Évelyne Ternant
La politique industrielle n’est plus tabou en Europe… mais elle est plus que jamais au service du capital ! La liste « Gauche unie pour le monde du travail » conduite par Léon Deffontaines propose un chemin pour l’en libérer.
Le tabou de la politique industrielle dans l’Union Européenne (UE)
Pendant longtemps, la « politique industrielle » a été un sujet tabou en Europe : la politique de la concurrence était censée assurer tout à la fois l’innovation, la bonne utilisation des capitaux, et la meilleure réponse aux besoins. Mais la dure réalité des faits a contraint les dirigeants européens à reconsidérer leur position, en dépit de leur intransigeance néolibérale : les chocs successifs, celui de la pandémie, puis de la guerre économique États Unis-Chine, et enfin de la guerre militaire en Ukraine ont révélé la fragilité industrielle de l’Europe, entre dépendance des approvisionnements extérieurs pour des intrants essentiels et décrochage industriel par rapport à la Chine et aux États Unis. De plus, la fracture géographique entre le Nord et l’Est de l’Europe, qui concentrent les activités industrielles, et les pays européens du Sud frappés par une désindustrialisation violente, n’a fait que s’amplifier et avec elle, les divergences d’intérêts au sein de l’espace européen.
De nouvelles attitudes face à l’affaiblissement industriel
Les inflexions de l’UE sur la politique industrielle se sont produites à partir de 2020 en plusieurs étapes :
1- il y a d’abord eu, après que la Commission Européenne eut été critiquée sur son refus de la fusion Alstom-Siemens au nom de l’« abus de position dominante », l’autorisation d’alliances entre entreprises industrielles sur des projets labellisés « Projet Important d’Intérêt Européen » (PIIEC), parce qu’ils concernent des domaines stratégiques à forte dépendance extérieure, tels la micro-électronique ou l’hydrogène.
2- Il y a ensuite, en décembre 2020, en réponse aux ruptures d’approvisionnement consécutives au confinement, l’accord entre les États européens sur un plan de relance, inédit par son montant (près de 5 fois le budget européen), financé en partie par un emprunt européen mutualisé, baptisé « Next Generation EU » et destiné à rendre « l’Europe de l’après Covid plus verte, plus numérique, plus résiliente et mieux adaptée aux défis actuels et venir » !
3- Enfin, quatre années après le plan climat européen qui, en vue de la neutralité carbone en 2050, a fait de la baisse de 55 % des émissions nettes de gaz à effet de serre d’ici 2035 par rapport à 1990 un objectif contraint, la Commission propose en février 2023 un ensemble législatif dédié à une industrie à zéro émission. Il faut dire qu’une des bizarreries du plan climat de 2019 était l’absence totale de référence à l’industrie, comme si l’éloignement des sources d’approvisionnement, les transports de produits sur des milliers de kilomètres induits par les décisions de localisation industrielle n’avaient aucun impact écologique ! Plus que cette évidence, c’est le choc du plan américain d’aide massive à l’« industrie verte » de l’administration américaine de Biden, l’Inflation Reduction Act (IRA), qui a éveillé chez les dirigeants européens, même les plus libéraux, la crainte d’une attraction irrépressible des capitaux européens vers l’industrie américaine et d’une accélération du décrochage industriel européen. Le changement le plus important concerne les aides publiques directes aux entreprises, que la Commission européenne se faisait un devoir de limiter, surveiller comme le lait sur le feu, et sanctionner le cas échéant : désormais, c’est « open bar » pour le financement des États sur les énergies renouvelables dont la technologie n’est pas mature, telles l’hydrogène. Pour les biens d’équipement stratégiques dont la production européenne est insuffisante, les États sont autorisés à aligner leur subventions sur celles des États extérieurs à l’UE , par suivisme de l’ IRA : une aubaine pour les multinationales qui peuvent mettre leurs implantations aux enchères mondiales à la subvention. Il y a donc, comme dans l’agriculture avec la récente réforme de la PAC, une« renationalisation » des aides directes pour l’industrie, une reconquête de « souveraineté nationale » en quelque sorte, dont on aurait tort de se réjouir !
Le changement dans la continuité néolibérale
Ces actes européens récents posés au nom de la nécessité d’une politique industrielle peuvent-ils faire émerger une base industrielle cohérente et solidaire pour faire face aux défis sociaux et écologiques ? Le cadre dans lequel se déploient cette nouvelle politique et ses critères d’application ne laissent hélas aucune illusion :
1– l’emploi ne fait pas partie des objectifs de ces plans. Priorité absolue à l’investissement, critère capitaliste par excellence, et aux « contre -réformes » du marché du travail et de la protection sociale, comme dans le plan Next Generation EU, qui conditionne le déblocage à la conduite de ces politiques structurelles de régression sociale.
2-Le financement des plans accroît la dépendance à l’égard des marchés financiers, au lieu de s’en émanciper, qu’il soit mutualisé à l’échelle européenne, tel celui de Next Generation EU, ou qu’il s’agisse de financements nationaux, puisque les États sont contraints de financer leurs déficits auprès des marchés financiers. Or, la renationalisation des aides attise les concurrences entre les États européens, dans une course à l’échalotte pour attirer les implantations. Cela ne peut que renforcer les inégalités territoriales entre les États riches, qui peuvent «arroser » avec largesse, ou ceux qui jouent sur le dumping social et fiscal… et les autres : la dynamique de fragmentation entre l’Europe qui concentre l’industrie et celle qui se désindustrialise ne peut que s’accélérer. Les exemples se multiplient : ainsi, la firme américaine Intel, productrice de semi-conducteurs, s’installe en Allemagne, moyennant l’exigence d’une énorme subvention de 9,9 milliards et… en Pologne, pour bénéficier de l’avantage comparatif sur le coût du travail. On constate au passage que la prétendue « autonomie stratégique » recherchée dans la nouvelle politique industrielle est en fait placée sous dépendance américaine, qu’il s’agisse des capitaux et de la domination du dollar, de l’énergie ou des choix géopolitiques.
4- Il n’y a pas de planification cohérente de filière, qui s’organiserait à partir des projets locaux et nationaux, définis démocratiquement, avec l’objectif d’un rééquilibrage industriel entre les pays. Au contraire, les financements sont accordés sur les «niches » décidées par les grandes entreprises, avec leurs critères capitalistes de rentabilité, ce qui n’évitera ni les doublons concurrentiels, ni la persistance de pénuries. On peut citer le cas des gigafactories de batteries électriques qui certes créent des emplois, mais représentent une faible valeur ajoutée puisque ce sont des usines d’assemblages de pièces importées.
Pour une politique industrielle à hauteur des défis économique et climatique
Il ne peut y avoir de politique européenne de reconquête industrielle qui réponde à la crise sociale et écologique sans affrontements à deux enjeux majeurs : la toute-puissance des multinationales et la dictature des marchés financiers.
1- Pour mordre sur le pouvoir des multinationales, il faut mener l’assaut par plusieurs côtés :
– en premier lieu, sur les droits de salariés, pour lesquels l’obtention de pouvoirs décisionnels des comités d’entreprise européens est un combat majeur, qui suppose des droits suspensifs sur les décisions de délocalisation, et la possibilité de faire des contre-propositions, avec droit de saisine des institutions financières, en particulier la Banque Européenne d’investissement et les Fonds européens spécifiques ;
– le deuxième levier est celui des aides publiques, qui doivent être conditionnées strictement à des objectifs d’emploi, de formation, et de transformation écologique, avec un suivi associant les salariés et des sanctions en cas de non-respect des engagements. Tout le contraire de ce qui se passe aujourd’hui, par exemple avec le programme sectoriel d’hydrogène Hy2tech, qui finance par exemple les constructeurs automobiles sans le moindre engagement de localisation des futures activités industrielles ;
– le troisième levier est la remise en cause du libre-échange, ce rouleau compresseur des normes sociales et environnementales, non pas pour s’engager dans un protectionnisme nationaliste, mais pour édifier des protections coopératives. Il s’agit de réguler les échanges grâce à des traités de maîtrise du commerce international, adossés à des coopérations à but partagé, qui tirent vers le haut l’ensemble des normes.
2-Il est impératif d’émanciper les financements des marchés financiers et de la pression qu’ils exercent sur les politiques publiques et les gestions des entreprises. Une reconquête industrielle en phase avec les besoins de la société devrait être pilotée par l’aval, c’est-à-dire par les demandes des grands services utilisateurs des transports, de l’énergie, de l’eau ou de la santé. La France doit ses succès industriels passés à ce type de coopération, par exemple entre la SNCF et Alstom, pour le TGV. Or, l’UE organise la chasse aux services publics avec l’ouverture à la concurrence et la chape de plomb des politiques d’austérité. Mais deux mesures applicables immédiatement, si le rapport de force social et politique parvenait à l’imposer, pourraient desserrer l’étau des marchés financiers :
– la création d’un fonds européen pour le développement social, écologique et solidaire dédié aux services publics, à gouvernance démocratique, finançable par la BCE dans le cadre des traités actuels ;
– la sélectivité des financements que la BCE accorde aux banques, qui les incite à changer à leur tour leur politique de crédit, pour la détourner des opérations financières et spéculatives juteuses et la diriger vers les activités sociales et écologiques utiles, créatrices d’emplois.
Le souverainisme sème l’illusion d’une autonomie industrielle nationale. Le fédéralisme conduit à une concentration des pouvoirs et à une tutelle renforcée du capital, de ses exigences et de ses lobbies. Contrairement à certaines visions écologistes simplistes, la désindustrialisation n’est pas une bonne nouvelle pour la décarbonation de l’économie. Pour développer une nouvelle industrialisation en Europe, au service de l’emploi et de l’écologie, on ne peut imaginer ni construire un chemin sans mesures concrètes se confrontant à la logique du capital et sans mobilisations sociales puissantes. C’est la voix singulière et unique à gauche proposée par la liste conduite par Léon Deffontaines.