Alain Tournebise
S’il est un constat sur lequel il n’est plus utile de s’étendre, c’est bien que la libéralisation du secteur de l’énergie européen est un échec patent, du moins pour les peuples de l’Union.
Pourtant, les objectifs affichés laissaient entrevoir un avenir radieux. « Le marché intérieur de l’électricité… a pour finalité d’offrir une réelle liberté de choix à tous les consommateurs de l’Union européenne… de manière à réaliser des progrès en matière d’efficacité, de compétitivité des prix et de niveau de service et à favoriser la sécurité d’approvisionnement ainsi que le développement durable ». (2) Examinons ces objectifs dans le détail.
Les ravages de la religion du « marché »
Pour ce qui est de la compétitivité des prix, la crise actuelle, avec ses augmentations faramineuses, suffirait à démentir les promesses de la libéralisation. La Commission tente bien de mettre cette crise énergétique au compte de la guerre en Ukraine. Mais en réalité, l’agression de Poutine contre l’Ukraine n’a eu qu’un impact tout relatif en privant l’Europe de son approvisionnement en gaz russe qui ne représentait qu’environ 10 % de ses importations destinées à la production d’électricité.
Ce qui a généré l’envolée des prix de l’électricité, c’est le mécanisme du marché lui-même, fondé sur le coût marginal, c’est-à-dire sur le coût de production de la dernière centrale à mettre en route pour couvrir la demande, le plus souvent une centrale à gaz. Et c’est aussi l’aboutissement des dysfonctionnements d’un marché qui, loin d’avoir introduit une « saine » concurrence, n’a fait que multiplier les opérateurs parasitaires, et réduit les échanges à des contrats à court terme volatiles voire erratiques.
L ’augmentation des prix, la dégradation du service, l’insuffisance des investissements en moyens de production d’électricité adaptés avaient commencé bien avant 2022 et sont la conséquence directe des règles de fonctionnement introduites par les directives de libéralisation.
En matière de sécurité d’approvisionnement et de développement durable, le constat est aussi accablant. Le marché a substitué à la nécessaire planification à long terme des processus de décision à courte vue fondés sur l’avidité. C’est le fameux « signal prix ». Des prix élevés devraient inciter les opérateurs à investir pour réaliser plus de profit et par là même à mieux satisfaire la demande. Hélas, même la Commission est obligée de reconnaître que ça ne marche pas : « L’extrême volatilité des prix et les interventions d’urgence à court terme peuvent compromettre les signaux d’investissement et l’appétit pour les investissements futurs, ce qui peut mettre en péril la réalisation des objectifs de décarbonation de l’UE »peut-on lire, en anglais, dans le document de travail élaboré pour présenter ses propositions de « réforme » du marché de l’électricité.
Quelles sont ces propositions ?
Changer la politique de concurrence… pour que rien ne change
Fondamentalement, la Commission ne propose que des changements qui restent strictement dans une logique de marché sans s’attaquer aux causes profondes.
De plus, elle a choisi de les imposer par règlement en ne laissant aucune latitude aux États membres, ce qui aurait été le cas si elle avait choisi de publier une nouvelle directive comme l’imposait le sujet. Mais cela lui évite d’ouvrir la boîte de Pandore.
Concernant le marché à court terme, celui qui fixe réellement les prix de l’électricité, il est urgent de ne rien faire. La Commission ne propose donc aucun changement fondamental, si ce n’est quelques mesures techniques.
Les prix de l’électricité deviennent trop élevés ? Qu’à cela ne tienne, il suffit de s’en passer. La Commission propose donc de développer les solutions d’écrêtement, de flexibilité et de tarification en temps réel. Enfin, elle propose aussi un renforcement des mesures de surveillance pour sanctionner les manipulations. Car si le marché est parfait, les acteurs du marché ne le sont pas.
En fait, on est passé de « réformer en profondeur le marché de l’électricité », tel qu’annoncé par la présidente de la Commission, à « protéger le consommateur contre la volatilité des prix ». On ne vise plus à résoudre les errements du marché, mais seulement à en atténuer les effets négatifs. Et pour cela, la Commission propose… de nouveaux mécanismes de marché et de nouveaux soutiens publics aux profits privés
Pour inciter les investisseurs, elle propose de développer les « Contrats pour différence » par lesquels les États garantissent (sur fonds publics) aux investisseurs un prix minimal de rachat de l’électricité même quand le prix de marché est inférieur au prix de revient.
Elle promeut aussi des « accords d’achat d’électricité » par lesquels un acheteur pourrait passer des contrats d’achat à long terme directement avec des producteurs. Ce type de contrat est très dangereux pour les consommateurs , car il profiterait surtout aux gros consommateurs en leur permettant d’ accaparer sur longue période les productions les moins chères, laissant ainsi aux petits consommateurs les production les plus chères. La Commission vise donc d’abord à préserver la compétitivité des entreprises plutôt que le pouvoir d’achat des ménages.
Et il s’agit enfin de développer les marchés à terme, c’est-à-dire des marchés où les acheteurs et les vendeurs peuvent signer des contrats à un prix convenu pour livraison ultérieure, de quelques mois à quelques années. Ce genre de marché est supposé permettre aux acteurs de « couvrir leur exposition aux prix à long terme et réduire la dépendance à l’égard des prix à court terme ». En réalité, il n’en est rien puisque le moment venu, c’est le prix du marché à court terme qui déterminera le coût réel de la transaction. Ainsi, un producteur qui s’est engagé à vendre à 100 pourrait être obligé de produire à 120 , ou au contraire, un acheteur serait tenu d’acheter à 100 alors qu’au jour venu, le prix de marché n’est que de 80. Face à ce risque, les acteurs sont obligés de s’assurer (se couvrir) avec d’autres produits financiers à terme spéculatifs qui ajoutent des coûts et des risques.
Mais outre les dysfonctionnements du marché, c’est la politique énergétique européenne que tente d’imposer la Commission qui constitue le risque le plus grand pour les peuples européens, car elle pourrait mettre en cause la capacité même du système électrique européen à couvrir les besoins d’électricité de l’Union avant même 2030.
Le traité de Lisbonne (2007) a conféré une compétence explicite à l’Union européenne dans le domaine de l’énergie, à la majorité qualifiée. La Commission s’en est emparée en proposant plusieurs directives (RED 1,2 et 3) tentant d’imposer le développement des énergies renouvelables comme politique unique de l’Union Européenne et écartant délibérément tout recours à l’énergie nucléaire.
Cette politique énergétique presque exclusivement centrée sur le développement des énergies renouvelables constitue un véritable danger pour la sécurité d’approvisionnement de l’Europe, car il est illusoire d’imaginer un système électrique fiable avec les seules énergies intermittentes.
La politique énergétique reste la prérogative des États
Les États membres, et notamment la France, ne manquent pas de moyens politiques et juridiques pour mettre un terme aux velléités hégémoniques de la Commission. Ces moyens sont de nature différente selon qu’il s’agisse de politique énergétique ou de fonctionnement du marché.
S’agissant de la politique énergétique, la lettre du traité de Lisbonne fait de l’énergie non pas une compétence exclusive de l’Union européenne, comme c’est le cas dans la concurrence, mais une compétence partagée entre l’Union et les États membres
Autrement dit, si le fonctionnement du marché relève de la seule compétence de l’Union, donc de la Commission, il n’en est pas de même s’agissant de politique énergétique dans laquelle les choix, in fine, restent la prérogative des États.
Les velléités de la Commission d’uniformiser la politique énergétique européenne sur les choix allemands se heurte donc à la réalité des prérogatives limitées que lui confère les traités UE.
Elles se heurtent aussi à l’existence d’un autre traité, le traité Euratom signé lui aussi à Rome en 1957 et dont La Cour de Justice de l’Union européenne a rappelé en 2020 qu’il avait la même valeur juridique que les autres traités et que sa mission était la création d’une puissante industrie nucléaire.
La Commission, qui est pourtant la gardienne des traités, a curieusement « oublié » ses obligations au titre du traité Euratom. Pire, en essayant d’exclure l’énergie nucléaire des financements des énergies « vertes » elle s’oppose frontalement à la lettre de ce traité qui fixe comme objectif, dans son article 2, de« faciliter les investissements ».
En matière de politique énergétique, la France a donc tous les moyens juridiques et politiques, à condition de ne pas y renoncer, de développer sa propre politique et de construire son mix énergétique comme elle l’entend. Dans le domaine de la politique énergétique au moins, les traités permettent « une Europe à géométrie choisie, respectant les choix souverains des peuples et des nations » comme nous le proposons dans notre texte de congrès.
En revanche, dans le domaine du marché, la position juridique de la Commission est plus solide, puisque le traité UE lui confère une compétence directe et exclusive dans la mise en œuvre du marché intérieur.
Imposer la mise en place d’un pôle public de l’énergie
Sortir du marché européen de l’électricité et du gaz pose donc un problème plus difficile qui nécessitera a minima de renégocier les directives de libéralisation et leur règlements dérivés.
Au demeurant, il faut être clair : sortir du marché européen ne signifie pas sortir des échanges intra européens, mais sortir ces échanges des mécanismes de marché pour les rétablir sur la base de coopérations entre opérateurs nationaux, comme c’était le cas avant la libéralisation.
C’est pourquoi nous proposons que l’ensemble du secteur de l’énergie soit réorganisé dans un pôle public de l’énergie qui regroupera l’ensemble des grandes entreprises publiques et privées, dont Total Energies, des centres de recherche dont le CEA et un puissant service public de l’énergie, organisé autour d’EDF et Engie renationalisées. Ses missions principales seront celles qui, aujourd’hui, sont éparpillées entre le ministère en charge de l’énergie, la CRE, l’ADEME, RTE ou GRTGaz à savoir : une planification de la recherche et des investissements non plus technocratique mais démocratique, la gestion optimale du système électrique, l’établissement, la publication et le contrôle de l’application de tarifs réglementés reflétant les coûts et les besoins d’investissement des producteurs des transporteurs et des distributeurs. La fonction de fournisseurs, c’est-à-dire d’intermédiaires de commercialisation sera supprimée.
Évidemment, une telle structure est peu compatible avec les règles européennes établies depuis vingt ans. Il faudra donc, pour l’imposer, entamer une renégociation des directives de libéralisation et de leurs règlements dérivés. Là encore, nous disposons de points d’appui pour renégocier ces directives sans nécessairement sortir des traités. Ces derniers, même s’ils sont d’essence libérale, prévoient de nombreuses exceptions à la concurrence ou aux restrictions d’importations, notamment l’alinéa 3 de l’article 101 du TFUE qui autorise les coopérations entre entreprises au lieu de la concurrence, l’alinéa 2 de l’article 106 qui exempte les services d’intérêt général des règles de concurrence si celles-ci les empêche d’accomplir leur mission et l’article 36 qui rend possible les restrictions aux échanges justifiées par des raisons de moralité publique, d’ordre public, de sécurité publique.
Et la période a rarement été aussi propice à exiger une telle renégociation, avec la crise énergétique actuelle qui a révélé au grand jour les carences profondes du marché et les effets dévastateurs de la multiplication et de l’émiettement des acteurs, le plus souvent privés, du secteur. Elle a montré aussi que, en cas de nécessité, la Commission n’hésitait pas à fouler aux pieds ses propres principes, en autorisant aides d’États et distorsions de concurrence
Pour parvenir à une réforme réelle du secteur de l’énergie revenant à une mission de service public, il faudra convaincre ou contraindre les États membres à s’engager dans cette direction et pour cela construire un rapport de forces populaire fondé sur des bases claires et partagées avec tous ceux, et ils sont nombreux en Europe, qui veulent en finir avec la libéralisation.