. 34. 3. 173-190.
[2] Dubrulle, J. 2023. « Des prix plutôt que des primes : pour une politique agricole progressiste ». Economie&Politique. 828-829. 40-42.
[3] Boussard, J.-M. 2017. Les prix agricoles. Nouveau dialogue sur le commerce des bleds. Ed. L’Harmattan. Coll. « L’esprit économique ». Paris. 194 p.
[4] Brugerolles, J. 2023. « Changement climatique est aléas naturels : quelle gestion des risques ? », Progressistes. 39. 25-27.